Cette première attaque ayant échoué, les adeptes de l’idéologie décoloniale entreprirent d’organiser le 30 septembre 2021 une journée entière de conférences pour s’en prendre une nouvelle fois à ces vénérables tapisseries. Il s’agissait alors de « ré-envisager les "objets patrimoniaux" à l’aune de perspectives méthodologiques et épistémiques nouvelles ». (On notera les guillemets soupçonneux autour d’« objets patrimoniaux »). Le texte d’annonce de cette journée est saturé de cette idéologie post-coloniale qui semble n’avoir pour seul objectif que la condamnation de la méchante Europe. Les historiens se font moralistes et c’est une morale de la déconstruction.
La tenture est évidemment une représentation exotique et fantasmée des pays lointains. L’étrangeté de la végétation, des animaux, des individus est mise en valeur par l’artiste, témoignant de la curiosité des Européens pour l’autre et l’ailleurs. Nul racisme, nulle caricature : c’est une description émerveillée de la beauté d’un monde inconnu. Or, aux yeux de nos nouveaux moralistes, rien ne peut être positif dans cette curiosité. Le texte d’annonce de la journée d’étude affirme ainsi que « l’exubérance des éléments déployés n’est pas sans soulever plusieurs questionnements du point de vue des débats actuels autour des questions du racisme, de l’esclavage et du passé colonial des nations. » Tout est bon pour évoquer « l’exploitation coloniale qui se sert du labeur des esclaves africains » quand bien même précisément cette tapisserie montrerait l’inverse : une mission diplomatique africaine au Brésil, magnifique témoignage de la participation du continent noir aux prémices de la globalisation du monde.
Une fois de plus, le courant progressiste met en œuvre une politique de la censure fondée sur une lecture moralisatrice, culpabilisatrice et de surcroît ici parfaitement biaisée. Cette critique puritaine qui veut expurger ce qui ne lui convient pas est désignée sous le nom américain de « cancel culture », une culture de l’annulation qui est surtout une annulation de la culture. Dans le mouvement créé par ce courant de la pureté, des films sont censurés, des livres sont condamnés, des dictionnaires sont modifiés, des personnes qualifiées perdent leur emploi. Les excès délirants de cette lame de fond ont conduit à la destruction de statues de grands hommes à travers le monde anglo-saxon. Quand elles ne sont pas détruites, ces œuvres sont dégradées. Les pouvoirs publics, pleutres et soumis, décrètent alors que ces sculptures sont « problématiques » et les retirent. En France, la statue du général Joseph Gallieni est vandalisée, celle du grand Colbert est également souillée. Cette pulsion nihiliste fait immanquablement songer à la révolution culturelle chinoise et à la lutte contre « les quatre vieilleries », entraînant la destruction des œuvres d’art et des témoignages du passé non conformes à l’idéologie autorisée.
Mais le plus frappant reste la soumission des institutions et des intellectuels aux caprices émotionnels d’une petite minorité d’individus endoctrinés travaillant avec acharnement à une grande épuration de l’Histoire sur l’autel de la probité morale. Guidés par une volonté d’interdire ce qui n’est pas conforme à l’idéologie politiquement correct, ces derniers veulent chasser de l’espace public tout ce qui peut « offenser ». Nous sommes tombés au niveau des talibans qui ne supportent pas ce qui est contraire à leur vision du monde.
Pierre Jourde, écrivain, professeur d’université et critique littéraire, publia en 2019 dans L’Obs une tribune éloquente à cet égard : « Notre époque a la passion de la censure, et désormais cette censure n’est plus la vieille censure réactionnaire de droite, elle est presque exclusivement pratiquée par des gens qui se réclament de la gauche et du progrès, et exercent un véritable terrorisme intellectuel. C’est un retournement historique, qu’on étudiera lorsqu’on fera l’histoire des mentalités et des idées au XXIe siècle. Au nom du progrès, de la gauche, du Bien, on persécute et on empêche de parler ou de travailler des écrivains, des artistes, des journalistes, des intellectuels. »
Charlie Hebdo a pris acte lui aussi aujourd’hui de ce grand retournement. Il concède désormais que la censure a changé de camp. Dans son éditorial du 7 janvier 2020, « Les nouveaux visages de la censure », le chef de la rédaction expliquait qu’il y a « trente ou quarante ans », le politiquement correct « consistait à combattre le racisme ». Mais tout a changé. « La gauche anglo-saxonne a inventé le politiquement correct pour faire oublier son renoncement à lutter contre les injustices sociales. La lutte des classes, trop marxiste à ses yeux, a été remplacée par la lutte des genres, des races, des minorités, des sous-minorités et des micro-minorités. »
La remise en cause aujourd’hui de la tenture des Indes conservée à la Villa Médicis est symptomatique d’un vaste mouvement. Les auteurs de l’attaque le disent d’ailleurs eux-mêmes. Cette affaire est révélatrice d’un bouleversement intellectuel majeur qui dépasse très largement la seule question patrimoniale. La critique décoloniale promeut une vision culpabilisatrice et mortifère de l’histoire européenne qui se nourrit d’une puissante haine de soi [5]. Et désormais, l’Occident se déteste tant lui-même qu’il cherche avec fureur son propre anéantissement.