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3 octobre 2021 7 03 /10 /octobre /2021 09:05

Avec le concours de la municipalité de Lyon et de l'Université Lyon 2, les amis de Michel Cornaton, décédé le 5 octobre 2020, lui ont rendu hommage les 1er et 2 octobre 2021. Docteur en sociologie et docteur ès lettres (psychologie), Michel fut professeur de psychologie à l'Université d'Abidjan (Côte d'Ivoire), professeur de psychologie sociale à l'Université Lumière Lyon 2, fondateur et directeur de la revue littéraire Le Croquant.

 

Ci-dessous le texte de mon témoignage lors de cette rencontre.

 

J’ai connu Michel Cornaton comme professeur de psychologie à l'Université Nationale de Côte d'Ivoire vers 1980. J'avais autour de trente ans et lui un peu plus de quarante. Nous fûmes collègues dans ce lointain proche où des amitiés très solides pouvaient se nouer entre expatriés. Michel est l’une des personnalités les plus singulières, les plus riches et les plus attachantes qu’il m’a été donné de côtoyer. 

 

L'Université avait confié à Michel la grave et lourde responsabilité de fonder les enseignements et la recherche de psycho, tâche dont il s’acquitta admirablement. Avec l’estime et la reconnaissance, et des collègues ivoiriens, et des collègues français.

 

La maladie l’a empêché de revenir par le livre sur sa période abidjanaise. Il me dira sa « peine » de ne pas pouvoir rendre compte de son « éveil africain ». Ce fut un beau moment de sa vie. D’une part parce qu'il fonda les études universitaires de psychologie en Côte d’Ivoire en opérant une vraie synthèse entre les données de l’Université française en la matière et le champ à labourer et à théoriser des acquis africains qui avaient précédé son arrivée sur le sol ivoirien. D’autre part, parce qu'avec sa nouvelle épouse Fabienne (ancienne membre de la troupe de Maurice Béjart et qui enseigna la danse classique à Abidjan), il s’adonna de nouveau aux joies de la paternité avec son petit dernier Irénée, compagnon de jeu, dans le bac à sable de notre immeuble, de mon fils Nicolas. Au risque de surprendre, quand je pense à Michel, ce n’est pas l’image de l’intellectuel singulier et éblouissant qui vient en premier, mais celles de nos conversations sans fin, au retour de la Fac, assis sur un banc de pierre inconfortable d’où nous surveillions nos rejetons en refaisant le monde, naturellement. Il faut dire qu’il y a chez Cornaton une force intellectuelle tranquille et désarmante – à laquelle je me suis frotté pendant des années à Abidjan – quand il introduit mine de rien un argument, une réflexion dans la conversation, avec humour et en soulevant, en un effort simulé, des montagnes d’esprit qui désarçonnent.

 

La dernière fois où nous nous vîmes, autour d’un repas, chez moi, en compagnie de ma fille aînée Isabelle qu’il avait connue enfant à Abidjan, il exprima, en une sorte d’élégie ad hominem, de chant de mort prémonitoire, l’idée selon laquelle, en bout de vie, l’écriture servait à retrouver ceux que l’on avait aimés, en étant le porte-plume de quelque chose qui nous dépassait tous.

 

Sa vie durant, il resta traumatisé par sa rencontre avec Bourdieu, ce qui ne l’empêcha pas d’être le premier en France à soutenir une thèse sur la guerre d’Algérie. Il m’écrivit un jour qu’en trente ans à peine, il avait « en effet rencontré le pire des hommes, Pierre Bourdieu, en 1964, et la crème des hommes, Jean Tardieu, en 1991. Malgré  la rime riche, rien de plus antithétique que ces deux êtres, le  sociologue et le poète ».  Et il sut donner un sens profond aux deux étapes africaines de son existence. Je me permets ici de citer l’article que j’avais consacré au dernier livre de Michel : « Par delà les justifications moralisatrices et culturelles (la « mission civilisatrice », le « fardeau de l’homme blanc »), en Algérie ou ailleurs, la colonisation, qu’elle ait été de peuplement ou non, c’était bien : « ôte-toi de là que je m’y mette », ce que, dans les années trente, Orwell avait qualifié de " racket ". Comme il n’y avait pas de place pour tout le monde sous le beau soleil africain (ou indochinois ou autre), il fut décidé de pousser les indigènes pour prendre leur place, de les obliger à se resserrer, à occuper les cases noires de l’échiquier (les mauvaises terres) pour que les Européens occupent les blanches. En 1860, un officier avait froidement planifié le bouleversement nécessaire : « Nul doute, dans un siècle, l’élément indigène se sera transformé, et le but de la France sera atteint ; ou s’il est resté réfractaire, les transactions aidant, la case blanche aura absorbé la noire. Dans ce cas, aux yeux des nations, comme devant notre conscience, nous aurons agi avec équité, et nous pourrons dire : si l’élément indigène a disparu, c’est qu’il avait à disparaître. » Jamais Michel ne mit en avant son courageux passé militant en Algérie.

 

Malgré l’utilisation d’un double, d’un intercesseur (ou peut-être grâce à), on peut dire qu’il n’y a pas, chez Michel Cornaton, l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette entre l’œuvre et l’homme. Michel ne reconstruit pas son passé : il le déconstruit pour en offrir une vision construite bourrée de sens. L’empathie qu’il éprouve pour son double est contagieuse. Comme Montaigne – et il m’avait gentiment reproché de convoquer l’auteur des Essais quand je pensais à lui –, c’est lui-même qu’il peint mais il n’a pas besoin d’avertir son lecteur que son œuvre est « de bonne foi ». Comme Montaigne il « forge son âme ». Il quête ce que les Allemands appellent Erfahrung, c’est-à-dire l’expérience accumulée, et il nous en donne l’origine. Et comme son écriture est aussi précise que limpide, on sort enrichi et heureux de l’avoir lu. »

 

Je voudrais terminer ce propos d’une manière que je qualifierai de « cornatonesque », c’est-à-dire, par une anecdote, en espérant faire sourire – Michel était un prince de l'humour, en particulier lorsqu'il l'adressait à ses dépens – tout en visant le sens profond de l’existence. Un jour, à Abidjan, Michel et Fabienne nous demandent de garder Irénée deux heures car ils avaient un rendez-vous impromptu. Nous acceptons, bien sûr. Au bout d’une demi heure, Irénée a une diarrhée tropicale. Nous le nettoyons et le rendons propre comme un sou neuf à ses parents qui se confondent en excuses alors qu’ils n’étaient coupables de rien. Quelques semaines plus tard, Michel nous offrit un exemplaire de son dernier livre. Dans la longue dédicace dont il eut la gentillesse de nous gratifier, il écrivit : « s’il vous arrive de vous occuper à nouveau d’Irénée et s’il a à nouveau un embarras gastrique, au moins je vous aurai fourni le papier nécessaire. »

Un magnifique portrait de Winfried Veit réalisé en cinq jours pour cette rencontre

Michel Cornaton : souvenir et hommage

Michel Cornaton à table avec ma fille aînée

Michel Cornaton : souvenir et hommage
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