Dans un article qui a suscité le débat, Descartes met en garde les étudiants dans le contexte de la grave crise sanitaire dont ils sont victimes : ils jouent contre eux-mêmes s'ils demandent — et obtiennent – des aménagements de leurs cours et de leurs examens. Descartes juge par ailleurs sévèrement le laxisme des enseignants qui dévaluent leur propre travail et faussent les résultats en augmentant les notes des étudiants. Extraits.
Pour la génération de nos grands-parents, la vie était dure. Ce qui nous différentie de nos grands-parents, c’est qu’ils étaient, eux, conscients de la dureté de la vie. Conscients que la nature ne cédait pas volontiers ses fruits, que – sauf pour quelques privilégiés, et encore – rien ne vous était donné. Que s’offrir une vie agréable, qu’obtenir la reconnaissance de ses pairs et de ses concitoyens passait par l’effort, le travail, la ténacité. Bref, que la société ne vous devait qu’à proportion de ce que vous lui apportiez.
Deux générations plus tard, nous sommes dans la société du « fun ». La souffrance, l’effort sont remisés au placard des antiquailles. Tout doit être léger, amusant, divertissant. L’école doit être « ludique », le travail doit être « fun », la vie doit être un chemin de roses de laquelle tout effort, toute difficulté, toute angoisse doit être purgée. Le citoyen-consommateur a droit à ce que tout – la connaissance, le travail, la culture – lui soit servi prémâché, pour être avalé sans effort. Qui n’a pas entendu des « cultureux » expliquer qu’il faut « dépoussiérer » l’opéra ou le musée – ce qui en bon français veut dire organiser des expositions et des spectacles « faciles », qui ne nécessitent de l’auditoire aucun effort, aucun travail de compréhension ?
Et bien entendu, ce citoyen élevé au « fun » est un être fragile. L’exposer à la cruauté du monde pourrait sérieusement le traumatiser. Passer des vrais examens, où l’on exige des vraies connaissances et on ne remonte pas les notes de ceux qui ne savent pas ? Vous n’y croyez pas, cela pourrait affecter gravement la « confiance en soi » des étudiants.
Quel est l’être à qui on offre tout prémâché, de qui on ne demande aucun effort, à qui on occulte la cruauté du monde ? Quel est l’être pour qui tout est jeu ? La réponse est évidente : c’est le jeune enfant. Nous vivons dans une société infantilisée, où chacun de nous est sous l’injonction de se comporter en enfant. Pas étonnant dans ses conditions qu’on découvre chez nous toutes sortes de perversions – on sait aussi depuis Freud que les enfants sont des pervers polymorphes – et ce sentiment de toute-puissance symbolique qui s’accompagne d’une impuissance sur le réel.
Prenons par exemple l’article publié dans « Le Monde » du 5 février 2021 sur la situation des étudiants « victimes » de la pandémie : « A l’université Lyon-I, où les partiels ont eu lieu en présentiel, les enseignants du département de mathématiques ont décidé de remonter les notes, quitte à entretenir une illusion de réussite. Les étudiants sont quasiment tous venus, la fleur au fusil, sans doute parce qu’ils n’ont pas conscience de leur niveau véritable, explique Anne Perrut, maîtresse de conférences en deuxième année de licence. Au vu des résultats, nous avons changé nos exigences et adopté un coefficient multiplicateur pour augmenter leur moyenne de trois à quatre points. On ne pouvait tout de même pas les enfoncer. »
Que nous explique cette enseignante universitaire ? Que des élèves qui n’ont pas les connaissances que l’institution estime indispensables auront quand même leur diplôme. Ne pas leur donner, ce serait les « enfoncer ». Et ça, « on ne peut pas ». Le diplôme cesse d’être un certificat, une représentation réelle des connaissances acquises, pour devenir une sorte de « droit » dont il serait injuste de priver les élèves au motif qu’ils ont été empêchés d’apprendre par une circonstance extérieure.
