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18 août 2022 4 18 /08 /août /2022 05:34

Je reprends ici de très larges extraits d'une "apologie de Paul McCartney, pour ses quatre-vingts ans" par Pierre Tevanian.

 

Paul McCartney, actuellement en tournée, a quatre-vingts ans, et mille cordes à son arc. Vocales notamment, on l’oublie souvent, parce qu’on pense d’abord à l’immense mélodiste, compositeur de dizaines de standards repris par les plus grands interprètes, quand il ne fait pas don de ses compositions directement – à sa compagne Linda (The white coated man), à son frère Mike McGear (Simply love you), à son pote Ringo Starr (la plus belle de toute sa carrière : Six o’clock), à Badfinger (Come and get it), à Mary Hopkin (Goodbye), à Peggy Lee (Let’s love), à Rod Stewart (Mine for me), aux Everly Brothers (Wings of a nightingale), à Johnny Cash (New moon over Jamaica), à Michael Jackson (The girl is mine), à Kanye West (Only One), à Rihanna (Four Five Seconds) et à quelques autres. Il est aussi un grand bassiste, un grand producteur et arrangeur, un grand auteur de lyrics, un grand showman (l’auteur de ces lignes a eu la chance de le voir à Paris en 2015 et en 2018) et une « personnalité » sympathique, reconnue mondialement et de longue date par le public, pour un peu toutes ces qualités – mais longtemps sous-estimée par la presse musicale et, aujourd’hui encore, prise de haut par certains grands esprits. Pour un anniversaire qu’on souhaite joyeux, les lignes qui suivent se proposent de revenir aux sources d’une œuvre immense, avant de s’attarder sur quelques malentendus touchant l’homme et l’artiste, pour finalement tenter d’extraire quelques éléments de réponse à cette question : non pas « de quoi Paul McCartney est-il le nom ? », mais plutôt « de quoi devons-nous le remercier ? ». Ce qui nous obligera, on va le voir, à balayer – ou a minima retravailler – plusieurs clichés bêtes et méchants qui l’opposent toujours à son premier compagnon d’armes, John Lennon, presque toujours pour minorer son génie propre.

 

« Ah ! ces Grecs, ils s’entendaient à vivre : pour cela il importe de rester bravement à la surface, de s’en tenir à l’épiderme, d’adorer l’apparence, de croire à la forme, aux sons, aux paroles, à tout l’Olympe de l’apparence ! Ces Grecs étaient superficiels — par profondeur ! » Friedrich Nietzsche

« Je crois qu’il y a quelque chose d’un peu mystique dans tout ça. Pourquoi ces combinaisons de vibrations nous affectent-elles tant ? Je ne peux pas écouter God only knows des Beach Boys sans être bouleversé. Qu’est-ce qui peut bien me toucher là-dedans ? Les paroles ? Les changements d’accords ? Je n’en sais rien, mais j’aime ce côté inexplicable et légèrement mystique. C’est ce qui me plaît dans la musique, et quand on me demande si je n’en ai pas marre de continuer, je réponds non, car j’aime vraiment cette idée. » Paul McCartney.

 

« Well she was just seventeen, you know what I mean, and the way she moved was way beyond compare ». L’homme qui écrit et chante ces mots n’est pas un vieux dégueulasse mais un gamin lui-même âgé d’à peine vingt ans, s’adressant à ses semblables. Cela figure en ouverture de « Please Please Me », le premier album des Beatles, paru le 22 mars 1963 – et c’en est sans doute le sommet. L’inspirateur évident de ce premier chef-d’oeuvre est le grand maître en songwriting de l’époque, un dénommé Chuck Berry, aussi bien pour la musique que pour ces paroles qui vont à l’essentiel, en mêlant inquiétude, jubilation et espièglerie – des moods que le Paulo visitera et revisitera sans cesse pendant les six décennies qui vont suivre. Cela s’appelle, bien entendu, I saw her standing there, c’est signé Lennon-McCartney (comme tout ou presque de ce que vont chanter les Beatles pendant encore huit ans – à l’exception de quelques reprises et de quelques titres signés Harrison ou Starkey), mais paroles, musique et chant sont de Paul tout seul.

