Depuis le début de l'année, on a, dans les médias, beaucoup glosé - et on s'est également beaucoup déchiré - autour du concept d'islamo-gauchisme (et d'islamo-gauchistes). Je souhaite traiter le sujet dans une perspective historique laquelle, ce me semble, n'a guère été abordée par les médias.
1. La dénomination d'islamo-gauchisme n'émane pas des personnes (ou des milieux) qu'il désigne mais de leurs adversaires. C'est assez souvent le cas, un exemple célèbre étant celui des jansénistes... qui ne se nommèrent jamais ainsi ! Les "jansénistes" se considérèrent en effet toujours comme des catholiques sincères, et même de "vrais" catholiques, bien orthodoxes, bien fidèles à leur Église, amis de la vérité, amis de saint Augustin ou défenseurs de la grâce, mais jamais comme des "jansénistes", terme qui sentait la secte, le schisme et le fagot. Un concept lancé par l'adversaire est toujours polémique, péjoratif et dévalorisant et son succès vient de ce qu'il finit par s'imposer y compris à ceux qu'il prend pour cibles. A l'inverse, un concept qui ne s'impose pas et dont l'usage reste cantonné à son créateur, revient à celui-ci comme un boomerang.
2. Ces adjectifs composés émanent souvent de la droite ou de l'extrême-droite. On se souvient, dans les années 1930 et 1940, des diatribes lancées contre les milieux "judéo-maçonniques" ou "judéo-bolchéviques". Ou des attaques de la presse de Vichy, qui - sans souci des contradictions - mettait dans le même sac, juifs, francs-maçons, ploutocrates de New York et de Londres, et communistes de Moscou (au couteau entre les dents). Dans le contexte français - et notamment du Programme commun de 1972, on connaît le péjoratif "socialo-communiste"ou, dans un autre secteur de l'opinion, les "gaullo-communistes", pour stigmatiser le gouvernement issu de la Libération de 1944, ou plus tard, pour s'attaquer à la position commune des gaullistes et des communistes sur l'OTAN, sur la guerre du Vietnam, sur l'indépendance de l'Algérie et la décolonisation, sur la reconnaissance diplomatique de la Chine, sur la mise en place du programme du CNR, sur la politique industrielle de la France...
3. Ces adjectifs composés mêlent des termes qui ne trouvent leur cohérence que dans la commune animosité (mais à des titres différents !) que leur voue leur créateur. Ce qui ne signifie pas pour autant que les concepts qu'ils désignent aient des liens entre eux ! L'exemple est particulièrement éclairant pour le terme "judéo-maçonnique". La franc-maçonnerie, en effet, est une création née, au début du XVIIe siècle, dans les milieux protestants britanniques (mêlant bourgeois et nobles), puis diffusée plus tard sur le continent, à une époque où le rôle des juifs dans la société était négligeable voire nul. [A supposer, d'ailleurs, qu'on puisse parler d'un "rôle" des juifs (en général ou en particulier), ce qui est une autre question]. Et c'est à la franc-maçonnerie que la tradition contre-révolutionnaire, née au début du XIXe siècle sous la plume de l'abbé Barruel, et toujours vivace en 2021, quoique très minoritaire, imputa la Révolution et tout ce qui s'ensuivit : déchristianisation, abolition de la monarchie, république, laïcité, suffrage universel, suffrage féminin, abolition de la peine de mort, autorisation de la contraception et de l'IVG, réformes sociétales...
4. L'animosité envers les juifs, en tant qu'elle est mêlée à l'animosité envers la franc-maçonnerie, ne date, en France, que de la fin du XIXe siècle. Elle naquit à une période marquée par la défaite de 1870-71 contre l'Allemagne, par la naissance du nationalisme (pas seulement en France, d'ailleurs), par l'affaire Dreyfus, par l'instauration de l'école laïque, par la loi de Séparation des Églises et de l’État, et, surtout, par l'exode rural, la déchristianisation, la fin des espoirs d'une restauration monarchique (avec le refus du drapeau tricolore par le comte de Chambord et l'amendement Wallon), la demande de ralliement à la République lancée par le pape Léon XIII et la perte progressive d'influence d'une petite noblesse rurale et d'une non moins petite bourgeoisie provinciale, jadis cadres de la société d'Ancien Régime.
