Serge Halimi envisage une restauration à Washington : « Quand M. Barack Obama désigne en 2008 le vétéran centriste Joseph Biden comme son candidat à la vice-présidence, la prudence lui paraît s’imposer : les démocrates ont déjà exprimé leur désir de rupture en choisissant un Noir progressiste opposé à la guerre d’Irak pour succéder à M. George W. Bush. En novembre prochain, c’est M. Biden qui portera leurs couleurs. Or lui n’inspire aucune ferveur. Un bon casting politique réclamait donc qu’il choisisse pour colistière un symbole enthousiasmant. Pas celui de la radicalité politique, mais celui de l’« inclusion ». D’où sa désignation de Mme Kamala Harris, une fille d’immigrants, l’un jamaïcain, l’autre indienne, mariée à un Juif.
L’audace s’arrête là. Car, pour le reste, la sénatrice de Californie est une politicienne conventionnelle et opportuniste que nul n’associe à autre chose qu’une solide ambition personnelle et un talent consommé pour lever des fonds auprès de milliardaires. Les cours de Wall Street, qui avaient déjà bondi en mars dernier quand M. Biden l’emporta sur M. Bernie Sanders, ont progressé à nouveau à l’annonce de la désignation de Mme Harris. Ayant essuyé un échec cinglant lors de la campagne des primaires démocrates — elle dut se retirer à la fin de l’année dernière avant le premier scrutin —, elle devra tout à l’homme qui l’a choisie et à qui elle pourrait succéder. Cela tombe bien, elle pense à peu près comme lui : l’Amérique est grande, l’Amérique est belle, quelques réformes la rendront meilleure encore ; ses valeurs inspirent le monde ; ses alliances militaires protègent la démocratie libérale contre les tyrans.
Qui pilote vraiment le Quai d’Orsay, demande Marc Endeweld ? « Respecter les alliances sans s’aligner sur les États-Unis : la voie diplomatique singulière de la France tracée par le général de Gaulle a été poursuivie jusqu’à la présidence Chirac. Elle fut ensuite abandonnée par MM. Sarkozy et Hollande avec l’arrivée au Quai d’Orsay de diplomates néoconservateurs. M. Macron affirme vouloir renouer avec l’héritage gaullien, notamment vis-à-vis de la Russie, mais sans vraiment s’en donner les moyens. »
Akram Belkaïd et Lamia Oualalou, observant l’expansion de l’évangélisme, dessinent une internationale réactionnaire : « De São Paolo à Séoul, d’Abuja à Houston, une doctrine et des rituels communs rassemblent des foules de protestants évangéliques dans des centaines d’Églises. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, ce courant a prospéré sur un terrain fertile, auquel il a longtemps offert un bras armé : l’anticommunisme. Nourri par le soutien d’États puissants ainsi que par un prosélytisme efficace, son succès va désormais de pair avec le recul d’idéologies porteuses d’espoirs plus terrestres. Avec plus de 660 millions de membres et des antennes dans la quasi-totalité des pays, les évangéliques constituent l’une des forces politiques les plus puissantes et les plus structurées de la planète. »
Kang In-Cheol nous parle des évanbgélistes sud-coréens : « printemps 2020, alors que la pandémie de Covid-19 menaçait de s’étendre en Corée du Sud, les évangéliques conservateurs ont poursuivi leurs rassemblements quotidiens pour réclamer la démission du gouvernement et ont refusé de mettre fin aux cérémonies religieuses en passant aux rituels en ligne. À la différence des bouddhistes ou des catholiques, ils ont vu dans cette interdiction une atteinte à la liberté de religion. Et surtout, ils en ont profité pour lancer une offensive contre le président Moon Jae-in, accusé d’être « subordonné à la Chine socialiste » (où est apparu le virus), espérant ainsi regagner le terrain perdu dans la population.
En effet, à l’automne 2016, la société sud-coréenne s’était scindée en deux camps. Des manifestants, bougies à la main, se rassemblaient pour exiger la destitution de la présidente Park Geun-hye, alors que leurs opposants manifestaient en brandissant le Taegeukgi, le drapeau national ; une contre-mobilisation dans laquelle les Églises protestantes ont joué un rôle central. L’affrontement s’est achevé par une victoire écrasante de la « révolution des bougies », à laquelle dix-sept millions de citoyens ont participé. obtenant la démission de Mme Park le 10 mars 2017, un procès en bonne et due forme, puis son emprisonnement. Dans la foulée, en mai, M. Moon, qui incarnait l’esprit des veillées aux chandelles, fut élu président de la République.