 

Quelques mois plus tard sort un second album, intitulé « With the Beatles », où Paul signe et chante un second chef-d’oeuvre, ultra-mélodique, lyrique et délicat, avec un fond mélancolique, dans une veine plus Buddy Holly, son autre grande influence pour ce qui est de l’écriture – à laquelle il faut enfin ajouter, pour les moments de furie dionysiaque, l’immortel Little Richard. Avec toujours le même sens de l’entrée en matière imparable : « Close your eyes and I’ll kiss you, tomorrow I’ll miss you ». Cela s’appelle All my loving, et c’est l’un des possibles actes de naissance de ce que l’on nomme la pop. Bob Dylan, quatre décennies plus tard, trouvera les mots pour décrire ce que toutes et tous nous ressentons et apprécions dans cette chanson, et dans toute l’œuvre de Paul McCartney :

 

« Je suis en admiration devant McCartney. Il est à peu près le seul qui m’impressionne. Il peut tout faire. Et il n’a jamais lâché. Il a le don pour la mélodie, il a le don pour le rythme, il peut jouer de n’importe quel instrument. Il peut crier et hurler aussi bien que n’importe qui, il peut chanter une ballade aussi bien que n’importe qui. Et ses mélodies sont “évidentes”, “faciles” [effortless], c’est ce qui force l’admiration ».

 

« Tout ce qui sort de sa bouche est tenu, enveloppé, “façonné” dans de la mélodie. » [framed in melody]

 

L’année suivante le tempo se ralentit sur une troisième merveille, intitulée And I love her, qui deviendra un véritable standard – repris splendidement par Julie London, Bobby Womack et Brad Mehldau, entre autres, sans que jamais toutefois soit égalée l’intensité et la ferveur du chant de Paul, et la splendeur simplissime de la guitare de George qui l’accompagne. Sur le même album, intitulé « A Hard Day’s Night », Paul signe un autre chef-d’oeuvre, moins connu : Things we said today. Toujours mélancolique, il repose la fameuse question de Carole King, des Shirelles et de nous tous : m’aimeras-tu encore demain ? Les grandes chansons servent sans doute un peu à cela : répondre aux questions sans réponse.

 

Avec « Help ! » et surtout « Rubber Soul » qui sortent l’année suivante, en 1965, Paul commence à s’imposer, presque à égalité avec John Lennon, qui jusque-là composait nettement plus de titres. John chante alors Help ! et Paul Yesterday : l’un hurle et appelle à l’aide, l’autre murmure sur fond de guitare acoustique et de quatuor à cordes (un extraordinaire arrangement de George Martin), mais les deux bouleversent autant, et surtout expriment exactement la même chose : ils n’y arrivent plus. Quelque chose s’est cassé. La joie, la force, l’insouciance, l’indépendance qu’ils avaient hier encore, ils ne l’ont plus. John demande « aidez-moi à poser mes pieds par terre » (« help me get my feet back on the ground »), Paul confie qu’il n’est même plus « la moitié » de l’homme qu’il était (« I’m not half the man I used to be »), et c’est poignant. Il n’a alors que vingt-deux ans et ne comprend pas bien d’où lui vient cette inspiration mélancolique, et qui est cette femme qui « a dû partir » sans qu’il sache « pourquoi », parce qu’« elle ne l’a pas dit ». Il mettra des années à admettre que ce départ qui divise en deux l’histoire, et dans le même temps son être et sa puissance, est sûrement celui de sa mère, foudroyée en quelques semaines par un cancer alors qu’il n’avait que quatorze ans.

 

Sur le même album se trouvent deux autres joyaux, moins connus. D’abord le teigneux The night before, son Hard day’s night à lui, avec ses géniales harmonies vocales inspirées des géniaux Everly Brothers – leur dernière grosse influence, durant ces premières années, avec la guitare d’Hank Marvin des Shadows. Ensuite une extraordinaire miniature ultra-mélodique comme Paul en a le secret : I’ve just seen a face. L’épiphanie amoureuse en deux minutes – une ballade sentimentale jouée en accéléré. Les Ramones avant l’heure, en somme – qui choisiront d’ailleurs leur nom en hommage à Paul McCartney (lequel avait pris pour habitude de signer « Paul Ramon » dans les hôtels, pour passer incognito). Joey Ramone ne cachera jamais son amour éperdu des Beatles, et si l’on écoute bien sa musique, il fut l’un des plus évidents héritiers de Paul McCartney, là où par exemple Kurt Cobain fut héritier de Lennon.

