Emmanuel Todd est, à mes yeux, l'un des analystes les plus importants de notre temps. Ce qu'il a écrit sur les bouleversements démographiques, sur l'avenir des États-Unis, sur le prétendu “ choc ” des civilisations – parmi d'autres thèmes – est d'une utilité absolue.
En revanche, lorsqu'il se confronte à la politique de terrain, il perd les pédales, contredit ses propres
théories. Il se déstructure et ne produit que de la bouillie. Je l'ai vu récemment débattre avec Jean-Luc Mélenchon (qu'il s'était permis précédemment de traiter de “ gugusse ” – c'est celui qui
le dit qui l'est, Emmanuel !) sur le site d'Arrêt sur Images. Par parenthèse, merci à Daniel Schneiderman de faire s'exprimer pendant une heure et demi des personnes d'une telle qualité (link). Je ne sais trop pourquoi, mais j'eus honte pour Emmanuel Todd : bourré de tics, bafouillant, incapable de regarder son antagoniste
dans les yeux. Est-il écrasé par son histoire familiale : fils d'Olivier Todd, petit-fils de Nizan ? Ça ne m'étonnerait guère, mais, à dire vrai, je n'en sais rien. Entendre un penseur aussi
radical confesser son appartenance au camp social-démocrate et ne voir aucun salut hors du marché a quelque chose de pathétique.
Je voudrais ici proposer quelques brèves et lumineuses analyses d'Emmanuel Todd sur l'appauvrissement de toute la société, sur les “ élites ”, sur le cynisme en politique, sur le militantisme à la mode XXIe siècle :
Ce qui est tout à fait particulier dans la situation la plus récente, ce que je décris, c’est la façon dont les effets négatifs du libre-échange remontent du bas vers le haut de la société. Nous avons eu la phase des années 1980 durant laquelle c’étaient les ouvriers qui subissaient le plus. Nous avons ensuite vu le décrochage des classes moyennes inférieures au moment du traité constitutionnel européen. Nous avons vu que sur les sept dernières années, les gains d’argent dus au libre-échange ne bénéficiaient plus finalement qu’aux 1 % supérieurs de la société. […] Nous sommes confrontés à une idéologie dominante qui ne produit plus aucun bien pour aucun secteur de la société, y compris les riches !
Pour la première fois, les "éduqués supérieurs" peuvent vivre entre eux, produire et consommer leur propre culture […] le monde dit supérieur peut se refermer sur lui-même, vivre en vase clos et développer […] une attitude de distance et de mépris vis-à-vis des masses, du peuple, et du populisme qui naît en réaction à ce mépris.
La disparition des idéologies traditionnelles renvoie chaque strate éducative, chaque profession à ses déterminations propres […] Le métier devient un objet d'identification primordiale, fragmentant encore plus finement le corps social. En 2008, les défections socialistes vers le sarkozysme ont révélé l'existence d'un métier politique indifférent à l'idéologie. […] en 1988, Franz-Olivier Giesbert ouvrait une ère nouvelle du journalisme en passant directement du Nouvel Observateur au Figaro, en véritable pionnier de la mort des idéologies dans ce milieu.
Au narcissisme individuel des membres de l'élite répond un narcissisme du groupe de l'élite, reniant ses responsabilités économiques et sociales, méprisant les humbles et enfermé dans une politique économique libre-échangiste, qui dégage des profits pour les riches et implique lastagnation puis la baisse des revenus pour les autres.
Le militant ancien faisait vivre le Parti dans la collectivité, et vivre la collectivité par le Parti. Le militant nouveau vient pour contribuer, certes, mais surtout pour s'exprimer, "s'épanouir" personnellement. Il est, dans sa section socialiste, l'un des millions de nouveaux narcisses engendrés par la révolution éducative supérieure.