La gauche est au bord de la crise de nerfs. Comme dans un film d’Almodovar, la moindre étincelle peut provoquer une explosion. L’ennui est que ces explosions restent verbales. Quelques dizaines de tweets vengeurs, quelques numéros de vierge offensée à la télévision, et puis on passe à autre chose… jusqu’à la prochaine crise. Ces affrontements aboutissent rarement à un débat de fond, à une remise en question. Au mieux, on obtient une rétractation, un « on a mal interprété mes paroles », un « je n’ai jamais voulu dire que ».
Exemple, la sortie de Fabien Roussel à la fête de l’Humanité. Je rapporte la citation originale, parce que les mots ont leur importance : « La gauche doit défendre le travail et le salaire et ne pas être la gauche des allocations, minima sociaux et revenus de substitution ». On notera la prudence de la déclaration. Il ne s’agit pas d’opposer les titulaires d’allocation aux travailleurs, mais d’opposer deux « gauches », l’une qui se concentrerait sur la défense du travail et du salaire, l’autre dont le combat serait centré sur les allocations et autres revenus de substitution. Autrement dit, Roussel n’oppose pas deux catégories de Français, il oppose deux catégories de militants politiques « de gauche ».
La meilleure preuve que cette « gauche des allocations » existe bien est la réaction quasi unanime de la NUPES à cette déclaration, réaction comparable à celle d’un chat dont on a marché sur la queue. Il serait amusant mais certainement ennuyeux de lister ici ces réactions. La plupart de leurs auteurs ont entendu ce qu’ils voulaient entendre, quitte à déformer la formule originale. Olivier Faure, dans sa réponse, prend la défense de ceux qui touchent des allocations (« Les gens qui cherchent à utiliser les mécanismes de solidarité collectives sont minoritaires et celles et ceux qui fraudent le plus ne sont pas ceux qui touchent le RSA ou le chômage ») alors qu’ils ne sont nullement attaqués. François Ruffin se sent obligé d’écrire que « opposer « la France qui bosse » à « la France des allocs », ce n’est pas le combat de la gauche, ce ne sont pas mes mots », alors que personne n’a, je le répète, opposé une « France » à une autre, mais bien une « gauche » à une autre, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Sandrine Rousseau, devenue l’idéologue publique de la gauche radicale – ce qui vous donne une idée de l’état intellectuel de la gauche en question – décrète sur ce ton professoral n’admettant aucune contradiction qui la caractérise que « la valeur travail est une valeur de droite » – étiquette qui, dans la mentalité « gauche radicale », la disqualifie définitivement et sans qu’il soit besoin de l’examiner plus loin – et que « On a un droit à la paresse, on a un droit à la transition des métiers, on a le droit aussi de faire des pauses dans sa vie ».
Ce que cette éruption démontre, c’est qu’il y a une ligne de partage dans la gauche qui ne s’efface pas, et dont le déterminant est le rapport au travail. C’est celle qui divise la gauche sociale de la gauche sociétale, celle qui porte les intérêts des couches populaires et celle qui se consacre plutôt aux intérêts des classes intermédiaires. Et il est important de comprendre le pourquoi et comment de cette division.
Commençons par la « valeur travail ». Avant d’être une « valeur », le travail est une nécessité. Et c’est une nécessité parce que l’immense majorité des êtres humains vit entourée par une nature qui, n’en déplaise aux romantiques, n’est guère généreuse et souvent hostile. Les fruits et les poulets rôtis ne tombent pas des arbres dans notre assiette, le toit qui nous protège des intempéries et le feu qui nous réchauffe ne se construisent et ne s’alimentent pas tous seuls. Nos ancêtres ont bien compris que s’ils voulaient se nourrir, se protéger du froid et des bêtes sauvages, et bien, il fallait bosser. C’est le travail qui nous a permis de nous nourrir, de nous protéger, et puis, le temps aidant, de jouir de toutes sortes de biens qui non seulement nous rendent la vie plus agréable, mais nous permettent de moins travailler et donc d’avoir plus de temps pour penser, pour imaginer, pour créer. Car l’histoire humaine, c’est l’histoire d’une bestiole qui a appris à libérer du temps en augmentant sa productivité. Les chasseurs-cueilleurs passent le plus clair de leur temps à chercher la nourriture tous les jours de leur vie, et malgré cette masse de travail fourni ont une vie misérable. Nous, hommes modernes, travaillons moins de 10% du temps que nous passons sur cette terre… avec une qualité de vie incomparablement meilleure !
Oui, il faut du temps et de l’effort pour arracher à mère nature – qui plus qu’une mère aurait plutôt le caractère d’une marâtre de conte de fées – de quoi subsister, de quoi nous épanouir. C’est ce temps d’effort obligatoire qui définit le travail. Et on comprend donc bien qu’il n’y a pour un être humain que deux moyens de se procurer les biens nécessaires à sa vie et survie : soit de travailler pour les produire, soit prélever sur le produit du travail des autres.
Que deviendrait une société qui n’invoquerait pas le travail comme valeur sociale, qui aurait autant de considération pour le travailleur productif que pour l’oisif parasitaire, pour celui qui produit la valeur qu’il consomme que pour celui qui la consomme sans la produire ? Un tel système de valeurs ne peut conduire qu’à une société où tout le monde consomme et personne ne travaille. Ce n’est pas là une organisation sociale réaliste. C’est pourquoi le travail n’est pas une valeur « de gauche » ou « de droite », mais une valeur anthropologique des sociétés humaines, tout simplement parce la valorisation du travail est la condition nécessaire de leur existence, de la même manière que le travail est la condition nécessaire de la survie des individus.
L’oisiveté, la paresse ne peuvent être les valeurs de l’ensemble de la société. Elles peuvent être – et l’ont été historiquement – les valeurs pour un groupe social déterminé, un groupe privilégié dont le caractère dominant lui permet de prélever de la valeur sur le travail des autres. A l’inverse, la « valeur travail » est souvent revendiquée par les classes exploitées, celles sur qui la valeur est prélevée, parce qu’elle souligne l’injustice qui leur est faite. Paul écrit, à une période où l’église chrétienne était celle des opprimés, que « si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus » (deuxième épitre aux Thessaloniciens 3 :10), et que les révoltes des « travailleurs » contre les « oisifs » sont chose courante dans l’histoire, révolte toujours légitimée par le fait que c’est le travail qui nourrit les hommes, qui est seule source de valeur.
Cela ne conduit pas bien entendu à refuser l’idée même d’allocation. Pour reprendre la formule paulienne, il ne s’agit pas de priver de nourriture ceux qui ne travaillent pas, mais bien ceux qui ne veulent pas travailler. La nuance est tout à fait essentielle. Toutes les sociétés admettent plus ou moins le besoin d’assurer un revenu suffisant à ceux qui veulent travailler et ne le peuvent pas ou plus, soit parce qu’un handicap, une maladie ou l’âge les en empêchent, soit parce que l’état de l’économie ne leur permet pas de trouver un emploi. Mais en aucun cas un allocataire n’est, au plan symbolique, l’égal d’un travailleur. Le travailleur vit de son travail, l’allocataire vit du travail des autres (1). C’est pour cela que le travailleur a une légitimité politique que l’allocataire ne peut avoir.