Quand j’ai vu la liste des personnalités qui ont tout récemment pris la défense de la corrida, j’ai eu un haut-le-cœur. Pas en y repérant le nordiste Dupont-Moretti, l’organisatrice de corridas Mari Sara, Jean Réno ou encore Pierre Arditti qui, au fil des années, est devenu – par-delà son très grand talent de comédien – de plus en plus beauf. Mais en croisant des artistes fins, sensibles, pas tous nécessairement contaminés par le tropisme du Sud-Est : Charles Berling, Anne Clergue, Françoise Nyssen, Ernest Pignon-Ernest. Comment tous ces êtres qui sont à cent coudées au-dessus du commun des mortels en tant que créateurs peuvent-ils aimer et, pire encore, se faire les avocats de cette barbarie, de ces actes de torture organisées ?
Une parenthèse pour ne plus y revenir : de même qu’il soutient les chasseurs en Picardie, le boy de Rothschild soutient la corrida dans ses terres de tradition.
J’ai assisté à une corrida dans ma vie. En Espagne, dans les années soixante. Avec, excusez du peu, El Cordobés. Celui-ci était un fou génial prenant des risques insensés et qui, selon ses propres mots, ne toréait pas mais « faisait des trucs avec les taureaux ». Fils d’un ouvrier républicain, issu d’un milieu très pauvre, il était franquiste comme pas deux. Á front renversé, son aîné Luis Miguel Dominguin, arrogant, d'allure aristocratique, était nettement de gauche. On a tous en mémoire cet échange acéré avec le Caudillo qui, lui ayant demandé au cours d’une chasse : « Alors Luis Miguel, vous avez un frère communiste ? », se vit répondre : « Excellence, dans la famille, nous sommes tous communistes ».
Donc, par un bel après-midi d’été, nous nous retrouvons, mes parents, mes frère et sœur et moi, invités par des amis espagnols qui nous avaient contraints d’assister « une fois dans notre vie », à ce spectacle « tan español », assis confortablement sur les gradins « sol », moins chers que ceux « sombra ».
De la corrida, je ne savais rien. Ma seule référence était la chanson de Gilbert Bécaud, extraordinaire mais tellement trompeuse où la bête choisit son destin :
La bête a longuement respiré la poussière
Elle a humé la Mort qui longuement passait
Dans un saut fabuleux qui fit trembler la terre
Elle a choisi la Mort qui fut son invitée.
Au début, tout se passa bien. Je vis le taureau débouler dans l’arène, totalement inconscient du fait que la bête, ayant passé des heures confinée dans un petit espace dans le noir absolu, se retrouvait brutalement aveuglée, dans un soleil et un bruit d’enfer, complètement affolée, pour ne pas dire folle. Le spectacle commença, par des passes gentilles où des toreros en puissance montrait leur talent, leur souplesse, leurs réflexes. Et puis on passa aux choses sérieuses, c’est-à-dire au sang. La bête n’était pas venue pour jouer, mais pour se vider de son sang, dans les pires souffrances. Nous vîmes donc des banderilleros planter des banderilles, à savoir des bâtons de 80 centimètres de long, terminés par un harpon (important cette forme pour bien abîmer les chairs et faire souffrir) et recouverts de papier couleur pour qu’on les voit bien de loin, même avec le soleil dans l’œil. Nos hôtes espagnols nous expliquèrent que lorsque le taureau évite les banderilleros, on peut alors tenter de lui planter des banderilles noires, plus longues et toujours avec harpon, des symboles d’infamie. On saigne, on fait souffrir et on enseigne la morale au taureau.
Les miens et moi nous commencions à nous sentir mal. Arriva alors pour nous le coup de grâce : le picador. Par une ironie dramatique que je ne saurais passer sous silence, le terme « picador » signifie picador, mais aussi hachoir. Le picador est celui qui fait le plus mal, le plus de dégâts, et qui risque le moins. Il est à cheval, sur une selle très haute, par devant et par derrière. Le cheval est protégé par un caparaçon, ce qui n’empêche pas parfois des accidents, les toros pouvant être tellement malvados. Le picador est armé d’une lance dont le bout est renforcé par une pointe de fer d’environ 5 centimètres. Le pouce du picador est recouvert d’une peau qui empêche la lance de glisser. La tâche du picador est d’enfoncer sa lance dans le cou du taureau, près de la colonne vertébrale. Le résultat est que le sang gicle et que tout un paquet de nerfs sont hachés par la pointe de fer. Si bien que lorsque le torero intervient pour finir, il a affaire à une bête très diminuée, ce qui lui permet de fanfaronner dans son habit de lumière tellement féminin (Bernard, arrête avec ta symbolique pour enfants de six ans !).
Nous fûmes incapables de regarder la suite, y compris la prestation du Cordobés qui reçut vraisemblablement les oreilles et la queue.
Comme les bêtes qui l’avaient précédé, le dernier taureau fut évacué d’une manière ignoble, traîné par des chevaux, à même le sol, pour que – encore une symbolique pour enfants de six ans – son sang se mêle au sol espagnol. Les Allemands nationalistes, grands amateurs de legs du passé, appellent ce mélange “ Blut und Boden ”.
Facebook m'a censuré la photo ci-dessous ("contenu sensible"). Surtout pour le taureau, dirais-je...