Et je ne suis pas le seul. Je l’ai rencontré il y a une quarantaine d’années, comme tout le monde (même si le concept d'islamophobie-gauchisme n'est apparu que vers 2000). Á ceci près que, s’il s’agissait bien d’islamisme radical, il ne s’agissait pas forcément de gauchisme mais, en France, d’une posture d’extrême gauche hors parti communiste. Dans ce contexte, la figure de Michel Foucault, lui qui fut l’un des plus importants intellectuels des années 60-80, s’impose. En 2009, il était l’auteur en sciences humaines le plus cité au monde.
Foucault est né dans la grande bourgeoisie poitevine. Ses parents occupaient le plus bel hôtel particulier de Poitiers. Par une ironie dont l’histoire a le secret, cet hôtel fut racheté par le ministère de la Justice à cette famille dont le plus illustre rejeton avait écrit Surveiller et punir, naissance de la prison.
Son positionnement politique fut toujours très à gauche. Ayant pu assister à quelques-uns de ses cours à l’Université de Vincennes en 1970, je peux attester ses prises de position sans faille.
En 1978, cela dit, après le massacre de la place Jaleh à Téhéran, il se rend dans le pays. Le régime du Chah avait réprimé dans le sang une manifestation d’étudiants (provenant pour beaucoup d’institutions religieuses) qui fit plusieurs milliers de morts. Foucault écrivit alors plusieurs articles pour le Corriere della Serra. Sans soutenir explicitement Khomeini, Foucault est alors solidaire de l’alliance – qui ne durera pas – entre les religieux et les communistes visant à abattre le Chah, suppôt de l’impérialisme étasunien. Une fois le chah expulsé du pays, Foucault – qui avait rendu visite à Khomeiny dans les Yvelines – se dit ému par les projets du régime des mollahs : « Je me sens embarrassé pour parler du gouvernement islamique comme “ idée ” ou même comme “ idéal ”. Mais comme “ volonté politique ”, il m'a impressionné. Il m'a impressionné dans son effort pour politiser, en réponse à des problèmes actuels, des structures indissociablement sociales et religieuses ; il m'a impressionné dans sa tentative aussi pour ouvrir dans la politique une dimension spirituelle. » (Michel Foucault, “ Á quoi rêvent les Iraniens, Le Nouvel Observateur, no 727, 16- 22 octobre 1978, pp. 48- 49).
Mais Foucault va surtout être émotionné par la violence de la révolution, par un passage à l’acte cathartique : « La force, celle qui peut faire soulever un peuple non seulement contre le souverain et sa police, mais contre tout un régime, tout un mode de vie, tout un monde ». Le 11 février 1979, au lendemain de la prise de pouvoir par Khomeiny, il exulte : « La révolution a eu lieu en Iran. Cette phrase, j’ai l’impression de la lire dans les journaux de demain et dans les futurs livres d’histoire. (…) L’histoire vient de poser au bas de la page le sceau rouge qui authentifie la révolution. » Foucault a trouvé dans cette révolution un événement historique qui transcende la théorie. Il est fasciné par ces « hommes aux mains nues » qui se sont levés pour « soulever le poids formidable qui pèse sur chacun de nous, mais, plus particulièrement sur eux, ces laboureurs du pétrole, ces paysans aux frontières des empires : le poids de l'ordre du monde entier. C'est peut-être la première grande insurrection contre les systèmes planétaires, la forme la plus moderne de la révolte et la plus folle. » Décédé en 1984 du sida, Foucault verra se déchaîner un régime condamnant à mort par pendaison ou lapidation les homosexuels et les femmes infidèles.
Moins lyrique – mais tout autant d’extrême gauche que l’auteur de Folie et déraison, Jean-Paul Sartre va voir dans Khomeiny, dans la mesure où il aura renversé l’homme-lige de l’impérialisme étasunien, celui qui pourra faire émerger un régime anti-colonialiste et anti-impérialiste. Lui aussi se branchera spirituellement sur Neauphle-le-Château. Il inscrira l’action de Khomeiny dans la continuité des mouvements d’émancipation révolutionnaire des années cinquante. Décédé en 1980, Sartre n’aura pas le temps de voir à l’œuvre une théocratie religieuse condamnant à mort les hérétiques.
Avec Simone de Beauvoir et son Comité international du droit des femmes, Sartre aura tout de même le loisir de patronner et d’encourager une délégation de femmes à Téhéran, comprenant notamment Sylvie Caster, Catherine Clément, Martine Franck, Françoise Gaspard, Paula Jacques, Katia Kauppe, Maria-Antonietta Macciocchi, Michèle Manceaux, Hélène Védrine. Ces militantes se verront opposer des raisonnements de ce style : « On ne peut parler de façon absolue d'égalité des sexes. La nature ne l'a pas voulu non seulement pour la race humaine, mais pour aucun règne, qu'il soit végétal ou animal... Le premier droit d'une femme est d'avoir un mari (...) pour être mère (...). On ne peut priver une femme de ces droits et la condamner à avoir la vie de prostituée ou de maîtresse...Si le voile est bon pour la révolution, il est bon pour la télévision aussi. » Certaines de ces militantes accepteront de porter le voile pour rencontrer l’ayatollah. D’autres refuseront sur le conseil ferme de Simone de Beauvoir. Avec beaucoup de lucidité, l'autrice du Deuxième sexe avait précédemment envoyé un message de soutien à la militante féministe Kate Millett : « Aujourd'hui la condition des femmes en tant que telles est en question, et c'est ce qui motive notre émotion. Jusqu'ici toutes les révolutions ont exigé des femmes qu'elles sacrifient leurs revendications au succès de l'action menée essentiellement ou uniquement par des hommes. Je m'associe au vœu de Kate Millett. Et de toutes mes camarades qui se trouvent en ce moment а Téhéran : que cette révolution fasse exception ; que la voix de cette moitié du genre humain, les femmes, soit entendue. Le nouveau régime ne sera lui aussi qu'une tyrannie s'il ne tient pas compte de leurs désirs et ne respecte pas leurs droits. » Il faut dire qu’en tant que citoyenne des États-unis et homosexuelle, Kate Millett était particulièrement exposée aux fureurs islamistes. Pour Khomeiny, « les femmes musulmanes ne sont pas des poupées, elles doivent sortir voilées et ne pas se maquiller, elles peuvent avoir des activités sociales, mais avec le voile ». Il annonce que les employées des agences gouvernementales doivent porter le hijab islamique, sous peine de se voir refuser l'accès à leur poste. Des centaines de milliers de femmes descendront dans la rue tête nue le 8 mars 1979. Pour la dernière fois.