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31 mars 2023 5 31 /03 /mars /2023 05:01

J’ai gardé globalement un bon souvenir des onze années passées en Côte d'Ivoire.

 

Abidjan fut d’abord le lieu où grandirent mes deux premiers enfants. Nicolas, plus qu’Isabelle, peut-être, y fut très heureux. Je le revois, au bord des larmes, dans l’avion, lorsque nous avons quitté le pays définitivement. Ils y sont d’ailleurs retournés tous les deux en touristes. Leur mère aussi. À part quelques ennuis de santé à répétition mais heureusement bénins, ils poussèrent plutôt bien. À cause du climat chaud et humide, un rhume est plus pénible et long qu’en France. Une cicatrisation est plus difficile à soigner. Sans parler des diarrhées fréquentes. Tout enfant, Nicolas s’est un jour retrouvé avec ce que les médecins appellent un “ creeping disease ” (un mal rampant, en bon français) : un ver lui était entré dans une fesse et avait tournicoté pendant des semaines sous la peau, dessinant une fascinante carte du tendre et, plus sérieusement, lui occasionnant de sérieuses démangeaisons. On se débarrassa de ce ver en lui brûlant la tête avec un gaz très froid.

 

Ce long séjour africain fut également profitable au sens où lorsque l’on vit “ ailleurs ”, dans un contexte fort éloigné de son milieu familier, on voit les choses sous un autre angle, d’un autre point de vue. Lorsque l’on réside et qu’on travaille en Afrique, on voit le monde, non plus du Nord, mais du Sud. En outre, on fait des rencontres qu’on ne ferait certainement pas dans son propre village. Comme j’étais responsable syndical, je rencontrais directement des ministres français ou ivoiriens alors qu’en France je n’aurais eu à faire, au mieux, qu’à des membres de cabinet. Je me souviens en particulier d’une discussion acharnée de trois heures entre les représentants syndicaux français et le ministre de l’Éducation Nationale ivoirienne, Balla Keïta, un fanatique qui ne suscitait que la haine autour de lui (il mourra dix ans plus tard, assassiné), et qui voulait nous faire chanter l’hymne national ivoirien, face au drapeau, tous les matins, dans les établissements scolaires. Nous étions une bonne vingtaine autour de la table, en présence de l’ambassadeur de France, un certain Michel Dupuch, un proche de Chirac. Mon ami et camarade Guy Cautenet et moi avons été les seuls à refuser, arguant du principe de laïcité. Balla Keïta voulait en fait que les Français s’adonnent à ces singeries pour pouvoir imposer la même chose aux enseignants ivoiriens. J’avais été écœuré, mais pas vraiment surpris que Dupuch ne nous soutienne pas. Bref, après trois heures de “ palabres ” sans concession, Balla Keïta céda, en reconnaissant notre courage. Il me fut également donné de serrer la main de François Mitterrand qui avait invité les Français à un cocktail à l’Hôtel Ivoire lors de sa visite officielle en Côte d’Ivoire en 1982. Ce qui m’avait surtout permis de discuter avec certaines personnes de son entourage (dont son beau-frère Roger Hanin, le futur “ inspecteur Navarro ”) et des journalistes qui ne s’étaient pas gênés pour nous confirmer que Mitterrand souffrait d’un cancer, et qu’il avait une “ seconde famille ”, c’est-à-dire un enfant caché, Mazarine Pingeot, qui avait à peu près l’âge de ma fille. Ma position d’expatrié, loin du pays, m'avait permis de savoir ce que je n'aurais pas su si j'étais resté en France. Quelques années plus tard, je découvris que Mazarine avait eu pour précepteur Christian Nique, un jeune inspecteur primaire qui avait fait ses premières armes sous l’autorité de mon père, qui le considérait un peu – mais il n’en a jamais rien laissé paraître, bien évidemment – comme son fils adoptif. Mon père n'ayant été que très épisodiquement heureux, il rêvait sa vie, et donc il se rêvait des enfants idéaux…

 

