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8 février 2013 5 08 /02 /février /2013 15:14
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Un pan de ma vie d’angliciste vient de s’écrouler. Celui qui fut mon professeur, mon maître, mon ami vient de s’éteindre paisiblement – comme il avait vécu, je pense – des suites d’un AVC. Il faisait partie de ces universitaires nés dans les années vingt, comme on n’en retrouvera plus jamais, tant l’institution a changé. Un savant, un esprit libre, généreux, ouvert, maître de son temps.

 

 

Je pense beaucoup à sa nièce, que j’ai connue gamine, rue Saint-Simon et à Machy.

 

 En 2008, j’ai consacré deux articles à André dans mon blog. L’un à propos de « mon » Mai 68, l’autre où je dénonçais ce qu’allait devenir la recherche dans l’université française.

 

 

“ Mon Mai 68 ”

 

(…) Le responsable du département d’anglais était André Crépin. A priori, tout nous opposait, lui et moi. Il était Ulmien et catholique (un ancien “ Tala ”, pour les connaisseurs), spécialiste de linguistique et de vieil anglais, deux disciplines qui me barbaient. Politiquement, il était, à ce moment-là, modérément de gauche. Pendant ces événements, et bien qu’il passât son temps à tenter de nous freiner des quatre fers, il continua à me fasciner par son immense culture, sa liberté d’esprit, son humour, sa disponibilité, sa gentillesse. Un de ses anciens professeurs de lycée, directeur du Courrier Picard, que je connaissais un peu, me dira par la suite qu’André était devenu angliciste par défi car l’anglais était sa matière la plus faible. Il est vrai que son oral était franchement moyen (l’anglais de la Sorbonne d’après-guerre). De fait, c’est en latin et en grec qu’il était le plus brillant.

 

Comme il s’intéressait à tout, je lui fis découvrir les Beatles en 1969. Jamais nous ne nous sommes perdus de vue. André fut présent lors de l’enterrement de ma sœur en 1980, puis de celui de mon père en 1992. En 1990, il me fit le grand bonheur de présider à Poitiers mon jury d’Habilitation à Diriger les Recherches. À cette occasion, et ce pour bien souligner qu’il ne s’en laissait pas conter, il dit à mon fils, au cours du vin d’honneur consécutif à la soutenance : « Orwell écrivait comme un pied ». Pendant vingt ans, j’avais écrit deux mille pages sur cet auteur, et André le faisait tomber, à tort évidemment selon moi, d’un piédestal où je ne l’avais d’ailleurs jamais installé. Je répondis simplement à cette pointe: « tu écris 1984, et après on en rediscute calmement. »

 

André Crépin fit l’une des plus belles carrières de l’Université française. Pour services rendus à la couronne britannique (il est l’auteur d’ouvrages de référence sur l’histoire de la langue anglaise), la Reine d’Angleterre lui conféra l’Order of the British Empire. J’assistai à la remise de la médaille à l’ambassade du Royaume-Uni à Paris. André fut honoré juste après le PDG français de la filiale française de la compagnie Shell (ou BP, je ne me souviens plus). La reine remerciait donc en cette circonstance, et dans un même mouvement, le serviteur de Beowulf, du vieil anglais, et celui des intérêts pétrolifères britanniques, ce qui laissa André très songeur. En 1993, la communauté des anglicistes honora André Crépin en lui offrant de volumineux Hommages. Je contribuai à ce fort volume par un article sur “ Orwell linguiste ”, ce romancier qui écrivait comme un pied... En 2002, André fut élu académicien, membre de l’Institut au titre des Belles Lettres. En cette année 2008, ses amis universitaires l’honorent de nouveau pour ses quatre-vingts ans. J’apporte ma contribution à ces nouveaux Mélanges par un article sur deux chansons des Beatles. La boucle est (provisoirement, dans l’attente de ses quatre-vingt-dix ans) bouclée.


 

 

 

À propos d’un curriculum vitae

 

J’ai sous les yeux le curriculum vitae d’un des universitaires français les plus éminents, qui fut mon professeur il y a quarante ans, et dont, avec de nombreux amis, nous venons de fêter les quatre-vingts printemps.

 

Dans une brève allocution de remerciements, ce professeur fit observer que son parcours « rectiligne », qui le mena du lycée d’Arras à l’Institut (il porte l’habit vert depuis 2002) serait aujourd’hui « impossible ».

 

J’explique ici pourquoi.

 

On ne devient pas une autorité mondiale en anglais médiéval sur un simple claquement de doigts. Il faut énormément travailler, mais aussi douter, réfléchir, bifurquer, se tromper éventuellement, revenir en arrière, rebondir. En la matière – combien coûtent et valent Beowulf et Chaucer ? – le temps n’est pas de l’argent, mais de l’intelligence, et parfois de la beauté.

