Il n’est pas simple de choisir des prénoms pour nos enfants. C’est un exercice périlleux. On commet souvent, plus ou moins consciemment, des bourdes irréparables. Sans croire pleinement au déterminisme, force est de constater que nous sommes marqués par nos prénoms, comme par nos patronymes d’ailleurs. Tenez, moi, par exemple : je m’appelle Gensane. C’est un nom d’origine catalane (côté français) qui veut dire, vraisemblablement, « homme fort ». Il se trouve que mes parents, sans connaître sa signification, m’ont donné comme prénom Bernard, qui signifie chez les Teutons « ours endurci » (ils ne devaient pas non plus connaître l'histoire de mon saint-patron, Bernard de Clairvaux, une sorte de facho pour l'époque, intégriste, belliciste). Ils ont donc doublé le sens du nom par celui du prénom. Il n'empêche : comme tout le monde, j’ai eu mon lot d’ennuis de santé, mais j’ai l’illusion d’être costaud. Cela dit, toutes les Cécile ne sont pas aveugles, tous les Claude ne sont pas boiteux, même si, comme les Dominique et tous ceux qui portent un prénom mixte, ils peuvent avoir des problèmes d’identité sexuelle. Sans parler des Jean-Marie (n’est-ce pas, Le Pen ?) et autres Marie-Jean ou François-Marie. Au XVIIIe siècle, s’appeler François-Marie, dans les classes privilégiées, ne posait aucun problème (Arouet, dit Voltaire). Il n’en allait pas de même au XXe siècle (Banier).
Revenons aux bourdes. Il y a les prénoms qui connotent à mort. Dans les classes défavorisées, les feuilletons californiens ayant fait des ravages, on plaindra, dans cinquante ans, les Kevin et autres Brandon. L’été, sur les plages de Vendée, on rencontre des Anne-Christelle aux jupes plissées, des Louis-Olivier et autres Blaise-Gontran, très propres sur eux et qui nous viennent de familles catholiques de l’Est de la France. On sait immédiatement à qui l’on a affaire.
Et puis, il y a les vraies bourdes. J’ai connu un Hémard que ses parents avaient prénommé Jean. J’ai un petit cousin Gensane qui porte également ce prénom, ce qui, euphoniquement, n’est pas du plus bel effet. Je me souviens d’un couple qui avait appelé ses enfants Côme et Pacôme. Vous imaginez : « Côme, viens ici ; Côme, pas Pacôme ! » Je me souviens de deux parents un peu hippy vers 1970 qui avaient enfoncé sciemment leur fils en lui donnant les trois prénoms Maur, Pie, et Ion. Pensons également aux enfants qui remplacent les morts : une Françoise, dénommée ainsi parce que son grand-père, François, était parti trop tôt. Il y a des prénoms qui diminuent : un Marcel appelle son fils Marc et lui coupe, inconsciemment, les ailes. D'autres prénoms augmentent : un Jean appelle son fils Jean-Pierre. Sans parler des prénoms de substitution : un garçon s’appelle Michel parce que ses parents attendaient une Michèle. À propos de Michel, souvenons-nous de Michel Rocard qui avait surnommé sa deuxième femme Michèle “ Micheleu ”. Ce faisant, il ne pouvait pas ne pas la masculiniser.
Aujourd’hui, dans les familles un peu bobo, on observe une tendance intéressante. En voulant bien faire, des parents choisissent, quand c’est possible, un prénom constitué de leurs propres prénoms. Anne et Jean vont appeler leur fille Jeanne. Plus compliqué, Yolande et Yann appelleront leur fils Yohan. Je dirai que ces parents se bercent d’illusions. Ils veulent, ou ils croient ainsi, exprimer la fusion de leur noyau familial. Selon moi, c’est exactement ce qu’il ne faut pas faire. Tout enfant, tout individu a beaucoup de difficultés à se forger une identité, surtout dans une famille très unie, ou qui pense l’être. Il ne pourra pas devenir ce qu’il est si son prénom est le prolongement ou la ratatouille de celui de ses parents.
Le chef cuisinier et animateur anglais Jamie Oliver a donné à ses enfants les prénoms suivants : Daisy Boo, Poppy Honey, Petal Blossom Rainbow et Buddy Bear Maurice. On peut traduire ces dingueries par Marguerite Beuh, Miel de coquelicot, Arc-en-ciel fleuri de pétales (ou Arc-en-ciel de pétales pour fleurs, ou je ne sais quoi encore, l'anglais est parfois une langue très imprécise) et Maurice le copain nounours.
Il est déjà très difficile pour un enfant d'avoir pour parent une célébrité. Mais quand, circonstance aggravante, on porte un prénom aussi grotesque que crétin, la boulimie/anorexie n'est pas une menace en l'air.
PS : Quant à Raphaëlle et Rébecca, fastoche ! On a commencé par Raphaëlle. Des parents athées qui sont allés chercher un prénom dans l'Ancien Testament. Mais attention : trois syllabes. Pour Rébecca, pareil : Ancien Testament, trois syllabes. Mais nous ne les appelons que par un diminutif d'une syllabe. Sauf lorsque nous sommes mécontents. Alors les trois syllabes claquent.