Et puis, vivre à l’étranger permet un enrichissement culturel. Ainsi, à mon niveau, j’étudiais deux ans durant le dioula de Côte d’Ivoire, pour pouvoir faire mon marché dans la langue locale véhiculaire la plus parlée (il y avait une bonne soixante langues différentes dans le pays), pour échanger quelques phrases lorsque nous arrivions dans un village – ce à quoi les habitants étaient très sensibles – enfin pour mieux comprendre les fautes que faisaient mes étudiants en anglais et en français. Si je dis, par exemple, « i ka kene wa ? », je demande « comment vas-tu ? ». Mais “ i ” signifie “ tu ”, “ ka ” signifie la marque du passé (donc on ne dit pas « comment vas-tu » mais « comment allais-tu », ce qui est assez logique car, au moment où l’on parle, on évoque quelque chose qui appartient déjà au passé), “ kene ” est l’équivalent d’“aller ”, et “ wa ” est la marque de l’interrogation. Si je dis « somorow ka kene wa ? », vous avez reconnu le “ ka kene wa ”, quant à “ so ”, cela signifie “ maison ” (correctement accentué, autrement cela signifie “ chien ”), “ moro ” signifie “individu ”, et le “ w ” final signifie la marque du pluriel. Donc je demande : « comment ça va chez toi ? » Tout cela pour dire que les langues européennes ne sont pas construites comme les langues africaines, ni asiatiques, d’ailleurs, ce que l'on sait théoriquement mais ce qui vous secoue quand vous êtes dans la pratique. Et je ne vous parle pas des problèmes de tons (certaines langues ivoiriennes en comptent jusqu’à quatorze), si bien qu’on a l’impression que les gens chantent au lieu de parler.

 

Vivre en Afrique Noire, c’était parfois connaître des expériences décoiffantes. J'en donne deux ou trois exemples. Nous eûmes une nounou remarquable. Ayant suivi une scolarité jusqu’en cinquième, elle savait lire et écrire (il lui restait même quelques rudiments d’anglais) et s’occupait très bien des enfants. Notre fils Nicolas avait un chat qui posait problème à cette nounou : il était d’un noir anthracite et, surtout, il avait un œil qui disait merde à l’autre (je l’avais donc appelé “ Sartre ”). Nicolas, qui avait deux ans, faisait ce qu’il voulait de cette bête, le suspendant par la queue, par exemple. La nounou avait décidé (sans nous en parler, bien entendu) que ce chat était la réincarnation d’un sorcier. Nous avions repéré que, quand nous étions absents et qu’elle gardait seule les enfants, elle mettait le chat dehors. Un beau jour, elle se retrouva enceinte. Sa grossesse se passa normalement, jusqu’au huitième mois, quand elle me demanda de l’emmener d’extrême urgence à l’hôpital. L’enfant était mort dans son ventre. Chez les Africains – comme chez les Européens d’ailleurs (voir le recours aux superstitions, aux horoscopes et autres charlataneries) – on donne une explication irrationnelle à ce qu’on n’est pas capable de comprendre rationnellement ou scientifiquement. Perdre un fœtus est, malheureusement, banal et tout à fait explicable. La nounou avait décrété, après avoir fait un cauchemar sous notre toit durant lequel elle avait vu ma femme se transformer en chat noir, que “ Madame ” et le chat étaient responsables de la mort de son enfant. Elle prit donc ses cliques et ses claques et nous ne la revîmes jamais plus.

 

Puisque nous sommes dans la sorcellerie, restons-y. Lors de ma dernière année passée en Côte d’Ivoire, j’eus la grande chance d’assister à une fête à laquelle les étrangers ne pouvaient guère assister, la réunion annuelle des Abidji, une ethnie vivant à une centaine de kilomètres d’Abidjan, très versée dans le vaudou. Je passai environ vingt-quatre heures dans le village d’un de mes étudiants et je fus le témoin de phénomènes incroyables, inexplicables et inexpliqués. Il y eut bien sûr, pendant des heures, des danses, des transes, des hommes marchant sur des braises, des femmes se transperçant la langue. Vers minuit, la fête s’arrêta pour un repos bien mérité. On m’offrit un lit de bois dans une case de passage, agrémenté d’un oreiller très moelleux. Je demandai ce que cet oreiller contenait, on me répondit qu’on y avait cousu un jeune boa et qu’il n’y avait rien de plus doux et de plus frais sous la tête. Moi qui, enfant, avais été mordu par une vipère, je fis mine d’accepter, puis je jetai l’oreiller à l’autre bout de la case, avant de poser ma tête sur mon pantalon plié en boule. Naturellement, je ne fermai pas l’œil de la nuit. Le lendemain, je partageai un solide petit-déjeuner (riz arrosé de koutoukou, de l’alcool de palme théoriquement interdit à l'époque, t’en bois cinq verres et t’es mort), et puis les danses et les transes reprirent de plus belle. C’est alors qu’eut lieu l’événement le plus spectaculaire. Des types en transe totale s’ouvrirent le ventre avec de grandes lames bien tranchantes, se sortirent vingt centimètres de boyau, puis se refermèrent le ventre. Je n’y croyais pas, pensant que le koutoukou m’avait déglingué le cerveau. D’autres s’enfoncèrent des machettes sur au moins trente centimètres. Mais là où je fus le plus estomaqué – très vite on s’habitue à tout, même à des éventration – c’est quand un habitant du village nous dit : « dans trente minutes, il va pleuvoir. » Il était quatre heures de l’après-midi, le ciel était uniformément bleu, il n’y avait pas un souffle de vent et nous étions en pleine saison sèche, une période de l’année où il ne pleut pas pendant trois mois. Une demi-heure plus tard, il plut. J’eus beaucoup de mal à faire en voiture les cent kilomètres qui me séparaient d’Abidjan.