Anouk Batard décrit la “ République pentecôtiste du Nigeria ” : « Au Nigeria, épicentre du réveil chrétien en Afrique et dans le monde, le néopentecôtisme, couramment appelé christianisme born again, nourrit le renouveau évangélique. Puissance démographique et économique, ce pays d’Afrique de l’Ouest a produit un nombre important de pasteurs riches et célèbres dans le monde entier. Parmi eux, M. David Oyedepo, évêque de la Living Faith Church (Église de la foi vivante), communément appelée Winners Chapel (Chapelle des vainqueurs), dont la fortune était évaluée à 150 millions de dollars (138 millions d’euros) en 2015, et M. Chris Oyakhilhome, fondateur de l’Église Christ Embassy (30 à 50 millions de dollars d’avoirs personnels). Leurs « méga-églises », « camps de rédemption » et « cités sacrées » rassemblent régulièrement des dizaines voire des centaines de milliers de fidèles. En plus d’espaces dédiés au culte, ces entreprises religieuses transnationales sont dotées de centres de formation théologique, de maternités, de cliniques, de médias, d’écoles et même d’universités. »
Anne Vigna met en garde contre la deuxième télévision brésilienne : « Dès 5 h 30 du matin, dans les locaux du 22e bataillon de la police militaire de Rio de Janeiro, les membres d’une équipe de télévision enfilent leurs gilets pare-balles. Parmi eux, la star du journalisme Ernani Alves, qui travaille pour l’émission « Cidade Alerta » (Alerte sur la ville), diffusée en fin d’après-midi, du lundi au vendredi. Sa thématique ? Le crime, sous tous les angles possibles : durant deux heures s’enchaînent, sans ordre ni hiérarchie, des reportages qui vont du viol le plus sordide au simple cambriolage. Le ton est toujours sensationnaliste, les gentils toujours en uniforme. « Cidade Alerta » réalise les meilleures audiences de Record TV, la deuxième chaîne de télévision du pays en matière de couverture territoriale et d’audience. »
Pour Claire Scodellaro, l’anorexie est une maladie sociale frappant davantage les jeunes femmes des milieux aisés : « Les inégalités sociales face à la santé pénalisent le plus souvent les hommes des classes populaires. L’anorexie mentale constitue une des exceptions à cette règle : ce trouble grave du comportement alimentaire, pouvant mener à la mort, menace particulièrement les jeunes filles des milieux aisés, exposées à des normes de minceur plus strictes et plus enclines à penser pouvoir maîtriser leur destin social. Ainsi, les filles des classes supérieures (parents cadres, exerçant une profession libérale ou chefs d’entreprise) ont 1,6 fois plus de risque d’être touchées que les filles d’ouvriers, et celles de classes moyennes (professions dites intermédiaires, employés), 1,3 fois. Enfin, le profil par âge diffère d’autres troubles mentaux : l’anorexie débute rarement après 25 ans, et la probabilité de sa survenue diminue avec l’avancée en âge, alors que la dépression reste fréquente à l’âge adulte. »
Jean-Michel Morel perçoit la Libye comme le terrain de jeu russo-turc où il n’y a jamais eu autant de mercenaires : « le soulèvement populaire de février 2011 suivi de l’intervention aérienne des forces de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) et de la mort de son chef d’État, Mouammar Khadafi, la Libye est en proie au chaos, à la fracturation et aux ingérences extérieures. Les trois régions traditionnelles du pays se sont transformées en isolats fratricides. À l’est, la Cyrénaïque, où siège la Chambre des représentants, à Benghazi, est devenue le fief du maréchal autoproclamé Khalifa Haftar, à la tête de ce qu’il appelle l’Armée nationale libyenne (ANL). À l’ouest, dans la Tripolitaine, règne le bien mal nommé gouvernement d’accord national (GAN), reconnu par l’Organisation des Nations unies (ONU) et dont la couleur politique l’apparente aux Frères musulmans. Quant à la région multiethnique du Fezzan au sud, contrée d’où est extrait un quart du pétrole libyen, les miliciens toubous y règnent en maître, se répartissant entre les deux camps. »
Alain Gresh se souvient du “ septembre noir ” : « Après sa défaite face à Israël, en 1967, le monde arabe connaît d’importants bouleversements politiques. Les différentes factions palestiniennes profitent de ces changements pour accroître la lutte armée contre l’État hébreu. La Jordanie devient leur base arrière et les combattants entrevoient même de faire tomber la monarchie hachémite. Fort du soutien occidental, le roi Hussein matera la menace dans le sang. »
André-Michel Essoungou observe les manipulations numériques en Afrique : « Un temps rangées au musée des utopies, les élections démocratiques se sont répandues en Afrique au cours des trois dernières décennies. Mais, à mesure que le continent s’arrime au réseau Internet, le risque de la manipulation numérique grandit, principalement par le biais des réseaux sociaux. La menace paraît d’autant plus grave qu’elle passe souvent inaperçue.
