Moi qui, depuis 1969, ai toujours signé mes écrits de mon nom, j’ai constaté avec surprise que la grande majorité des internautes écrivants (mais pas écrivains ou journalistes professionnels) signaient d’un pseudonyme. Ce n’est pas par souci de protection : en trois clics, un policier ou un gendarme un peu branché retrouve le signataire de n’importe quelle note. Alors, pourquoi ?
Il convient de mettre en corrélation l’utilisation massive du pseudo avec la manière dont les internautes échangent entre eux. Je cite Martina Charbonnel car je me retrouve assez bien dans ce qu’elle écrit :
« Bien des internautes persistent à me vouvoyer alors qu'ils tutoient facilement les autres blogueurs. Parmi les gens qui me disent « vous », certains estiment, peut-être à juste titre, qu'ils ont eu trop peu d'échanges avec moi pour me dire « tu ».
Je n'idéalise pas, pour autant, le tutoiement. On n'est pas forcément amis parce que l'on se dit « tu ». Bien des coups bas s'échangent avec la caution d'un tutoiement facilement acquis, comme si la familiarité autorisait à chercher des poux dans la tête d'une personne que l'on estime connaître suffisamment pour prendre un malin plaisir à la dénigrer. En un sens, mieux vaut encore me dire « vous » et me respecter que de me tutoyer pour m'adresser des vacheries.
Les blogs permettent-ils de créer des liens plus authentiques, que ceux de la vie quotidienne ? Sans doute, car entrer dans le vif du sujet d'une note permet d'échapper à la superficialité des échanges sur tout et rien. Cette forme de communication n'abolit pas pour autant la distance entre des mondes qui ont peu de chances de se côtoyer.
Avec tout ça, je n'ai rencontré aucun internaute du nouvel obs. Est-ce si important ? »
Cette collègue ressent, comme bien d’autres, les limites des échanges sur la toile. Je dirai que ces limites sont renforcées par l’utilisation du pseudo. Je n’insisterai pas ici sur les insultes que certains anonymes nous envoient avec le courage que permet un faux nom, simplement pour déplorer que les administrateurs des blogs où l’on se fait insulter ne censurent pas les propos ignobles qui nous visent. L’important est que, de même qu’on « visualise » un interlocuteur au téléphone qu’on ne connaît pas, de même qu’on « voit » dans le filigrane de la page de son roman un romancier qu’on n’a même jamais aperçu en photo, on se crée une image d’un pseudo dès lors qu’on a lu sa prose. Et bien sûr, neuf fois sur dix, on fait erreur. Tenez : un intervenant régulier et fort subtil sur nouvelobs a pris comme pseudo une expression médicale que connaissent bien les cardiologues. Pour je ne sais quelle raison, j’ai assimilé ce pseudo à une correspondante, me trompant lourdement. Ce qui signifie que chaque fois que je le lisais, je le recevais en tant que femme, avec des réflexions aussi pertinentes que : « Elle écrit cela, forcément puisque c’est une femme » (existe-t-il une écriture féminine, qu’est-ce qu’une écriture féminine ?, ces questions relèvent d’un autre débat, passionnant au demeurant). J’avais une petite excuse : lorsque je parle, dans la vraie vie, c’est moi – à quelques nuances près – qui produit mon énoncé. Lorsque j’écris – que ce soit de la fiction ou non – c’est ce que j’ai écrit qui, rétroactivement, me constitue en tant qu’énonciateur, d’autant plus fictif que j’ai utilisé un pseudo.
J’essaierai de suggérer dans ce qui suit que le pseudo est le contraire de la modestie, que c’est une expansion de l’ego.
Qui dit pseudo dit clivage, dédoublement. Le pseudo d’Yves Montand était un hommage indirect à une expression que sa mère serinait. Le romancier Jacques Laurent signait ses livres alimentaires, ceux qui visaient au commercial, “ Cécil Saint-Laurent ” et ses livres “ sérieux ” Jacques Laurent. Quand Jean-Jacques Goldman écrivait pour Patricia Kaas ou Florent Pagny, il signait d’un pseudo. Mais il signait de son nom les textes qu’il chantait lui-même. Gilbert Bécaud prit comme pseudo le nom du compagnon de sa mère, qu’il considérait comme son vrai père ; et il fit de son deuxième prénom le premier.
Chacun de ces exemples montre, à sa manière, que nous sommes dans le manque ou dans l’incomplétude. Il y a en permanence, chez tout individu, une béance à obturer, ce que les lacaniens appellent une (re)fente. Nous nous ressentons comme finis et nous sommes imparfaits, aux sens de non achevés et de non parfaits. Cette imperfection peut être comblée par ce que Rimbaud appelait « l’autre » (quand j’écris, de mon nom ou d’un autre nom, « “ je ” est un autre »). Il y a alors désir d’une ou de plusieurs identifications successives. Attention, un chauffeur routier de 130 kilos qui signe “ Mirabelles ” n’est pas aliéné comme celui qui se prend pour Napoléon. Il y a simplement reconnaissance d’une part de lui-même (qui peut être alimentée par de l’humour au 17è degré) qui l’augmente en tant que sujet.