 

Avec ce grand professeur, et d’autres, nous sommes très loin de la planète d’un Président de la République qui obtint le baccalauréat au rattrapage, et pour qui la culture, la science sont des paramètres dérisoires au CAC 40 de son panthéon personnel qui n’est que fortune, ostentation, pouvoir.

 

Né en 1928, mon professeur a publié son premier article de niveau universitaire en 1961, donc à trente-trois ans. Il s’agissait d’un travail consacré à un écrivain anglais contemporain. Mais l’intérêt de ce chercheur le poussait vers la linguistique anglaise et le vieil anglais, deux disciplines pas même balbutiantes. Il lui fallut ouvrir son propre chemin dans et contre l’institution. Dès lors, à part sa thèse d’État soutenue en 1970 à l’âge de quarante-deux ans, ce qui était relativement jeune pour l’époque, il ne publia, pendant une dizaine d’années qu’une poignée d’articles scientifiques, tous innovants et de grande qualité.

 

Aujourd’hui, selon l’adage « Publish or perish » (publie ou crève), un jeune chercheur de trente, trente-cinq ans a, à son actif, dix à vingt articles, un nombre équivalent de communications formatées par PowerPoint, éventuellement une année passée dans une Faculté ou un laboratoire anglo-saxons, et il doit se contenter, le plus souvent, d’un travail précaire. Il a travaillé comme un fou, mais sa recherche est très peu personnelle car elle est orientée par son directeur de recherches et par ses collègues de l’équipe à laquelle il appartient. Comme il faut faire du chiffre, il lui arrive de répéter un article en changeant le titre et un ou deux paragraphes. Cette pratique ne trompe personne, mais est tolérée au nom de la masse critique. Pour obtenir un emploi stable, ce chercheur devra absolument publier dans une revue “ internationale ”, c’est-à-dire étatsunienne, et dont l’influence (on dit “ impact factor ”) est élevée. En d’autres termes, il travaillera au profit d’une recherche étrangère, selon les desiderata de cette recherche. Il n’est donc pas sorti de l’auberge. Si ce chercheur est une chercheuse, il lui faudra prendre garde à ne pas oublier de faire un ou deux enfants en temps opportun.

 

Continue de travailler en paix, cher André…

 

 

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Repose en paix, cher André.

 

 

Et puis, parce qu'André Crépin, c'était aussi cela, je ne résiste pas au plaisir de reproduire ici une réaction de mon amie Christiane Fioupou à mon témoignage :

 

" Merci pour ce bel hommage, Bernard. On va dire que le temps était venu pour qu'il aille rejoindre les ancêtres... et en toute simplicité, comme d'habitude.

 

 

Je ne peux oublier ma fierté d'être arrivé à faire danser André sur le Shakara de Fela  (en 1977  ou 1978, chez mes amis de Poitiers les Rondet), tu sais où l'on danse en se donnant des coups de fesse ! Je pense être la seule à pouvoir m'en targuer.... Voilà quelqu'un qui ne se prenait pas au sérieux. Je resterai sur ces images. "

 

 

Photos : BG et NRG

 

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commentaires

M
Monsieur,<br /> <br /> Chargé de publications à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, je prépare un volume à la mémoire d'André Crépin, édité sous la direction de M. Robert Martin ("IVe Journée d'études anglo-normandes").<br /> A la recherche d'une bonne photo de M. Crépin, j'ai trouvé sur votre site une photo où il apparaît avec une veste bleu gris.<br /> <br /> Je me permets par conséquent de vous demander si vous possédez l'original de cette photo et si vous seriez disposé à nous la communiquer pour la présenter en p. 3 de notre livre.<br /> <br /> Vous remerciant par avance pour votre attention, je vous prie de bien vouloir agréer mes salutations distinguées,<br /> <br /> Matthieu Guyot (publications@aibl.fr)
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F
André Crépin était mon parrain. Je le connais depuis que je suis enfant (mon père était son étudiant en anglais à la Sorbonne). Il faisait partie de la famille et nous le voyions souvent. J'ai<br /> maintenant 40 ans et suis devenu, comme lui, universitaire - mais en littérature française. André laisse un grand vide. Si sa carrière fut un modèle incontestable, j'appréciais aussi son humour,<br /> son autodérision ravageuse, sa simplicité et, plus que tout, sa plume, aussi concise qu'élégante. Il y a quelques années, il m'avait fait cadeau de ses Pléiade Balzac - 'La Comédie humaine' au<br /> grand complet. Dans l'un des volumes, j'ai retrouvé récemment une page écrite par lui, oubliée là je ne sais comment. Il y écrivait ne pas aimer les fins de roman tristes. Aujourd'hui, c'est nous<br /> qui le sommes. Pensons à lui, faisons vivre son bel héritage intellectuel et humain !<br /> <br /> François Kerlouégan<br /> Maître de conférences en littérature française à Lyon 2
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