Un détail le confirme : c’est en Afrique, notamment au Nigeria et au Kenya, que Cambridge Analytica a testé ses techniques frauduleuses d’aspiration de données utilisées lors du référendum sur le Brexit et l’élection présidentielle américaine en 2016 . Les électeurs de ces pays ont servi, à leur insu, de cobayes d’une stratégie en trois étapes. D’abord, récolter, principalement sur Facebook, les données personnelles en ligne de millions de citoyens : âge, sexe, préférences esthétiques, culturelles ou politiques. Ensuite, analyser ces informations pour définir des microcatégories. Enfin, orienter les choix individuels, à l’aide d’algorithmes, par le biais d’une propagande taillée sur mesure, sur les plates-formes numériques.
Pour Jean-Arnaud dérens et Laurent Geslin, l’Albanie est un “ bon élève ” à la dérive : « Considérée comme un « État failli » après des émeutes en 1997, l’Albanie est aujourd’hui présentée comme un pilier de la stabilité des Balkans. Mais, en grattant le vernis de la « transition », on découvre un pays ravagé par un néolibéralisme autoritaire et par l’hémorragie de ses forces vives. Le front de mer qui s’étend au sud de Durrës, sur les bords de l’Adriatique, offre un condensé de l’histoire récente de l’Albanie. Du temps de la dictature nationale-communiste, entre 1945 et 1991, des pinèdes jouxtaient la longue plage de sable fin qui s’étend sur une vingtaine de kilomètres n’abritant alors que quelques hôtels d’État et les villas du Bllok, le quartier réservé aux dirigeants. Dès la chute du régime — le plus fermé d’Europe. de nouveaux bâtiments ont commencé à remplacer les arbres, et le rythme des constructions s’est vite intensifié, des hôtels et des immeubles bloquant tous les accès vers la mer. Mais, depuis le tremblement de terre du 26 novembre 2019, des « dents creuses » sont apparues.
Marlène Laruelle met en garde contre l’illusion d’un nouveau monde en Asie centrale : « La plupart des pays d’Asie centrale n’ont connu qu’un seul dirigeant pendant plusieurs décennies. Après le départ de ces autocrates, leurs successeurs tentent de garder le contrôle de transitions politiques à haut risque. Face à la pression de sociétés jeunes et inégalitaires, ils redoutent des scénarios comparables aux « printemps arabes ». Et hésitent entre ouverture et continuité. »
Quand Gisèle Halimi affrontait la justice coloniale : « Lors des procès de Bobigny (1972) et d’Aix-en-Provence (1978), Gisèle Halimi a mis en accusation les lois criminalisant l’avortement et sanctionnant insuffisamment le viol. Auparavant, l’indépendance de l’Algérie et la dénonciation des tortures furent les grandes causes de l’avocate, morte le 28 juillet dernier. »
Marie Morgan est allée à la rencontre des petites mains des grands hôtels : « Dans les hôtels de luxe, les femmes de ménage sont aussi soumises à des cadences infernales. Au point que certaines profitent de l’heure du déjeuner pour fuir. Ainsi qu’on le constate dans une résidence de prestige de la Côte basque.
