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2 décembre 2021 4 02 /12 /décembre /2021 06:00

 Rédigé par Gilles Questiaux pour Réveil Communiste

 

Les combats d'émancipation culturels et individualistes issus des années 1960 ont perdu leur raison d'être

Il ne s’agit pas de revenir en arrière sur les transformations des sociétés occidentales qui ont émancipé l’individu et supprimé les discriminations depuis les années 1960.

Le féminisme, l’anticolonialisme, l’antiracisme, la lutte contre l’homophobie, la remise en cause des pratiques autoritaires dans l’éducation et dans la vie courante, l’abolition de la peine de mort, sont des causes justes. Pour ce qui est de leur noyau central ces causes ont d’ailleurs triomphé politiquement dans les années 1970, et la (contre) révolution conservatrice des années 80 et 90 n’a pas entamé fondamentalement ces acquis.

Il s’agissait principalement d’humaniser les pratiques sociales de la vie quotidienne en supprimant la violence physique ordinaire et d’abolir les discriminations envers les femmes et les groupes minoritaires.

Il ne s’agissait pas, simultanément, d’établir une égalité réelle, loin du compte, ni d’abolir la violence tout court. Une discrimination est une loi, ou une pratique juridique qui en a la force. Ce n’est pas une inégalité, même si elle est manifestement injuste, comme le sont les différences salariales entre hommes et femmes. Il s’agit dans ce cas d’un phénomène social lié non à la violence abusive mais au fonctionnement régulé, non arbitraire du capitalisme dans ses conditions de violence normales. Comme Marx le montre formellement dans Le Capital, l’exploité est exploité dans les règles, il ne subit aucun préjudice légal, au sein du mode de production capitaliste, et pourtant il revient du marché du travail la peau tannée, et si on veut remédier à l’exploitation, il faut renverser le capitalisme.

On peut manifester efficacement contre le racisme quand il a force de loi, comme l’ont fait les Américains pour les droits civiques en 1963 sous l’égide de Martin Luther King, car on peut obtenir l’abrogation de cette loi. Manifester contre les idées d’extrême-droite, comme récemment à Paris, ne sert à rien, à part leur faire de la publicité. On argumente contre des idées, et vouloir les interdire – car c’est de cela qu’il s’agit - est contre-productif.

Si on confond la lutte contre les discriminations avec la lutte contre l’exploitation on invite les exploités à se disputer entre eux pour se faire exploiter dans les meilleures conditions. Les mesures de « discrimination positive » qu’on envisage lorsqu’on constate que les discriminations sont abolies mais que l’injustice sociale envers ses victimes demeure deviennent forcément une « discrimination négative », non contre la bourgeoisie, mais contre les prolétaires qu’on estime avoir été favorisés dans le passé – souvent lointain - par rapport aux autres. Leur effet est de favoriser l’apparition d’une petite (ou grande) bourgeoisie issue des groupes minoritaires et de favoriser la carrière des « femmes puissantes » chères à Léa Salamé.

Si en effet femmes, noirs, musulmans, sont plus souvent exploités qu’à leur tour, ce n’est plus en tant quel tels, ils sont parfaitement égaux sous cet aspect aux ouvriers blanc, (ex-)chrétiens, de sexe masculin. La lutte catégorielle ne peut aboutir qu’à créer un avantage indu aux bourgeois de ces catégories (comme une Rama Yade qui relève des trois, qui n’ayant pas réussi à devenir présidente en France, s’est expatriée à New York pour cracher dans la soupe).

Il s’agit maintenant pour ceux qui continuent de lutter pour ces causes, dans un contexte beaucoup plus facile et avec l’approbation de la majorité des grands médias distillant le conformisme idéologique, et des institutions de l’État, tout au plus de luttes contre les effets durables de discriminations du passé dus à l’inertie sociologique. En clair, il faut maintenant principalement batailler contre les mauvaises pensées des individus et leurs effets psychologiques (par exemple le regard condescendant ou méprisant) qui continuent d’affecter les descendants des discriminés.

