Mohammed Aïssaoui (avec la complicité de Catherine Camus). Dictionnaire amoureux d'Albert Camus. Paris : Plon, 2023.
Nous sommes en janvier 1960. Il fait froid dans la cour du lycée de Douai. Les “demipens”, dont je suis, attendent l'arrivée des externes pour entrer en cours. Soudain : une bombe. Un de nos camarades dit : « Camus est mort. » Il pleure. Comme tous les gosses de mon âge, je n'ai quasiment rien lu de Camus si ce n'est l’incipit de L’Étranger que, naturellement, je ne peux pas comprendre et qui m’horrifie. Cette bombe vient d’éclater quelques mois après une autre bombe : la mort de Gérard Philippe après une courte maladie. Ces deux artistes admirables, qui se connaissait bien qui avaient travaillé ensemble, étaient pour nous des modèles, de très grandes sources d’admiration.
En 1936, Camus a 22 ans et il écrit une des phrases qui va le constituer en tant que créateur et citoyen : « Si tu veux être philosophe, écris des romans. » Et pourtant, bien peu de ses contemporains parviendront à le lire en tant qu’écrivain doué d’un style unique et admirable. Un écrivain de portée universelle, comme quand, en 2006, George Bush s’identifiera à Meursault, ce personnage qui prend beaucoup de mauvaises décisions et tue préventivement. Mais, malheureusement, beaucoup ne verront en Camus que le producteur de fausses fictions. Par ailleurs, Camus sent qu’il sera avant tout, en tant qu’écrivain, un être en quête d’une morale. « Qu'est-ce que le bonheur », demande-t-il, « sinon le simple accord entre un être et l'existence qu'il mène ? »
Camus se constitua en des lieux et des temps bien difficiles. Tout le monde n’a pas la chance d’appartenir à une famille qui compte des ingénieurs, des officiers supérieurs et un prix Nobel. Camus était orphelin d’un père mort à la guerre tandis que sa mère était une femme de ménage d’origine espagnole qui parlait le français à grand-peine. Il n’y a pas d’automaticité dans nos parcours mais il est permis de penser que, de par ses origines, Camus s’est mis au service de ceux qui subissaient l’histoire et non de ceux qui la faisaient. Mais Français dans l’Algérie colonisée, Camus sera piégé sa vie durant, originaire d’un pays dont l’histoire était très loin d’être « soldée », pour reprendre l’expression d'Aïssaoui et où les Algériens ne voyaient (et ne voient encore) le reste du monde qu’à travers la France. Camus, qu’on « adule ou qu’on lapide » en Algérie, « demeure un héritage offshore qui n’a pas encore été transmis. Les Algériens d’aujourd’hui semblent avoir oublié qu’en 1936 les renseignements généraux pistaient à Alger le jeune auteur de 23 ans. Peut-être parce qu’il avait déclaré que le capitalisme avait trouvé deux solutions à la crise : le colonialisme et l'impérialisme la guerre. C'est ainsi que l'Italie fasciste fait la guerre à l'Éthiopie et que l'Allemagne fasciste fait son coup de force ».
Ce livre est parcouru par la honte qu’a connue le futur prix Nobel, à commencer par la honte d’avoir honte. Il comprendra un peu tard qu’il n’était pas nécessaire d’éprouver ce sentiment et qu’il pouvait être fier de s’en être sorti – vu les conditions très précaires de son enfance – grâce à ce que lui avaient inculquer sa mère et sa grand-mère. Sans oublier son instituteur à qui il rendra hommage publiquement à de nombreuses reprises. C’est cette honte qui fera de lui un « être de silence » d’autant qu’il était le fils d’une sourde et qu’il ne put entendre la voix de son père.
Á quelques rares exceptions près, Camus força le respect en des temps où les joutes entre écrivains sont inconcevables pour ceux qui n’ont pas vécu cette époque. Si l’on veut bien oublier le jugement du très bourgeois Bernard Frank, en service commandé pour Sartre, jugeant de manière abjecte l’aura de Camus à l’aune de son chapeau (« moderne c'est le style d'un timide d'un homme du peuple qui les gants à la main, le chapeau encore sur la tête, entre pour la première fois dans un salon ; les autres invités se détournent, ils savent à qui ils ont affaire. Quand Camus pense il met son beau style et les résultats ne sont pas très bons »), la disparition tragique eut pour effet de remettre les pendules à l’heure. Sartre oublia que Beauvoir avait qualifié Camus d’homme « simple et gai » pour offrir cette épitaphe magnifique et souvent citée : « Nous étions brouillés lui et moi ; une brouille ce n'est rien, dût-on ne jamais se revoir, tout juste une autre manière de vivre ensemble et sans se perdre de vue dans le petit monde étroit qui nous est donné. Cela ne m’empêchait pas de penser à lui, sentir son regard sur la page du livre, sur le journal qu’il lisait et de me dire : qu’en dit-il, qu’en dit-il EN CE MOMENT ? » Mauriac eut des paroles très élevées : « Je ne tiens plus rigueur à Camus de ce que je lui reprochais naguère, ce parti-pris de vivre, d'être heureux, d'interposer entre lui et notre sombre monde cet univers inventé qui le reflète mais délicieusement, où toute réalité est déguisée transposée où le pouvoir nous est donné de vivre autant de vies qu'il a été conçu de rôles dans le théâtre. » Heureusement, pas triste pour deux sous, Camus était un optimiste : « ce que l’on apprend au milieu des fléaux », disait-il, « c'est qu'il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser. »
Avec lucidité, sans forfanterie, Camus avait situé sa place dans l’histoire, en témoigne son discours de réception du prix Nobel : « Chaque génération sans doute se croit vouée à refaire le monde la mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas mais sa tâche est peut-être plus grande elle consiste à empêcher que le monde se défasse. »
Quand en Angleterre on me demandait autrefois qui était Camus, je répondais que c’était notre Orwell, me dépêchant d’ajouter que « comparison is not reason », les analogies n’étant jamais parfaites, ni même adéquates. Les deux hommes s’estimaient. Ils avaient convenu d’un rendez-vous que Camus annula pour cause de maladie. Après la mort de l’auteur de 1984, Camus déclara que « cet écrivain de grand talent avait à peu près la même expérience que moi et exactement les mêmes idées. Il y avait des années qu’il luttait contre la tuberculose. Il faisait partie du très petit nombre d'hommes avec qui je partageais quelque chose. »
Puisqu’on est dans la tuberculose, restons-y (Ah, les écrivains et la tuberculose ! Que de talents a tué Fleming…). Camus fut l’un des principaux éditeurs de Simone Weil. C'est pour faire connaître la pensée de Simone Weil qu'il obtint de fonder la collection Espoir chez Gallimard. Huit ans après la mort de l’autrice de La connaissance surnaturelle, il rassembla une grande partie de ses textes.
Mais on finira sur une note pipeule légère, car Camus, c’était cela aussi : avant de prendre la route et de connaître sa fin tragique, il envoya trois télégramme à trois femmes différentes, en écrivant simplement « à demain ». Trois actrices : Mette Ivers, Catherine Sellers et Maria Casarès, peut-être l’amour fou de sa vie.