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20 octobre 2015 2 20 /10 /octobre /2015 05:50

Une des plus grandes figures des études britanniques de l’université française vient de nous quitter : Robert Ellrodt est décédé à l’âge de 93 ans.

 

Il s’agissait d’un enseignant et d’un chercheur considérable auquel la communauté des anglicistes a rendu des hommages spontanés et vibrants. Dans l’un d’entre eux, j’ai découvert que le jeune Ellrodt avait écrit des poèmes en anglais ayant reçu les encouragements de T.S. Elliot en personne. Par son dernier magistral ouvrage publié en 2011 aux Éditions Corti (Montaigne et Shakespeare : l’émergence de la conscience moderne), Robert Ellrodt a montré, une fois encore, son attachement à la cause de l’amitié et des cultures française et britannique. Il avait d’ailleurs été fait Commandeur de l’Empire Britannique.

 

Je l’ai personnellement peu connu. J’avoue que sa personnalité austère, pour ne pas dire sévère, m’intimidait. C’est pourquoi, en guise d’hommage personnel, je voudrais rapporter un souvenir qui risque de surprendre certains de mes collègues anglicistes.

 

La scène se passe à Norwich en 1991 chez un universitaire allemand, spécialiste de littérature comparée, grand shakespearien lui aussi. L’université de la ville accueillait la réunion biannuelle de la Société européenne des études anglaises. Pour l’occasion, je logeais chez cet ami allemand qui avait pris l’initiative d’organiser une soirée avec les collègues que je souhaiterais inviter. Participerait également à ces agapes notre ami commun le romancier et universitaire Malcolm Bradbury.

 

Vers vingt heures, nous nous retrouvons à une bonne vingtaine chez Holger et sa femme Dorothea. Très rapidement, l’ambiance se déride, Bradbury étant, à lui seul, un gage de bonne humeur contagieuse. J’avais bien pris soin de faire inviter mon maître et ami André Crépin que je n’avais pas vu depuis quelque temps. André avait vingt ans de plus que moi et son statut dans l’université française était bien plus élevé que le mien. Mais chaque fois que nous nous retrouvions, nous nous amusions comme des gamins au prix de plaisanteries qui ne volaient pas très haut. J’étais curieux de voir comment Robert Ellrodt réagirait en une telle compagnie. Il finit par me prendre à part et me dit : « Monsieur Gensane, [ah, ce « Monsieur » qui installait la distance idoine !], il me semble que vous êtes très ami avec André Crépin. » Je lui répondis succinctement que nous nous connaissions depuis plus de vingt ans, que nous avions fait Mai 68 ensemble, où plutôt l’un en face de l’autre, et que cela avait scellé une complicité indéfectible. Robert Ellrodt se dérida et il esquissa le sourire qu’on lui voit sur la belle photo qui illustre cet article.

 

Peut-être s’estima-t-il en confiance, le fait est qu’il me narra un souvenir très personnel. En 1950, il enseignait comme jeune assistant à l’Université de Poitiers. Il s’était lié d’amitié avec un assistant de Droit. Un jour, comme il faisait bien chaud, les deux universitaires s’installèrent à la terrasse d’un café fort bien famé de la Place de l’Hôtel de Ville (Place d’Armes). Quand survint, furibard, le Doyen de la faculté de Droit qui s’écria : « Messieurs, un universitaire ne saurait boire en terrasse ! Rentrez à l’intérieur ! » Confus, nos deux hommes obtempérèrent. Quarante ans plus tard, je donnerais quelques cours d’anglais dans cette faculté, où l’ambiance s’était vraisemblablement détendue mais où une bonne minorité de professeurs faisaient toujours cours en robe académique.

