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15 décembre 2018 6 15 /12 /décembre /2018 05:29

 

Cette photo fut prise au printemps 1951. Ne cherchez pas : le gosse de trois ans qui se cache derrière sa main et qui semble s’abstraire de ce théâtre, c’est moi.

 

Une remarque technique concernant la photo : elle a été prise par le déclencheur à retardement d’un appareil appartenant à mon oncle, l’officier de marine qui regarde tendrement son épouse. Á l’époque, on jugeait nécessaire de prendre les photos en plein soleil et, si possible face à l’astre de la vie, ce qui faisait cligner à mort les yeux des personnages.

 

Nous avons affaire à une authentique photo de famille dans la mesure où la descendance de mes grands-parents paternels est réunie au grand complet sur la petite terrasse d’une petite maison de ville (2 chambres) que mes grands-parents avaient fait construire à Arras dans les années trente.

 

Á gauche, ma grand-mère. Elle vient de fêter ses 51 ans. Le tablier la renvoie à son statut de ménagère – en ce dimanche, elle a fait la cuisine, admirablement, comme toujours – alors qu’elle est issue d’une famille de paysans riches qui possédaient une automobile en 1925 et qui lui ont payé un précepteur après l’avoir sortie du système scolaire dans l’attente d’un mari, au lendemain d’un certificat d’études où elle avait terminé première du canton. Par sa mère, elle était issue d’une famille de petite noblesse, semble-t-il alliée au célèbre chevalier de La Barre. Mes grands-parents s’épousèrent par amour. Lorsque mon grand-père sombra dans un coma de deux mois avant de mourir à 76 ans, ma grand-mère fut au désespoir. Dans la corbeille de mariage, une ferme qui mettra du beurre dans les épinards. Mais malgré de La Barre et la corbeille bien garnie, j’ai toujours connu ma grand-mère chaussée de pantoufles, accessoirement d’espadrilles. En ce temps, la femme n'était vraiment pas l'égale de l'homme.

 

Á sa gauche, ma mère. Á 27 ans, elle enceinte de ma sœur. Après le Brevet Élémentaire, ma mère a intégré l’Éducation nationale comme institutrice. Á la gauche de ma mère, ma tante par alliance. Issue d’un milieu ouvrier, elle est sans profession. Elle est également enceinte (les deux belles-sœurs accoucheront à quelques semaines d’intervalle). Ma tante était d’une très grande gentillesse. La grande et belle dame brune est la sœur aînée de mon père. Elle choisira la voie de l’administration dans l’Éducation nationale, terminant intendante de la Maison de la Légion d’honneur à Saint-Denis. Elle empêche sa fille, ma cousine, de tomber du rebord de la fenêtre. Assis par terre, les trois beaux-frères. Á gauche, le frère aîné de mon père, inspecteur des contributions. Un homme très discret et très bienveillant. Au centre, mon oncle par alliance, fils d’amiral, officier de marine et médecin militaire. Il savait des milliards de choses et avait un humour décapant et communicatif. Breton, il est le seul sur la photo à ne pas être originaire du nord de la France. Á droite, mon père, qui ressemblait furieusement à Jean Marais après la guerre, mais qui ne ressemble plus qu'à lui-même. Il doit peser 115 kilos. Heureusement qu’il a d’autres arguments pour se faire respecter de ses élèves de cours préparatoire. Il perdra du poids par la suite.

 

Derrière la fenêtre, mon grand-père, 57 ans, récent retraité de l’Éducation Nationale. Je suis né dans l’école primaire qu’il dirigeait à Hénin-Liétard. Soldat durant la Première Guerre mondiale, il subit une dose non mortelle de gaz moutarde avant d’être fait prisonnier. Il eut ainsi la chance d’échapper aux boucheries de Verdun ou de la Bataille de la Somme. Un jour, enfant, je lui ai demandé s’il avait tué des soldats allemands. Il me répondit : « un, sûr ; deux, peut-être. C’était eux ou moi. J’y ai pensé presque quotidiennement toute ma vie et j’en ai conçu des dizaines de cauchemars. »

 

La nostalgie n'est plus ce qu'elle était (4)

 

Tous ces adultes ont crevé de faim pendant la guerre. Chaque semaine, mon père enfourchait son vélo pour aller chercher du beurre et des œufs chez des parents cultivateurs à 80 kilomètres d’Arras. Une fois sur deux, il se faisait pincer par des gendarmes qui lui confisquaient, prétextant le marché noir, les victuailles chèrement acquises. Sans récépissé, bien sûr. Alors, dans le soleil, on les voit bien nourris après les restrictions d’après-guerre, ayant confiance en la vie. Des fonctionnaires moyennement bien payés mais plutôt heureux. En surface en tout cas.

 

Le frère de mon père, celui dont la santé était la plus fragile de tous, mourra à 90 ans. Mon père, le costaud de la famille, mourra à 67 ans, donc sans atteindre l’âge que j’ai aujourd’hui.

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commentaires

A
Chacun d'entre nous a-t-il une photo semblable qui nous fait revivre d'un coup les êtres chers ? Nous ne pouvons que le souhaiter pour tenter de toucher le passé et ce - et ceux - que nous avons tant aimé(s). <br /> <br /> "Que peu de temps suffit pour changer toutes choses !<br /> ............................................<br /> L'âme, en un repli sombre où tout semble finir,<br /> Sent quelque chose encor palpiter sous un voile...<br /> C'est toi qui dors dans l'ombre, ô sacré souvenir ! "<br /> <br /> ("Tristesse d'Olympio", Les Rayons et les Ombres)
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