Il est 8 h 30, au rez-de-chaussée d’une résidence hôtelière « prestige » de la Côte basque. Dehors, les touristes profitent de l’air marin, de la plage et du soleil après de longues semaines de confinement dues à la pandémie. L’activité bat son plein : les quelque deux cents appartements et chambres d’hôtel de la résidence affichent complet. Âgées de 18 à 57 ans, les femmes de ménage récupèrent leurs feuilles de travail du jour. L’objectif n’est pas tant de nettoyer réellement les chambres que de « montrer qu’on est passé », explique Mme Michelle T., une femme de ménage proche de la soixantaine, qui livre volontiers quelques précautions et « astuces » : ne pas oublier de baisser le couvercle des W.-C., faire briller la robinetterie, retourner le pommeau de douche, fermer les rideaux. »
Pour Rachel Knaebel, les hôpitaux allemands sont trop rentables : « Pendant le pic épidémique de Covid-19, le système de santé allemand a fait figure de modèle grâce à son meilleur équipement en lits de soins intensifs. Pourtant, de l’autre côté du Rhin, les soignants et les hôpitaux dénoncent depuis des années un manque structurel de moyens et de personnel. En cause, entre autres, un système de financement tout à fait similaire à la tarification à l’activité française. »
Frank Poupau nous révèle ce qu’un arbre peit véritablement cacher : « Les forêts vivent-elles ? Que ressentent les arbres ? Depuis une décennie, la préoccupation environnementale nourrit ces interrogations dans la presse et l’édition grand public. De leur côté, des anthropologues et des sociologues ont remis en cause la coupure entre nature et société héritée des Lumières. Certains considèrent les non-humains comme des « acteurs » à part entière. Où conduit cette approche ? »
Philippe Person évoque des pionnières qui redeviennent célèbres : « En 1896, un an après la naissance du cinématographe, la Française Alice Guy, 23 ans, tourne La Fée aux choux. Ce film de 51 secondes en fait l’auteure de la première fiction fantastique de l’histoire du cinéma et aussi bien la première femme cinéaste. Elle poursuit son activité de réalisatrice pendant une vingtaine d’années, en France et aux États-Unis où, avec son mari Herbert Blaché, elle crée sa propre compagnie de production près de New York. Elle réalise des centaines de courts et quelques longs-métrages avant de jeter le gant, ruinée, pour n’avoir pas vu à temps que l’avenir se situait à Hollywood. Elle a longtemps été à tout le moins négligée, oubliée, voire dépossédée de son œuvre, comme on le voit chez l’historien du cinéma Georges Sadoul, qui ne la cite même pas. Après avoir enfin retrouvé en France quelque audience — depuis 2018, un prix à son nom vient récompenser des réalisatrices pour pallier le manque de visibilité de celles-ci dans les cérémonies —, elle est aujourd’hui aux États-Unis l’objet d’un documentaire de Pamela R. Green, Be Natural, sous-titré L’histoire cachée d’Alice Guy-Blaché,bénéficiant d’un commentaire enthousiaste d’actrices féministes comme Jodie Foster. Cependant, cette reconnaissance ne modifie en rien l’idée qu’on continue à se faire du monde du cinéma : un univers d’hommes, où Alice Guy n’a pu s’immiscer que grâce à ses qualités exceptionnelles. »
Pour Richard Keiser, la peur est blanche aux Etats-Unis : « Á partir de la seconde guerre mondiale, la « grande migration » des Afro-Américains du Sud vers les villes industrielles du Nord et du Midwest avait provoqué une « fuite des Blancs ». Ils préféraient céder en vitesse leur patrimoine immobilier, par souci de rester entre eux et par crainte qu’un voisinage noir rende leur quartier moins sûr, moins attrayant, et que le niveau des écoles se dégrade. Aujourd’hui, une nouvelle « fuite blanche » se déroule parmi les classes moyennes et supérieures, en réaction cette fois à l’installation de familles d’origine asiatique dans leurs zones résidentielles huppées. D’un point de vue strictement financier, quitter un voisinage convoité en raison de sa sécurité, de son prestige et de ses écoles de haut rang n’a guère de sens. Mais les Blancs entendent préserver la place de leurs enfants au sommet de la hiérarchie méritocratique.