 

Le plus drôle de cette folle soirée était à venir. Vers 23 heures, les invités décidèrent de rentrer chez eux. Nous étions dans une grande pièce d’où – les vapeurs d'alcool aidant – il n’était pas facile de s’extraire et de trouver la porte de sortie. D’autorité, un des collègues prit une mauvaise direction et se retrouva, suivi par sept où huit invités, devant la porte de la buanderie qu’il ouvrit avant de s’engouffrer dans ce lieu improbable. Bien qu’Ellrodt et moi n’étions pas devenus copains comme cochons, je lui fis un petit signe de la main signifiant : « ne bougez pas ! ». Notre hôtesse finit par se rendre compte du grotesque de la situation et extirpa les égarés imbibés de ce lieu sans majesté. Je dis alors à Malcolm Bradbury, mort de rire, lui qui avait écrit de nombreux romans “ universitaires ” : « Dans ton prochain livre, tu pourrais peut-être reprendre cet épisode insensé. » Heureusement, pour la réputation de l’Anglistik française, il n’en fit rien.

 

Mais grâce à moi, pour Robert Ellrodt, l’honneur fut sauf.

 

PS : la lettre de T.S. Eliott :

 

 

14th July 1949.

Monsieur Robert Ellrodt,
Fondation Thiers,
Paris, XVI,
France.

My dear Sir,
Some time ago Monsieur Henri Fluchère sent me the enclosed selection of your poems. I have examined them from time to time with much interest and when i find anything of interest to me in poems submitted I usually retain them for considerable period.

Your seventheenth century poems might certainly be remarkable tour de force for any English poet to have produced. And still more remarkable for anyone whose native tongue is not English, You must however be bilingual to a very exceptional degree.

It is, however, the drawback of this kind of exercise in the idiom of a past age that it remains an exercise and can hardly be published except as an exhibition of viruosity. It would be interesting to see few of these poems published in a magazine, but I do not see what you can do at the present time with a collection of them.

Your poem in your own idiom is another matter and of that I can only say that it exhibits a great deal of skill, though I think it is too much a mixture in language of various periods. You still want to find a style of your own which will be completely modern and also arrive at a greater degree of simplification. I shall be interested to see more of your work in a year or so.

Yours sincerely, 
T.S. Eliot

 

 

 

Un poème de Robert Ellrodt :

 

On your smile

A smile flits on your face,
A smile known for so many years,
And ever dear
Since your fingers pressed on my lids
For the first time,
And my eyes, reopening,
Wondered at an angel's face,
Only known before in my dreams.
Such a smile lighted your brow
When you agreed to link our hands
For ever on the uncertain path
Of life's fitful journey.
Next came the smile of motherhood
To greet each new-born babe, and later
The smile of welcome for children
Coming home after straying far.
And ever the smile of delight
When a fair sight takes your fancy,
Or when a fragrance fills the air,
Not sweeter than your own breath.
Or the sober pensive smile
Sitting on your lips when you hear
Such music as may still and soothe
All sorrow in the listening heart.
Keep that smile when bending low
To close my eyes with a last kiss,
Tempering each other's grief:
Parting then will be endured.
And if an envious fate decreed
You should die first, though younger far,
My kiss upon your silent lips
Would meet, I hope, the self-same smile.

 

Souvenir de Robert Ellrodt
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commentaires

R
J'allais oublier : il y a de cela un ou deux ans, il m'avait envoyé ce poème "On your smile" dédié à sa femme, accompagné d'un autre qui évoquait Shakespeare ... au Purgatoire ! R. L.
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R
Je viens donc d'apprendre le décès de Robert Ellrodt, qui fut mon directeur de thèse. Je tiens à témoigner ici de la remarquable largeur d'esprit dont il fit preuve à mon égard. D'un point de vue politique et plus généralement idéologique, nous étions très loin l'un de l'autre et cela n'a jamais suscité aucun problème. Il n'a jamais émis aucune remarque sur l'orientation de mon travail et nos relations ont toujours été d'une parfaite courtoisie. Ceci se passait il y a bien longtemps et nous avions conservé depuis des relations peu fréquentes mais toujours cordiales voire amicales, parfois par des échanges sur Internet. J'avais pour lui une très grande estime. R. L.
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