Très bonne réflexion de Régis Debray sur un de ses combats de toujours.
« Un Français ne peut pas sacrifier de bon cœur ses traditions provinciales de galanterie et d’amour courtois, son goût des mots à double sens, ses clins d’œil et ses bises, ses sourires ambigus à la transparence morale du puritain, et à la surveillance du vocabulaire désormais de mise dans les multinationales, pour le marketing, et bientôt dans nos rues et nos mails. C’est le malheur de la France, "la patrie de la politique", disait Marx, que d’être le pays d’Europe qui, étant donné son passé, avec ses barricades et ses salons mixtes, a le moins à gagner et le plus à perdre dans l’acculturation en voie d’achèvement. [...]
Le succès d’une domination par le centre nerveux de la planète à tel ou tel moment se reconnaît à ceci qu’elle est intériorisée non comme une obligation mais comme une libération par les innervés et les énervés de la périphérie ; quand un nous exogène devient le on de l’indigène, sans marque de fabrique, sorti de nulle part et libre d’emploi. Quand M. Macron écoute La Marseillaise en mettant la main sur le cœur, quand M. Mélenchon met un genou à terre, quand Mme Hidalgo donne le plus bel emplacement parisien aux tulipes en bronze de Jeff Koons ou quand un dealer honore ses juges d’un "Votre honneur", ils n’ont pas tous conscience d’imiter qui que ce soit. Ils veulent être dans le ton. [...]
Les captations d’hégémonie, y compris picturale et musicale, épousent les rapports de force monétaires et militaires. Derrière Périclès, il y a l’hoplite, derrière Virgile, le légionnaire, derrière Saint-Thomas, le Chevalier, derrière Kipling, la Royal Navy et derrière Hollywood, la Silicon Valley et Marilyn Monroe, le billet vert et dix porte-avions. [...] Une emprise est parachevée quand on prend l’autre pour soi et soi-même pour un autre. Quand le particulier peut se faire prendre pour un universel. Quand les journaux de notre start-up nation cessent de mettre en italiques running, cluster, prime time, ou mille autres scies de notre globish quotidien. »