5. C'est ce sentiment de déréliction, de perte, de déchéance, qu'exprime Julien Gracq, lorsque, dans ses Lettrines 2, il oppose les jeunes filles de Francis Jammes et d'Alain Fournier à celles de Marcel Proust. Lorsqu'il évoque les figures de Clara d'Ellébeuse, Eléonore Derval/ Victoire d'Etremont, Laure de La Vallée/ Lia Fauchereuse, Blanche de Perceval / Rose de Liméreuil et Sylvie Laboulaye (chez Jammes) ou d'Yvonne de Galais (chez Alain Fournier), comparés à la "petite bande" des collégiennes de Balbec (chez Proust).
En particulier lorsqu'il peint ces "filles de hobereaux grands chasseurs, vierges bourgeoises semi-cloîtrées jusqu'à la catastrophe nuptiale [...] filles d'une caste déjà entrée en agonie, fleurissant brièvement, pathétiquement, l'espace de deux ou trois étés, avant de sombrer crevées de marmaille [...] ces jeunes filles d'une fin de race et fin de caste, fin d'un manoir, fin d'une fortune [...] à l'immaturité prolongée", qui contrastaient si cruellement avec la "santé drue, l'exubérance robuste, l'insolence, l'indépendance, le cynisme, les appétits de ces filles de hauts fonctionnaires et d'industriels décrites par Proust dans "A la Recherche du temps perdu."
6. Ces regroupements hasardeux "d'ennemis de la France", sont esquissés par Charles Maurras dans ses "quatre États confédérés de l'Anti-France, formés par les protestants, les juifs, les francs-maçons et les métèques" [entendre, sous ce terme, les immigrés miséreux d'Europe centrale, d'Espagne et d'Italie, dont plusieurs, issus de ce dernier pays, périrent lynchés à Aigues-Mortes, en 1893, après que leurs meurtriers eurent été chauffés à blanc par des élus nationalistes locaux.] Ces fameux (ou fumeux ?) quatre États forment la matrice des futurs amalgames de l'extrême-droite, comme ceux qu'on va aborder.
7. Les "judéo-bolchéviques" en fournissent un premier exemple, la Révolution d'Octobre ayant, pour l'extrême-droite antisémite, été fomentée, dirigée, organisée par les juifs, qui firent assassiner le tsar, trahirent la France (en signant la paix de Brest-Litovsk, qui laissait à l'Allemagne les mains libres pour le front de l'Ouest), refusèrent de rembourser les emprunts russes, et menèrent une féroce politique anti-religieuse (semblable à celle de la Convention montagnarde en 1792-1794). Comme, aux yeux des mêmes, ce furent encore des juifs qui furent à l'origine des révolutions "rouges" qui éclatèrent en Europe en 1918-19. Cette croyance fut bien intégrée par les nazis qui, lors de la guerre contre l'URSS, en 1941-1945, firent systématiquement liquider les commissaires politiques de l'Armée rouge, réputés juifs.
8. Les "socialo-communistes" firent florès, dans la presse de droite, à partir du Programme commun de 1972. Le rapprochement ne laisse pas de surprendre lorsqu'on se remémore les rapports conflictuels entre les deux partis : de l'atlantisme du P.S. et de la SFIO, à la répression violente des grèves de 1947-48 (menées par la CGT) par le socialiste Jules Moch, des reports dissymétriques de voix entre PS et PC lors des seconds tours des élections, toujours défavorables au PC, aux soupçons de ce même PC que le PS trahissait la classe ouvrière et pactisait avec le patronat, etc. Dans l'alliance des deux termes, "communiste" est le signifiant et "socialiste" le signifié. Autrement dit, les socialistes ne sont que le paravent, le faux nez, le jouet des communistes qui, lorsqu'ils arrivent au pouvoir, sont censés imposer aux Français un régime à la soviétique. On a vu ce qu'il en advint, en réalité, lors du premier mandat de Mitterrand...
9. Sur cette très féconde matrice "socialo-communiste" est venue se greffer, depuis quelques années, "l'écolo-communisme" : jamais à court d'imagination, en l'occurrence poétique, la droite a présenté les écologistes, tels des pastèques, comme le nouvel avatar des communistes : verts à l'extérieur, rouges à l'intérieur. Alors que, pendant longtemps, les communistes furent partisans d'une industrie lourde et d'une énergie abondante reposant sur des ressources fossiles (la CGT et le PC ayant de forts soutiens parmi les mineurs) et, plus récemment sur le nucléaire. Et que les électorats des deux partis - au moins jusqu'à une époque récente - sont sociologiquement éloignés l'un de l'autre : paysans, ouvriers, employés, petits fonctionnaires pour le P.C., "bourgeois-bohêmes" instruits, aux bons revenus pour les écologistes.