 

Dans un domaine plus classique et plus reposant, je pourrais, pour finir ce trop bref tour d’horizon de la différence, relater un incident qui avait défrayé la chronique universitaire en 1977. Le doyen de la Faculté où je travaillais et le ministre de l’Éducation Nationale s’étaient sérieusement querellés pendant des mois en public et par écrit à propos d’un projet technique et administratif (le transfert de la fac sur un autre site). Normalement, le ministre aurait dû avoir gain de cause. Un beau jour, le doyen (qui était issu d’une grande famille musulmane du nord du pays) déboula dans le bureau du ministre et lui tint ce langage : « tu sais d’où je viens ; moi je sais d’où tu viens : ton nom signifie “ à genoux ”, tu viens donc d’une famille d’esclaves et, il n’y a pas si longtemps, les miens tranchaient le cou des esclaves qui se rebellaient ». Plus jamais il ne fut question de ce différend et du transfert de notre Fac. Je venais d’arriver dans le pays. J’étais éberlué. Je comprenais les paroles de l’ambassadeur de France de l’époque (par ailleurs maire de Villeneuve-sur-Lot), Raphaël Leygues qui, alors qu’il venait d’effectuer un long séjour en Côte d’Ivoire, m’avait dit : « quand on a passé trois mois dans ce pays, on écrit un livre, quand on a passé trois ans, on écrit un article, et quand on a passé trente ans, on n’écrit plus rien. »

 

Ci-dessous, la tour de Golem à Cocody, où j'ai vécu une décennie.

Quelques souvenirs de Côte d'Ivoire (8)
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commentaires

A
Le 1er dit : franchement ?<br /> Le second répond : oui, franchement <br /> Le 1er : franchement et bien ça donne pas envie <br /> Parce qu' avec tout le respect que l'on doit aux populations et aux traditions, moi, ça ne me va pas. Déjà le climat. L'humilité, je ne pourrais pas et puis si ce n'est pas l'Amazone j'aurais sans cesse en tête une phrase que j'ai lue, la concernant, je ne sais plus où : le danger ce n'est pas les animaux sauvages mais plutôt les millions de ceux qu'on ne voit pas. <br /> Je suppose qu'il ne faut pas être hypocondriaque, comme je le suis, enfin, moyennement, pour ne pas être habitué continuellement d'un soucis de santé au moindre symptôme réel ou supposé. Surtout supposé.<br /> La chaleur m'accable et pourtant ça ne devrait pas être ainsi puisque je suis né de l'autre côté de la Méditerranée.<br /> Et puis serait-ce considéré comme méprisant un mode de vie qui ne convient pas ? Je ne pense pas comme cela ne l'est pas de la part de celui qui ne s'habitue pas au mode qui est le mien.<br /> J'y vois moins de fantaisie que du désordre. Un désordre finalement aliénant pour la majorité de la population même si je sais le danger d'un ordre qui pourrait glisser vers un monde aseptisé et inhumain.<br /> Que voulez-vous c'est comme ça quand on associe l'harmonie sociale avec celle des espaces publics. <br /> Pied-noir, je ne regrette pas mon pays d'origine. Je ne suis pas retourné et n'ai jamais eu l'envie. La nostalgie à ce sujet je ne la connais pas en raison entre autres du fonctionnement d'une société coloniale qui était une caricature dans la ville moyenne où j'habitais. C'était un monde qui me paraissait refermé sur lui-même et sans issue. La seule fois où j'ai compris la beauté qu'on pouvait y trouver c'est en lisant les lignes admirables que Camus a écrites sur Tipasa. http://callac.joseph.lohou.fr/camus_noces_tipasa_1959.html
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