 

Michelle, paru sur « Rubber Soul » quelques mois plus tard, fait partie de ces chansons qu’on ne présente plus, et qu’on n’écoute plus non plus d’ailleurs, ou plus beaucoup, parce qu’on croit en avoir fait le tour ou parce que, c’est bien connu (et ce n’est pas tout à fait faux), « les Beatles en ont fait tellement de meilleures ». Mais on a bien tort. Je ne regrette pas pour ma part d’avoir si longtemps pris l’habitude de ne plus l’écouter, puisque cela m’aura permis de la redécouvrir, et de ne plus la lâcher. Comme beaucoup de choses dans l’oeuvre de Paul McCartney, c’est faussement « léger », « superficiel », disons que ça ne paye pas de mine, et c’est par là que c’est ésotérique ! Car pour qui prend la peine d’écouter…

 

Paul signe aussi sur « Rubber Soul » l’ensorcelante trilogie You won’t see me – I’m looking through you – Wait, et l’extraordinaire Drive my car : du rock, du bon, du classique, presque un exercice de style, mais incroyablement malin – ce piano ! ces guitares ! cette citation espiègle de Satisfaction (sorti quelques semaines plus tôt) – et surtout incroyablement efficace, jouissif, sexy. Une histoire de voiture tout à fait métaphorique et érotique, où – détail intéressant – c’est la femme qui tient le volant, l’homme se contentant de s’intéresser vraiment à elle (« I asked a girl what she wanted to be ») puis de se soumettre à ses désirs (« I told that girl I could start right away »). Le fin mot de l’histoire est bien entendu qu’il n’y a pas de bagnole mais seulement du désir : « I got no car and it’s breaking my heart, but I’ve found a driver and that’s a start » – et à cette conclusion malicieuse à la Chuck Berry vient se surajouter une coda à la Little Richard – le fameux « Bip bip, bip bip, yeah ! », en falsetto, qui dit, bien mieux qu’un long discours, de quoi il retourne.

 

Pour les 80 ans de Paul McCartney (I)

Là où les choses se compliquent tout de même un peu, cela dit, c’est que, malgré quelques « rechutes », John Lennon s’est efforcé, à partir de sa rencontre avec Yoko, de « se brancher sur la paix » (selon ses propres mots), de combattre ses penchants bagarreurs, et de faire de son art une sorte de « publicité pour la douceur », « la paix » et « l’amour ». À quel point il y est arrivé, j’ai déjà essayé d’en parler dans un écrit antérieur.

 

Pour ce qui est de la « mondanité », s’il est vrai que, d’après tous les témoignages connus (celui de Pete Townshend par exemple, que je lisais il y a peu), Paul a été, dès les premières années des Beatles, le plus « affable » des quatre, et John le plus « caustique », le plus « provocateur », parfois le plus mufle, cela n’épuise pas la question – l’essence de la mondanité se situant moins dans l’affabilité que dans un certain « savoir-être-odieux ». John semble avoir goûté au moins autant que Paul aux joies de la mondanité – en particulier dans les parties de la jet set new-yorkaise, y compris pendant sa période militante (des soirées avec Jerry Rubin, Abbie Hoffman et Tariq Ali, ce n’est pas ce qu’on peut imaginer de moins « mondain » en termes d’engagement gauchiste). Paul, à la même époque, vit retiré dans sa ferme, avec sa femme et ses jeunes enfants – de cette « distance raisonnable » qu’il entend tenir avec le « beau monde », il tirera une fantastique chanson, sur « Band on the run » : Mrs Vandebilt. Et plus tard, revenant sur son rapport à la fois apaisé et distancié avec ce « beau monde » dont il n’est pas du tout issu, mais duquel son extraordinaire succès l’a plus ou moins rapproché, il confessera avec un joli sens de la formule : « les soirées des Vandebilt j’aime bien y aller, mais juste une fois ».