10. Ce long exorde n'est là que pour illustrer le caractère hasardeux, bancal, biscornu (à la limite de la poésie...) des créations sémantiques de la droite lorsqu'elle qualifie ses adversaires. Et l'islamo-gauchisme ou l'islamo-gauchiste [on y arrive...] n'est que la dernière de ces inventions. En quoi est-il biscornu ?
11. Il l'est en ce qu'aucune de ses composantes - islamisme et gauchisme - ne semble (bien au contraire !) s'aventurer sur le terrain de l'autre. Les déclarations des leaders de Daech ou d'Al-Qaida (ou de leurs rares épigones en France), ne frappent pas par leur insistance à réclamer un alourdissement de l'impôt sur les riches et sur les entreprises, la prise en main, par la collectivité (pas nécessairement par l’État) des moyens de production, des réseaux, des banques, la planification de l'économie, l'égalisation des revenus et des patrimoines, etc. Tout se passe comme si les questions sociales et économiques n'existaient pas pour eux. Dans le domaine sociétal, réciproquement, on n'a guère remarqué que les islamistes prônaient le féminisme ou manifestaient une complaisance pour les revendications LGBTQI, que portent souvent les gauchistes. Bien au contraire, on peut même avancer que, dans le domaine sociétal, les idées, les conceptions, les visions du monde de l'islamisme et du gauchisme sont rigoureusement antagonistes.
12. Dans l'expression "islamo-gauchiste", contrairement à celle de "socialo-communiste", où c'est le second adjectif qui donne son sens à l'ensemble, ici, c'est "l'islamiste" qui leste le "gauchiste" d'un poids, comme lorsqu'on attache une pierre au cou d'un condamné pour le couler au plus vite. Pour déconsidérer le "gauchiste", qui apparaît comme l'ennemi absolu en ce qu'il s'oppose point par point aux idées et conceptions de la droite (socialement, économiquement et sociétalement), quoi de mieux que de l'amalgamer à l'étranger radical ? Étranger radical en tant que "non-Blanc" (car arabe, africain ou proche-oriental), étranger radical en tant que porteur d'une religion exotique, voire hostile aux valeurs occidentales (l'Islam) et, surtout - ce qui est passé sous silence - étranger radical en tant que miséreux, avide, profiteur, incapable, paresseux et jaloux, qui va vider les caisses de l’État et de la Sécurité Sociale au détriment des "Français-de-souche-pauvres-et-méritants." Et qui va imposer la charia voire - encore pire ! - procéder au Grand Remplacement...
13. Que cache le concept d'islamo-gauchisme ? Il cache des sentiments peu recommandables : la haine de classe, la xénophobie, le racisme, l'intolérance. On s'explique : jadis, sous l'Ancien Régime et encore au XIXe siècle, les classes pauvres représentaient une part considérable de la société. Ces classes voisinaient avec toute une couche d'errants, de mendiants, de déclassés, et il suffisait d'une crise frumentaire, d'un hiver trop froid, d'un été trop sec ou trop humide, pour faire basculer les classes les plus pauvres dans la couche des déclassés. Il se formait alors une masse d'errants, cherchant à tout prix leur pitance, et d'autant plus redoutables qu'ils étaient nombreux et n'avaient alors plus rien à perdre. Ce sont eux (ou leurs fantasmes) qui suscitèrent la Grande Peur de l'été 1789, et eux aussi, baptisés "classes dangereuses", qui inspirèrent aux bourgeois du XIXe siècle une férocité de classe à la hauteur de leur frousse : d'où, entre autres, les massacres des journées de Juin 1848 (15 000 morts, tout de même...), de la Commune, en 1871, de la fusillade de Fourmies, en 1891 (10 morts).
14. Aujourd'hui, même si le nombre de Français pauvres est encore élevé (trop élevé), le progrès économique et les lois sociales en ont réduit le nombre. Du coup, la peur des miséreux s'est transférée sur le Tiers monde, dont on a gonflé démesurément le nombre, le taux de natalité, et, surtout, la quantité de migrants vers l'Europe. Or, nombre de ces migrants étant originaires du nord de l'Afrique, de l'Afrique sub-saharienne, du Proche et du Moyen-Orient, où l'Islam est prédominant, il s'est vite établi une équivalence multiple : "Islam = masses innombrables = pauvreté = ignorance = fanatisme". La crainte de l'islamisme est le déguisement honorable de la haine de classe, comme la qualification "d'islamiste" est, pour la droite, une manière polie de dire "bougnoule", "bicot" ou "nègre"... en se drapant dans les plis de la laïcité et du féminisme.