Or il est risqué de croire qu’on va changer les mentalités et les gens en leur faisant la morale et en tentant de les culpabiliser. Cela, tout le monde le sait. Aussi cela n’est peut-être pas le vrai but de ces combattants de la vingt-cinquième heure qui enfoncent des portes ouvertes en prenant des attitudes héroïques.

Le racisme d'aujourd’hui n'est plus un produit de l'État, mais un ressentiment honteux qui ne se donne libre cours que dans des milieux marginalisés, ou une pulsion intérieure perverse qui de toute manière ne peut pas se combattre avec des lois, mais par une éducation de fond sur plusieurs générations, qui est d'ailleurs en cours, et il se renforce au contraire lorsqu’il est visé par des lois forcément inopérantes. Les historiens savent très bien que la redondance législative dans la répression n'est que le symptôme de la persistance chronique d'un comportement qu'on n'arrive pas à éradiquer. Et la crétinerie législative qui veut régler tous les problèmes particuliers avec des lois est un mal spécifiquement français. De plus, un des effets de la victoire des combats pour l’émancipation des individus et pour la promotion de la non-violence est précisément l’affaiblissement de la capacité de répression de l'État sur le plan culturel : on demande au même État qu’on a désarmé moralement de réprimer racistes, fascistes, homophobes, sexistes, etc ; ce n’est pas cohérent.

(Cette capacité de répression ne subsiste que pour protéger la propriété bourgeoise, et seulement celle-là).

Il ne s’agit pas de revenir sur les résultats des luttes des années 1960, il s’agit simplement de constater le fait qu’elles ont atteint leurs limites et que persister à vouloir repousser cette limite aboutit à recréer de l’aliénation davantage qu’en supprimer. Et pourrait même mettre en danger l’acquis.

Si on regarde par exemple la question de l’éducation des enfants : brutalité et maltraitance reculent, et c’est fort bien, mais l’excès des campagnes visant à culpabiliser, mais aussi à dénoncer et à réprimer les parents aboutit à un nouveau type de maltraitance dont les effets sont visibles partout: la négligence éducative de masse, et la montée des violences entre enfants laissés sans repères d’autorité. Car les producteurs de ces discours bien-intentionnés n’ont aucune alternative éducative à proposer aux familles dysfonctionnelles qui se multiplient du fait même de la dissolution de l’autorité parentale.

Parfois la maltraitance prend des formes nouvelles à la suite de l’incohérence des indications des pouvoirs publics, notamment dans l’éducation. L’angoisse du carnet de note devient pathologique au moment où les notes se sont vidées de leur signification. L’accès de tous au diplôme de base, le bac, non seulement lui fait perdre toute valeur, mais transforme le cas des exceptions – il faut bien qu’il y ait des exceptions pour justifier l’existence de l’examen - en drame tragique. On en arrive à la situation grotesque où le contenu de connaissance de l’éducation secondaire tend à s’effondrer, tandis que l’exigence de succès de la part de parents déboussolés devient hystérique.

La tyrannie par la contrainte physique sur les corps qui scandalisait - et fascinait - tant Foucault est remplacée par une douce tyrannie, non létale, beaucoup plus difficile à circonscrire et à combattre. On peut tuer tout autant avec un oreiller qu’avec un gourdin. Au lieu d’être un peu trop rudement recadrés en usine les adolescent prolétaires en échec scolaire tournent maintenant en rond dans les rues, sans repère dans un univers de « gentils organisateurs » irresponsables et tolérants de tout qui n’a rien à leur proposer. d’où la consommation de marchandise volée, la drogue, la violence gratuite et l’anomie.