Le rapport respectif de John et Paul à la « bourgeoisie » me parait quant à lui assez similaire. On a beaucoup dit, à juste titre, que les Beatles étaient des prolos endimanchés, et les Rolling Stones des bourgeois encanaillés. J’ajouterais, dans le même ordre d’idées, que dans ce « monde du rock » où tant de mecs très ordinaires performent de toutes leurs forces l’excentricité et l’inquiétante étrangeté, Paul McCartney a passé sa vie, envers et contre tout (son génie extraordinaire, son succès et son ascension sociale sans pareille) à s’efforcer de rester ordinaire. Et qu’il y est parvenu, autant qu’il est possible quand on atteint son niveau de fortune. Dans son personnage, son ethos, son mode d’apparition publique, Paul a toujours exprimé et cultivé un attachement profond à la classe ouvrière dont il vient (plus encore que John, qui était, des quatre Beatles, celui qui était issu du milieu le plus « aisé » – même si tout est relatif). Dans de nombreux entretiens, Paul est souvent revenu sur sa socialisation, ce qu’il en a retenu, aimé, et qui continue d’inspirer son écriture : cette forme particulière de simplicité, de bonhomie, de dérision, de fatalisme et d’hédonisme – en des termes qui rejoignent souvent la description d’un autre transfuge de classe : le sociologue et historien de la littérature Richard Hoggart, auteur du célèbre The uses of literacy : aspects of working class life.

 

Si John ne fut pas moins « bourgeois » que Paul du point de vue social, ni avant le succès et l’ascension sociale, ni évidemment après, n’a-t-il pas en tout cas été plus « rebelle » que le débonnaire McCartney ? Ce dernier ne s’est-il pas contenté de gérer sa petite entreprise familiale nommée Wings, à l’heure où John, harcelé par le FBI, chantait et manifestait dans les rues de New York contre la guerre du Vietnam, pour la cause Irlandaise, pour Angela Davis, pour John Sinclair, pour le féminisme et tant d’autres causes ? Sans doute y a-t-il une part de vrai dans cette opposition, si toutefois on se concentre sur une courte période – entre 70 et 73, en gros. Mais après, John se retirera de l’arène politique, et sur la période précédente (62-70), Paul a manifesté ni plus ni moins que John son opposition à la guerre du Vietnam, ses sympathies pour la lutte des Noirs ou ses penchants libertaires – c’est lui par exemple qui, en 1966, fait scandale en déclarant très franchement que oui, il lui arrivait de consommer des drogues.

 

Plus récemment, en fait depuis l’assassinat de John, Paul s’est engagé activement contre les ventes d’armes. Puis sur l’écologie et l’anti-spécisme. À la fin des années 1980, on l’oublie souvent, il participait aussi à une marche contre la fermeture d’un hôpital public en Grande-Bretagne – il consacrera d’ailleurs le clip d’All My Trials à une aile d’hôpital fermée en raison de coupes budgétaires. Bref : Paul n’est pas aussi apolitique qu’il y parait. Et il l’est moins encore si l’on entre dans son monde esthétique, son mode d’expression euphémique, métaphorique, souvent indirect – nous allons y venir. Le volontarisme pacifiste de son sublime Pipes of peace n’est en tout cas pas moins « radical », et pas plus « sommaire », que celui de Give peace a chance ou All you need is love de Lennon – je trouve même une très grande force politique dans les passages sur les enfants, et notamment ce « help them to learn songs of joy instead of burn, baby burn ». Ebony and Ivory n’est pas plus « naïf » ou « gentillet qu’Imagine ou Happy X-mas / War is over. Et Give Ireland back to the irish n’est pas moins frontal, caustique et cinglant que The luck of the Irish de John, sur la même cause, les mêmes positions, le même mois de la même année (1972). Too many people enfin ne dit pas tellement autre chose que RevolutionSexy Sadie ou God de John. C’est le même message « dylanien » : « Don’t follow leaders » – Paul se permet juste d’aller au bout de la longue litanie de God, après « I don’t believe in Jesus, Kennedy, Elvis, Zimmerman » et « I don’t believe in Beatles », en ajoutant à mots couverts un espiègle « I don’t believe in Lennon ».

 