Méfions-nous des justifications a posteriori. Lorsque Patrick (ou Maurice, selon les sources) Benguigui disserte de manière un peu désinvolte sur son pseudo “ Bruel ” en demandant « Qui voudrait passer pour le fils de Jean Benguigui ? », il botte en touche. Quand Philippe Fragione explique qu’il comprit très tôt qu’il ne ferait pas carrière dans le rap avec son nom et son prénom, et qu’il prit donc le pseudo d’Akhenaton, il ne nous permet pas d’accéder à son vrai désir. Quand Björk Guðmundsdóttir nous dit que son patronyme était trop compliqué pour être gardé, elle nous cache quelque chose de très profond par rapport à son père (son patronyme signifie “ fille de Guðmunds ”). Le problème est-il de même nature pour Charles Aznavour lorsqu'il supprime le “ ian ” de son nom (“ fils de ” en arménien) ? Lorsque Marie-Hélène Gauthier choisit pour pseudo “ Mylène Farmer ”, ce n’est pas uniquement pour des raisons de commercialisation. Bernard Lavilliers s’appelle Oulion. Bon, d’accord, il y avait urgence, mais pourquoi “ Lavilliers ” ? Lorsque Hervé Forneri choisit le nom de scène “ Dick Rivers ”, sait-il que cela peut signifier “ Rivières à Bites ”, en d'autres termes, l'appel du fantasme américain est-il plus fort que tout ? Et Chantal Goya, qui s’est époumonée pour huit générations de bambins, qu’aurait-elle fait de son vrai nom Chantal de Guerre ? Cela dit, qu’a-t-elle à voir avec “ Goya ” ?
Pour approfondir mon questionnement, je citerai Victor Hugo et George Orwell. Que nous dit celui qui risqua réellement sa vie pour ses écrits ?
« Il vient une certaine heure dans la vie où, l'horizon s'agrandissant sans cesse, un homme se sent trop petit pour continuer à parler en son nom. Il crée alors, poète, philosophe ou penseur, une figure dans laquelle il se personnifie et s'incarne. C'est encore l'homme, mais ce n'est plus le moi. »
Hugo étant ce qu’il était, on comprend fort bien qu’il se soit senti « trop petit ». Orwell pose le même problème, mais en creux :
« On ne peut écrire quoi que ce soit de valable si on ne gomme pas sa propre personnalité ».
L’auteur de 1984 a dit et répété qu’il avait pris un pseudo pour protéger sa famille, pour lui témoigner des égards et pour atténuer ses rapports contradictoires avec la bourgeoisie. Certes, mais le choix du nom d’une petite rivière du Suffolk et d’un prénom à la fois royal et prolétaire n’explique pas tout car il ne fait que renvoyer à la biographie. Idem pour Hergé, le père de Tintin, qui descendait, peut-être par les croisées et non les croisés, d’un aristocrate belge.
Le pseudo est un masque. Porter un masque (d’écriture ou non), c’est produire un repoussé que l’on affirme, que l’on martèle du dedans et qui nous aide à créer une persona qui n’est autre que l’enveloppe du discours. Julien Gracq disait que Céline (pseudo, prénom de sa grand-mère et de sa mère, hum-hum !) s’était « mis en marche derrière son clairon en vociférant » (dans la vraie vie, Julien Gracq s'appelait Louis Poirier). Utiliser un pseudo, c’est se mettre en marche derrière son masque. Roland Barthes expliquait que le masque/pseudo n’avait rien d’original puisque tous les écrivains et écrivants s’affublaient d’un masque, ce qu’il appelait « les différentes pelures d’oignon ». Enlevez un masque chez un auteur et vous tomberez sur un autre masque.
Pourquoi ce problème à l’infini ?
Parce que, lorsque nous écrivons, nous mettons en branle au moins trois strates de nous-même. Il y a l’individu, disons « Jean Dupont », puis l’instance narrative (le “ Jean Dupont ” écrivant, distinct de l’individu : il est gai, mais écrit quelque chose de triste) et l’image que “ Jean Dupont ” veut donner de lui aux gens qui vont le lire. À l’intérieur de ces strates, il y a forcément des sous-strates, tout cela évoluant avec le vent, la pluie, le contexte, les rages de dents etc.
Prendre un pseudo, c’est aussi déplacer le lieu d’où l’on parle. C’est vouloir – sans y parvenir jamais totalement – effacer ou faire oublier ses goûts, ses conceptions, ses manières, son origine, son éducation. C’est le signe d'une volonté de transformation, plus importante que le jeu de cache-cache.
Pour les linguistes (voir Oswald Ducrot, Le dire et le dit), tout locuteur se dédouble en un locuteur en tant que tel (le locuteur considéré du seul point de vue de son activité énonciative) et un locuteur en tant qu'être au monde, en tant qu’un être du monde. Ces deux instances ne doivent pas se dissocier. L’utilisateur du pseudo souhaite donc, non seulement, que l’individu et le producteur ne fassent qu’un, mais aussi que l’énoncé et l’image de l’énonciateur se confondent.
Ça marche plus ou moins…
Texte publié sur mon blog en février 2011.