Aujourd’hui, ce n’est pas le refus clairement formulé et le mépris exprimé en face qui manifestent l’injustice. C’est la procédure tout sourire d’évitement hypocrite et le maintien dans l’ignorance des réseaux d’entraide efficaces. Personne ne rend à l’étudiant le service désagréable pour les deux parties de lui signifier que ses connaissances et ses savoir-faire ne sont pas à la hauteur de ses ambitions. Il est donc invité à persister dans les impasses, à gâcher ses chances réelles, et à se marginaliser. Seul l’étudiant bourgeois sera repêché en cas d’échec après une sévère réprimande (ou non !) et une coûteuse remise à niveau dans une institution privée.

Aujourd’hui, la répétition du langage de l’émancipation juridique lorsqu’elle est déjà accomplie joue un rôle mystifiant, négatif pour la prise de conscience individuelle, contribue à invisibiliser le prolétariat et développe de nouvelles formes d’aliénation.

Dans ses aspects les plus sociaux, cette lutte prolongée au-delà de ces buts transparents devient un instrument de gestion du déclassement, de gestion des pauvres. Parmi tous les groupes qu’on estime avoir à défendre d’une forme particulière d’injustice, irréductible à la lutte des classes, on va y ajouter celui des pauvres, exclus du monde du travail. Or si les ouvriers ont à leur disposition au moins théoriquement l’arme de la grève et de la lutte collective, les pauvres sont complètement désarmés : leur unique recours est de susciter la compassion et le zèle caritatif. Lequel est en effet narcissiquement très valorisant pour ceux qui le pratiquent. Les pauvres et autres groupes bénéficiant de cette protection à double fond perdent le respect de leur frères, sont entraînés dans le labyrinthe de la dépendance, dans l'autodestruction, et invités à jouer la comédie de la mendicité.

L’image du malheur et donc les médias qui la construisent joue un rôle central dans des luttes qui deviennent des luttes d’image – des images de lutte. Des migrants meurent noyés par milliers ou meurent de froid devant les barbelés. Que pèsent alors en comparaison les soucis de travailleurs qui sont logés, nourris, qui disposent d’un revenu ? des "nantis"? d’autant que ces prolétaires ont le mauvais goût de manquer au devoir de solidarité auquel nous sommes convoqués par ces images.

Ces images sont réelles, mais leur diffusion est absolument disproportionnés par rapport à l’ampleur des problèmes sociaux et économiques réels qui se posent au monde. et les gestes de solidarité filmés qu'elles exigent ne sont pas des solutions au problèmes humains qui leur sont sous-jacents, ils contribuent au contraire à les aggraver. Ces images n’apparaissent d'ailleurs que lorsqu'elles vont proposer à la générosité captive du public une action sans alternative : une fois que les migrants sont dans le bateau qui est en train de couler, ou qu’ils sont en train de mourir de froid devant les policiers polonais, il paraît déplacé de remarquer qu’ils n’auraient pas dû se mettre eux-mêmes dans cette situation, contrairement aux déportés vers les camps de la mort auxquels ils sont si facilement comparés. Toute réflexion globale sur les aspects contradictoires de ce grand trafic de main d’œuvre, qui fait apparaître la collusion objective des ONG de bienfaisance avec les mafias de négriers est politiquement incorrecte.

Il s’agit maintenant de trouver une solution au problème politique central qu’à créé cette lutte d’émancipation individuelle et individualiste qui s’est prolongée au-delà de sa pertinence historique, en ce qu’elle a fracturé la société sur le plan culturel, en laissant la plus grande partie du prolétariat du « mauvais coté ». Et c’est bien ennuyeux quand on prétend changer le monde parce que c’est la seule classe qui peut changer le monde véritablement.

La gestion émotionnelle des causes médiatiques est basée sur le refus de la pensée et du recul critique, jusqu’à en proposer l’interdiction. De même que la droite considère que réfléchir aux causes du terrorisme c’est déjà l’excuser, pour la gauche interroger le bien fondé de l'action des migrants est inacceptable. Les deux partis de la politique bourgeoise se complètent parfaitement.