Il reste que Paul aura bel et bien été moins « rebelle » dans « l’attitude », qu’il aura commis « l’erreur », en 1971, de poser, dans sa ferme, son bébé sur les genoux, à l’heure où John, en treillis militaire, défilait dans les rues de New York avec la gauche radicale. Il est vrai surtout que Paul a rompu bien plus tôt que John avec l’imagerie de la rébellion, dont Joy Press et Simon Reynolds analysent très bien le fond masculiniste – dans leur indispensable ouvrage intitulé Sex Revolts, et sous-titré Rock’n’roll, genre et rebellion. C’est, il me semble, l’une des principales raisons – voire la principale – pour lesquelles la route a été si longue dans son cas, comme dans celui d’un Brian Wilson ou celui des Bee Gees, pour que la rock-critique passe du ricanement au respect puis à la juste mesure du génie. La raison fut, me semble-t-il, la même à chaque fois : ils avaient le génie mais pas « l’attitude ». Ils n’étaient pas « rebelles », entendez : ils n’arboraient pas une moue méprisante sur leurs pochettes d’album, ne défenestraient pas des téléviseurs dans des chambres d’hôtel de luxe, ne déclenchaient pas de bagarres dans les boites de nuit, et surtout ne crachaient pas leur mépris ou leur haine des femmes dans leurs chansons ou leurs interviews. C’est me semble-t-il pour n’avoir jamais joué ce jeu masculiniste que Paul fut si longtemps méprisé dans le monde merveilleux de la presse rock, comme « chanteur pour minettes », ou comme figure de « Papa » dévirilisé – celle-là même qui, comme le rappellent Joy Press et Simon Reynolds, sert de repoussoir pour la révolte « filiarcale » de James Dean dans La fureur de vivre.

 

Quant à savoir si Paul est la pop-star et John le rockeur, tout dépend évidemment de ce qu’on met sous ces différents mots. Les deux ont adoré le rock’n’roll, ont écouté puis repris, avec les Beatles et en solo, les mêmes artistes préférés (Elvis, Chuck Berry, Little Richard, Buddy Holly). Je pense l’avoir déjà signifié : les deux ont été capables, en hurlant du Little Richard ou en psalmodiant du Buddy Holly, d’égaler leurs maîtres et de franchir le mur du son. Paul reprenant Long tall Sally n’est pas moins sauvage que John reprenant Dizzy miss Lizzy, Paul éructant I’m down n’est pas moins renversant que John braillant Twist and shout. L’énergie folle du Paperback writer de Paul n’a rien à envier à celle du Daytripper de John. Et quand John, quelques années plus tard, invente le punk-rock avec Polythene Pam, et le grunge avec I’m so tired et Happiness is a warm gun, Paul invente le heavy metal avec le sidérant Helter skelter, et signe les rocks les plus carrés de la dernière période des Beatles : Lady MadonnaBirthdayBack in the USSRGet back – sans parler du déjanté Why don’t we do it in the road ?. Et pareillement après la séparation – il suffit d’écouter Monkberry moon delight en 1971, Hi hi hiJet ou Band on the run en 1973, Ballroom dancing en 1982 ou Figure of eight en 1989, If you wanna en 1997, I only got two hands en 2005, Only mama knows en 2007, Queenie eye en 2013, Come on to me en 2018, sans oublier les impressionnantes envolées bruitistes de Sing the changes, avec The Fireman : depuis cinq décennies, Paul continue de faire du très beau boucan.

 

Bref : les deux sont des rockeurs ! Et les deux ont été des stars. Tous deux en ont apprécié les avantages, en ont souffert parfois, et l’ont exprimé. Tous deux ont eu sans doute « des caprices de stars », mais à ce que je sais, là encore, c’est plutôt John qui semble avoir été plus loin en la matière. Il n’est pas faux enfin, pour revenir à la musique, que tout ce qu’on associe à « la pop », avec ou sans nuance péjorative, correspond un peu mieux à la production de Paul qu’à celle de John. Rien n’est plus faux en revanche – ou pas grand-chose ! – que l’image d’un Paul artisan, « faiseur » talentueux mais sans génie, prodigue en tubes « efficaces » mais pas foncièrement « originaux », faisant face à un John « artiste », produisant des choses plus singulières, plus « difficiles » mais aussi plus « précieuses ». Il me paraît évident d’abord que John, même au plus fort de sa période militante, a toujours aimé le succès – et recherché le tube ! Et qu’il a tout fait pour : Imagine et Happy X-Mas / War is over ne sont pas moins « commerciales » que le My love de McCartney – ou que ce splendide Another day épinglé par John dans How do you sleep ?. Et de même quelques années plus tard, en 1974, quand le Whatever gets you thru the night de John succède, au sommet des charts, au Band on the run de Paul. Et de même encore en 1980 quand John « répond » au succès de Coming up avec deux pop songs parfaites, et parfaitement calibrées, Starting over et Woman, qui feront elles aussi, sans surprise, des numéros 1.