Mais pourquoi les élèves sont venus « la fleur au fusil » ? On parle ici d’étudiants de mathématiques, c’est-à-dire, d’une discipline où l’on travaille avec un crayon et un papier. Que des étudiants de médecine se plaignent de ne pas avoir pu effectuer des dissections, que des étudiants en physique aient perdu la possibilité de passer aux travaux pratiques, cela s’entend. Mais en mathématiques ? Certains me diront que les bibliothèques sont fermées. C’est un argument irrecevable : Les ouvrages fondamentaux sont disponibles sur l’Internet – car les bases des mathématiques n’ont pas changé fondamentalement depuis cinquante ans, et la plupart de ces textes sont dans le domaine public. Ainsi, vous pouvez vous amuser par exemple à télécharger les « éléments de mathématiques » de Bourbaki en format PDF sans difficulté. Bien sûr, le contact avec l’enseignant a son importance, et on peut imaginer que le niveau baisse un peu si les étudiants sont limités dans leurs contacts. Mais de là à arriver « la fleur au fusil » et « ne pas avoir conscience de leur niveau »…
Dans le même article, un professeur de droit à l’université de Toulouse explique le problème : « les étudiants sont moins efficaces car moins disponibles d’esprit. Ils se dispersent dans les sources dont ils disposent et, à la fin, ils produisent un travail moins substantiel que s’il avait été écrit à la main dans l’amphithéâtre ». Autrement dit, ils sont incapables de travailler tous seuls, de se concentrer, de se rendre « disponibles d’esprit » pour faire un effort. Pour le dire en bon français, ils ne sont pas AUTONOMES. Ils ont besoin qu’on leur dise ce qu’il faut faire, comment il faut le faire, et qu’on surveille qu’ils le font. Bref, qu’on les traite comme des enfants.
Comment les étudiants pourraient-ils prendre conscience de leur valeur si leurs maîtres leur mentent, fut-ce avec la noble intention de « ne pas les enfoncer » ? Ce sont au contraire les professeurs – honte à eux – qui se prêtent à cette mascarade qui « enfoncent » leurs élèves en leur mentant sciemment sur leur niveau. Rater un examen, cela arrive à tout le monde et n’a jamais tué personne. L’illusion qu’on sait alors qu’on ne sait pas, elle, peut être fatale parce qu’elle est ensuite très difficile à dissiper.
Ceux qui nous expliquent que les étudiants sont traumatisés de ne pas pouvoir faire la fête, de devoir étudier seuls enfermés chez eux et éloignés de leurs professeurs, et qu’ils seraient pénalisés si leurs professeurs notaient honnêtement savent-ils que pendant la longue nuit de l’Occupation leurs ancêtres ont étudié dans des conditions infiniment pires ? Qu’on a passé le bac – le vrai bac, avec des vrais examens, pas le substitut que nous avons aujourd’hui – sous les bombes dans la Normandie de 1944, et qu’on ne « donna » pas l’examen pour ne pas « enfoncer » les candidats bacheliers ? Que l’université de Strasbourg pendant l’occupation a été repliée à Clermont-Ferrand et qu’on y étudia sous un couvre-feu bien plus sévère qu’aujourd’hui, avec le ventre vide et sous la menace des rafles. Et pourtant on ne fit pas de cadeaux aux examens, on ne baissa pas l’exigence, au contraire. Je me demande ce que Marc Bloch – qui fut professeur dans ces circonstances – aurait pensé de l’idée de conférer un faux diplôme – car un diplôme qui certifie des connaissances inexistantes est un faux, quand même bien il serait tamponné et signé dans les formes – pour ne pas « enfoncer » ses étudiants. Je me demande aussi ce que les étudiants de ce temps-là auraient pensé d’une université qui leur aurait accordé un grade qu’ils ne méritent pas. Personnellement, je ne confierais pas ma tête à un avocat qui me dirait « je ne connais pas mon droit, mais j’ai eu le diplôme l’année du Covid ».
On dénonce le fait que notre gouvernement nous traite comme des imbéciles ou des débiles. Mais le gouvernement ne fait que ce que l’ensemble des responsables institutionnels font à leur niveau : taire les vérités de peur de traumatiser les enfants que nous sommes devenus. Car, voyez-vous, nous sommes devenus faibles, nous avons besoin d’être conservés dans du coton, qu’on nous protège, y compris contre nous-mêmes, qu’on nous dise ce qu’il faut faire. Nous ne sommes plus capables de rien faire tous seuls : il faut des gens qui nous surveillent pour étudier, des gens qui nous « coachent » pour trouver du travail, des gens qui nous aident pour nos démarches. Et à force d’insister, on forme une société infantile, navigant entre la toute-puissance et l’impuissance. Une société où « tout le monde est Charlie », mais où comme à Ollioules l’ensemble de la « communauté éducative » (100% des professeurs, 89% des parents et 69% des élèves, selon LCI) ont voté « non » à la proposition de la mairie de renommer le collège pour lui donner le nom de Samuel Paty, au motif que cela « transformerait le collège en cible ». Depuis quand abdique-t-on en France l’honneur d’être une cible ?
Un an de pandémie a mis en lumière la résilience des Français. Elle a aussi souligné cruellement la débilité de notre discours public, l’incapacité de nos élites – politiques, médiatiques, intellectuelles – à tenir aux citoyens un discours adulte. Ils ont versé dans l’infantilisation et la démagogie. Voilà un sujet qui mérite réflexion, notamment si l’on pense à la campagne électorale de 2022, si nous ne voulons pas que le monde d’après ressemble drôlement au monde de maintenant.