Or c’est le prolétariat qui pose ces questions inacceptables. Il faut donc se résigner à le voir se tourner vers les forces obscures. Passé le prolétariat par profits et pertes, c’est aussi l’ensemble du processus d’émancipation de l’humanité de la société de classe, origine de tant de misère et d’aliénation, qui passe à la trappe. Il ne peut pas y avoir de progrès social si le prolétariat ne participe pas activement à la lutte pour ce progrès.

La persistance de leur adhésion à des démarches émancipatrices au delà des buts qu’ils peuvent atteindre, et attendre, finit par faire des militants des combats d’émancipation issus des années 1968 une composante du conservatisme global de la société de classes et de l’injustice sociale : un meilleur des monde du caritatif et de la bienfaisance, voué à servir l’ordre établi et à jouer de fausse opposition – alibi démocratique.

Karl Marx et le socialisme, ou Michel Foucault et le libéralisme, il faut savoir choisir sa source d’inspiration critique philosophique et politique.

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commentaires

A
On dit souvent que ce qui se passe aux USA préfigure ce que nous connaîtrons ici. Même si c'est une idée usée jusqu'à la corde elle reste souvent confirmée.<br /> Aux USA de la fin du XIXème siècle aux années 30 avec des moments de plus grande intensité au début du XXème siècle la guerre menée par le patronat étasunien contre toute forme d'association ouvrière a été féroce. On se souvient de ces armées constituées pour briser toute contestation et en particulier de l'agence Pinkerton qui " dès 1877, se met au service du patronat pour briser le mouvement syndical naissant dans tout le pays. Ses agents sont payés pour infiltrer les syndicats et les usines. Les ouvriers les appelaient « les Pinkerton sanguinaires ».<br /> Le bilan est incontestable : le patronat a gagné. Mais cette victoire n'est pas seulement physique, elle l'est surtout dans les esprits puisque toute les classes sociales étasuniennes et donc la classe ouvrière adhèrent majoritairement à l'idéologie libérale. Ce n'est pas seulement une adhésion en positif mais surtout une adhésion qui se manifeste par un sentiment horrifié des alternatives marquées à gauche. Il faut dire aussi que la présence de la religion depuis l'origine est un élément déterminant dans l'acceptation d'un ordre du monde tel qu'il est et donc à un certain fatalisme.<br /> Chez nous si les voies empruntées par le capitalisme pour détricoter le syndicalisme sont différentes, elles conduisent aux mêmes effets. Et force est de constater que nous ne sommes plus aujourd'hui très éloignés de la situation étasunienne. Les sondages nous le démontrent tous les jours. Complémentairement le capitalisme a compris depuis longtemps que contrairement au passé il ne faut pas mettre les salariés dans une situation totalement désespérée mais les tenir à flot dans cette zone entre 2 eaux où on espère ne pas sombrer. Suivant cette idée il me semble même que le niveau de l'emploi salariale est maintenu artificiellement compte tenu de l'évolution informatique et technique. C'est le paradoxe de l'industrialisation et aujourd'hui de l'informatique créé par le capitalisme qui provoque un chômage de masse en maintenant artificiellement le haut niveau du temps de travail individuel au lieu de repartir globalement le travail nécessaire. <br /> Quant aux divagations soixantuitardes du flower-power j'ai toujours trouvé ça d'un con. Il était évident sans nécessairement être un grand penseur qu'il était totalement idiot d'imaginer qu'il était possible de régler les problèmes de l' humanité par un débordement d'amour ou en se transformant en anachorète.<br /> En résumé la première des résistances que l'on espère des intellectuels ou des responsables de gauche c'est de ne pas céder aux idées à la mode. Faut bien dire que pour cela il faut au minimum que ces personnes soient elles-mêmes réellement de gauche.
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