 

Il me semble aussi que, quoi qu’ait pu dire John dans How do you sleep ? (cette fameuse punchline sur « le son que tu fais », qui ne sonnerait que comme de la « muzak »), Paul a été, d’un strict point de vue musical, beaucoup plus « artiste » que John, si l’on inclut dans l’idée d’artiste celles d’innovation, d’expérimentation et de « sortie de route ». Comme John il a produit ses œuvres « expérimentales » (notamment les trois – très bons – albums au sein du collectif « The Fireman »), et bien plus que John, il a été celui qui s’est ouvert – et a ouvert son art – à toutes les influences, du music-hall des années 30-40 à la musique classique contemporaine ou baroque, en passant par les musiques africaines et caraïbéennes, la country, le reggae, la soul, le funk, la disco, là où John – il ne s’en est jamais caché – est presque toujours resté, en tout cas après la parenthèse psychédélique sous l’égide de George Martin (et avec l’aide de Paul !), dans un cadre beaucoup plus strict : celui du blues, de la ballade doo-wop et du « bon vieux rock’n’roll ». John semble en somme avoir été, d’après ce que j’ai pu lire, moins éclectique et curieux dans ses goûts musicaux, moins curieux en tout cas de ce que ça pourrait donner une fois injecté dans sa propre musique. Et il est tout de même bon de le rappeler : Paul est pour beaucoup dans l’élaboration sonore de certaines compositions de John au sein des Beatles – je pense par exemple aux incroyables lignes de basse sur Come together ou Hey Bulldog, ou aux saisissants bruitages et effets spéciaux « psychédéliques » de Tomorrow never knows ou A day in the life. Qu’on ré-écoute aussi Magical mystery tour, ou l’extraordinaire medley final d’« Abbey Road »...

 

De toutes les oppositions binaires évoquées, la plus pertinente est finalement la plus « philosophique » : apollinisme versus dionysisme. Cette opposition, telle que Nietzsche a pu la théoriser dans La naissance de la tragédie (entre profondeurs dionysiaques et surfaces et masques apolliniens ; élans dionysiaques et apaisements apolliniens ; ivresse dionysiaque et raison apollinienne ; chaos pulsionnel dionysiaque et mise en ordre apollinienne ; pulsations dionysiaques et harmonie apollinienne ; force dionysiaque et souci apollinien de la belle forme) a le mérite de synthétiser tous les éléments de vérité éparpillés dans les autres oppositions, de ne pas jouer John contre Paul ou Paul contre John (puisque les deux pôles dionysiaque et apollinien sont complémentaires, et d’égale dignité), et surtout de nous ramener de plein pied dans le champ esthétique. Car s’il est vrai que les deux puissances, apollinienne et dionysiaque, coexistent évidemment chez les deux artistes (sans quoi il ne saurait y avoir d’oeuvre d’art à proprement parler), il est vrai aussi que la tourmente dionysiaque affleure plus rarement chez Paul, et le plus souvent par brèves décharges au milieu d’autre chose, sous forme de cris au refrain ou en coda de jolies berceuses (Golden Slumbers), de sérénades au piano (Maybe I’m amazed), d’hymnes optimistes (« Ju-Ju-de-Jude ! ») ou de longues pièces de blues (Oh darling ou I got a feeling) – et dans quelques rocks en effet « possédés » par l’esprit de Dionysos : le très sexuel Why don’t we do it in the road ? et le furieux Helter Skelter.

 

Ce qui est vrai surtout est que la dimension apollinienne est beaucoup plus affirmée chez Paul, même si John évidemment organise son chaos et aime la belle forme. Ce qui pourrait être vrai est que les deux compères n’ont pas pour rien été amis, qu’ils partageaient énormément (un background social, un amour partagé pour le rock’n’roll, mais aussi des traumatismes familiaux, une immense soif d’amour, un penchant à la « rêverie » et à l’idéalisme, un goût de la « dérision », une sensibilité de gauche, un fort ego aussi, et sans doute bien d’autres points communs), qu’ils ont souvent exploré les mêmes territoires émotionnels, parfois en même temps (les rêveries mystiques, la découverte de l’amour, puis bien sûr le deuil des Beatles), parfois en décalé (la paternité et des formes de « retraite »), mais que tout ce que John a fait de manière brute et frontale (de Cold Turkey à I’m losing you, en passant par Working class heroWell Well WellScared ou Nobody loves you when you’re down and out), Paul l’a fait en biais et avec des – belles – courbes. « Framed in melody », comme disait Dylan.

