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29 décembre 2019 7 29 /12 /décembre /2019 06:25

 

Jérôme Garcin. Le dernier hiver du Cid. Paris : Gallimard, 2019

 

 

J’avais onze ans lorsque Gérard Philipe, le plus doué, le plus lumineux des acteurs de sa génération, fut foudroyé en quelques semaines par un mal qu’on ne savait guérir à l’époque : un méchant  et rarissime carcénome au foie. Dans le grand public, dans la profession, personne ne connaissait la gravité de la maladie du Cid. Lui-même avait été préservé par son médecin et sa femme qui lui avaient fait croire à une simple amibiase qu’une banale opération dégagerait sans peine. Une convalescence de quelques semaines et tout serait oublié.

 

C’est dire le choc que nous vécûmes tous lorsque disparut, à l’âge de trente six ans, cette figure extraordinaire du théâtre et du cinéma français, cet éternel jeune homme, sublime figure du romantisme à la française admirée dans le monde entier, cet artiste qui se projetait loin devant (“ je jouerai telle pièce dans vingt ans, j’aurais l’âge ", disait-il), mais aussi ce combattant infatigable des droits des artistes (il avait fondé le SFA, affilié à la CGT, et était proche du parti communiste français). Il envisageait d’incarner Raúl Castro dans un film à venir. Pour lui, le théâtre avait une dimension sociale, comme toutes les questions artistiques.

 

D’aucuns reprochent à Jérôme Garcin sa position mandarinale dans l’édition française. Je ne partage pas cette critique peut-être fondée, l’important pour moi étant qu’il écrive des livres de grande qualité. Par ailleurs, d’avoir épousé la fille de l’acteur (qui fut orpheline à l’âge de cinq ans alors qu’il perdit son frère jumeau à l’âge de six ans) lui a sûrement permis de connaître un privé auquel les meilleurs historiens n’auraient pu accéder. Mais même sans cette relation privilégiée, l’auteur du Syndrome de Garcin ou de Bleus horizons, qui honora sobrement son frère avec Olivier, aurait su mettre en pleine lumière l’aura de l’acteur en la replaçant avec grande justesse dans le contexte artistique, et aussi social et historique des années quarante et cinquante. Avec une erreur : Gérard Philipe ne put connaître le ravalement de Paris qui débuta en 1963.

 

La mort avait “frappé haut” - comme l’avait proclamé, droit et lugubre Jean Vilar sur la scène du TNP - un homme qui ne demandait qu’à jouer, à plaisanter (on lui pardonne son calembour préféré :  “ Que se passe-t-il, Valda” ?), à transmettre, à aimer.

 

Il sut s’accommoder avec élégance et amour d’une étrange parentèle : une mère franco-tchèque et un père nazi, condamné à mort pour faits de collaboration (détenteur d’un ausweis permanent et d’un permis de port d’armes) et réfugié en Espagne. Gérard s’engagea dans les FFI et participa à la libération de Paris.

 

Cet acteur que l’on vit dans trente films et vingt pièces fut un citoyen exemplaire, fort bien décrit par son ami et “frère d’armes” Michel Piccoli : “Le même qui était intemporel sur l’écran et la scène, se transformait dans la vie en citoyen parfaitement responsable de ses actes. Il me fascinait par sa précision et son autorité, qui contrastaient avec la grâce impalpable de son visage juvénile. L’acteur-ludion avait une vraie conscience politique, une stature et une personnalité de passeur.”

 

Après l’opération, il put rentrer et mourir chez lui, par un matin froid de novembre, après avoir lu quelques pages des Troyennes. Une embolie foudroyante avait achevé son corps martyrisé. L’élégie de François Mauriac, dont tout le séparait, capta l’instant avec lyrisme : ”Nous devrions finir par le savoir, que les êtres charmants et jeunes meurent eux aussi, mais c’est toujours le même étonnement, le même scandale qui faisait crier de douleur jusqu’à l’austère Bossuet devant la dépouille de Madame. ”

 

Il rêvait de jouer Hamlet.

 

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