15. Et l'islamo-gauchisme, dans tout ça ? Si l'islamisme représente un "danger" (danger de terrorisme, de subversion, de transformation de la société...), l'islamo-gauchisme, lui, est une ignominie. C'est une ignominie du fait qu'il émane de Français (qu'on n'ose dire "de souche"...), bien blonds, bien blancs, bien propres sur eux (comme les jeunes scouts, chevaliers ou croisés, pâles, longilignes et dolichocéphales des illustrations de Pierre Joubert) et qui forment les bataillons de la Cinquième colonne, ceux qui ouvrent les portes de la Cité à l'ennemi, c'est-à-dire ceux qui sont des traîtres, pactisant avec les ennemis de leur classe, de leur "race", de leur patrie ou de leur religion.
16. A cet égard, l'invention de "l'islamo-gauchisme" s'inscrit dans une longue lignée de l'imaginaire de la traîtrise, vue de l'extrême-droite, lignée qui commence avec le duc d'Orléans, Philippe-Égalité, traître à sa classe, à son roi (et en même temps cousin), qui se poursuit avec le capitaine Dreyfus, traître à l'Armée et à la Nation, puis avec le Parti communiste, parti de "l'étranger", marqué du surnom infamant de moscoutaire, puis avec l'universitaire Georges Boudarel, censé avoir pactisé avec le Vietminh contre ses compatriotes prisonniers après la bataille de Dien Bien Phu, puis avec les "porteurs de valises", ces Français qui, durant la guerre d'Algérie, aidèrent le FLN. Et qui, inépuisablement, se prolonge avec Daniel Cohn-Bendit (marqué de sa double tare de juif et d'Allemand), et se clôt (sans doute provisoirement...) avec l'ancien Premier ministre et maire de Bordeaux Alain Juppé, caricaturé en Ali Juppé, en raison de sa supposée connivence avec l'Islam politique.
17. La droite française de toute nature (politique, ultralibérale, conservatrice, catholique...) met en la matière d'autant plus d'ardeur à débusquer le pacte avec l'étranger chez ses adversaires qu'elle a, de son côté, beaucoup à se faire pardonner. En effet, depuis ces premières guerres "idéologiques" (que je qualifie ainsi faute de mieux) que furent les guerres de religion, les Français les plus conservateurs et les plus réactionnaires n'ont cessé d'en appeler à l'étranger pour remettre leurs compatriotes au pas :
- A l'époque des guerres de religion, lorsque les ultra-catholiques de la seconde Ligue (1585-1598), pour ne pas avoir à reconnaître l'hérétique Henri de Navarre (futur Henri IV) comme roi, firent appel au roi d'Espagne Philippe II, pourtant ennemi de la France - contre une majorité de Français lassés par près de 40 ans de guerres civiles - pour imposer un roi catholique à leur convenance.
- Ce furent les mêmes ou leurs descendants qui, durant le règne d'Henri IV, complotèrent avec l'Espagne, puis, pendant la guerre de Trente ans, complotèrent contre Richelieu, qui avait commis le crime impardonnable de s'allier aux hérétiques suédois et allemands contre les catholiques rois d'Espagne Philippe III et Philippe IV, respectivement père et frère de la reine de France Anne d'Autriche,
- Un siècle et demi plus tard, de 1789 à 1815, les nobles, prêtres et prélats et autres Émigrés contre-révolutionnaires ne retrouvèrent leurs terres, leurs statuts et leurs fonctions (et encore partiellement) qu'en rentrant dans "les fourgons de l'étranger", c'est-à-dire grâce aux armées de l'empereur d'Autriche, des rois d'Angleterre et de Prusse, du tsar de Russie, dans les rangs desquels ils servirent parfois contre leurs compatriotes français.
- En 1871, Thiers négocia avec Bismarck, qui fit alors libérer 60 000 soldats français prisonniers, qui s'ajoutèrent aux 12 000 dont disposait déjà Thiers pour écraser la Commune de Paris lors de la Semaine sanglante du 21 au 28 mai 1871.
- En 1940-1944, la défaite de la France amena au pouvoir un gouvernement de Collaboration (qui, à l'abri des baïonnettes allemandes, s'en prit à toutes les mesures inspirées par l'esprit de 1789, à commencer par l'abolition de la République et au procès intenté aux dirigeants du Front Populaire).
- En 2003, lorsque le gouvernement de Jacques Chirac refusa de participer à la guerre d'agression de George Bush II contre l'Irak, il fit l'objet d'une opposition véhémente de Démocratie libérale et de son président Alain Madelin, très pro-Américains. Il y eut même un site ultralibéral francophone pour souhaiter que les Américains se souviennent du refus français de participer à cette guerre et "punissent" la France en conséquence.