 

Pour bien saisir cette opposition non hiérarchique entre la manière Lennon et la manière McCartney (même si on ne manquera pas de trouver quelques contre-exemples), il n’y a qu’à comparer Across the universe ou Oh my love de Lennon et Mother nature’s son de Paul : le thème des deux chansons est assez proche – le « sentiment océanique », l’émerveillement devant la splendeur de Mère Nature – mais Lennon l’exprime de manière directe, à la première personne, là où McCartney introduit le point de vue d’un « personnage », jeune et pauvre paysan « né à la campagne », qu’il n’est pas (« Born a poor young country boy »).

 

Ou bien l’hommage explicite de John à Angela Davis (Angela), et celui, plus discret, plus métaphorique, de Paul à des militants plus anonymes des droits civiques (Blackbird). Ou encore l’hymne féministe de John, Woman is the nigger of the world (et ses termes aussi crus que problématiques), et la manière très indirecte mais profonde et continuelle dont Paul s’intéresse à la condition féminine – ces fameux récits singuliers et en troisième personne, toujours, avec des personnages, tous marqués par la solitude : Eleanor Rigby d’abord, puis la fugueuse de She’s leaving home, la dépressive d’Another day, l’introvertie aphasique plus tard, dans She’s given up talking. Ou encore cette manière malicieuse et discrète, « légère », dont Drive my car, dès 1965, joue avec les stéréotypes machistes les plus éprouvés, pour finalement les retourner : « Baby you can drive my car, and maybe I'll love you » – tout y est : l’adresse « baby », la bagnole, l’autorité souveraine du « you can », et ce vicieux « maybe I'll love you », sauf que c’est la fille qui le dit, tandis que le gars se contente d’accepter de bon cœur, et d’endosser « tout de suite » son rôle de chauffeur.

 

On pourrait multiplier les exemples. Je pense pour finir au « Mother, you had me, I never had you » de Lennon, d’un côté, avec son final déchirant : « Mama don’t go, daddy come home ! » (et sa version « épuisée » en fin d’album, le glaçant My mummy’s dead), et de l’autre, la même année, la présence mystérieuse de Mary McCartney – devenue simplement « Mother Mary » – dans Let it be, le message « positif » qui accompagne ses apparitions, enveloppées dans un halo d’imagerie chrétienne (entretenu par la musique gospel) et de sagesse stoïcienne – les fameux « words of wisdom » : « Let it be, let it be, let it be, let it be… ».

 

Et lorsqu’en 1998 le sort frappe à nouveau brutalement, avec la mort prématurée de sa compagne Linda (d’un cancer, comme Mary McCartney), Paul, incapable d’organiser son chaos intérieur, ne produit aucune expression propre : il met toute son énergie dans la finalisation d’un album de Linda (« Wide prairie »), en assemblant et en retravaillant quelques (très jolies) bandes enregistrées au fil de trois décennies de vie commune, dans une tonalité évidemment légère. Et pour épancher son état de dévastation intérieure, il emprunte le biais malin – et le seul viable pour lui – de « l’album de reprises », offrant un « terrain hétérotopique » propice à la fois pour la mise à distance d’un présent insupportable et pour une décharge émotionnelle autorisée, dans la forme consacrée du « rock primitif » – ses séances de « cri primal » à lui, sans le dire, desquelles vont émerger un Lonesome Town glaçant de douleur, et un aussi lugubre que superbe « No other baby can thrill me like you do ».

 

Ce qui pourrait être vrai serait donc quelque chose comme : John l’impudique, Paul le pudique – si toutefois on s’entend bien, je le répète, pour ne pas jouer l’un contre l’autre. Ce que je voudrais suggérer est plutôt que le paroxysme de la pudeur chez Paul et son dépassement chez John sont deux modalités différentes et opposées, mais égales en puissance, de la générosité. John est généreux par ce qu’il nous livre de lui, par sa sincérité, par l’abandon de toute une série de masques, de poses et de codes culturels, par la confiance qu’il nous manifeste ainsi, et par les échos bouleversants qu’il accepte ainsi de provoquer en nous. En se confiant il nous traite en amis – ce fameux « dear friends » à la fin de God, sur l’album « Plastic Ono Band » (1970). Paul est généreux, mais autrement, sans se livrer – ou, disons, en livrant des mélodies.

 

A suivre

 

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