Dans la production de grande qualité de Michel Quint, il est un ouvrage qui m’a fait vaciller, son magnifique Effroyables jardins (le film, malgré Jacques Villeret, n’est pas à la hauteur du livre). Quand j’ai lu ce texte, j’ai d’abord été frappé par la forme : un style étincelant, prodigieusement économique.
Au fil de la lecture, j’éprouvai une sensation bizarre : je me suis dis que je connaissais cette histoire, que j’avais complètement oubliée et que mes parents m’avaient racontée lorsque j’avais sept ou huit ans. Je découvris alors sur la quatrième de couverture que Michel Quint était né quelques mois après moi, à huit kilomètres de ma ville natale.
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Je dévorai alors ce livre où je m’étais plongé avec tant de plaisir.
Telle que racontée par Michel Quint, l’histoire s’écartait de l’authentique et l’enrichissait. À bien des égards, elle semblait plus réaliste. Il me revint en particulier, du fond de ma mémoire un peu embrumée, que le “ traître ”, celui qui avait donné les autres aux Allemands, l’avait fait par pure jalousie, la jalousie incroyablement prosaïque d’un supporter d’une équipe de football amateur à l’égard de supporters d’une autre équipe.
En 2005, j’eus le plaisir d’assister à une causerie de Michel Quint dans une librairie de Tours, à propos de Et mon mal est délicieux, autre petite merveille. Lorsque la parole fut donnée au public, toutes les questions se rapportèrent à Effroyables jardins. L’une d’entre elles, qu’on lui avait sûrement posée à maintes reprises, attira tout particulièrement mon attention :
— Ce récit est-il biographique ou l’avez-vous inventé ?
Qu’allait dire l’auteur ?
Il répondit brièvement que son livre était entièrement de son cru.
Ayant étudié et enseigné la littérature pendant quarante ans, je savais un peu comment fonctionnent les écrivains, d’où vient l’inspiration, comment est donnée l’illusion du réel. Et comme je ne voulais surtout pas mettre en porte-à-faux ce romancier, ce professeur remarquable (il enseigne le théâtre dans un lycée de Roubaix, ce qui n’est pas donné à tout le monde), je me gardai bien d’intervenir devant les autres lecteurs.
Lorsque la séance de dédicace fut terminée, je m’approchai de lui, lui dis d’où je venais, et lui racontai ma version des faits. Comprenant son trouble, je lui remémorai ce que Bachelard pensait de la question, à savoir que les histoires les plus belles n’étaient pas celles qu’on avait vécues, mais celles qu’on avait rêvées.
La vérité romanesque n’existe pas. Lui, écrivant cette histoire qui avait traîné dans nos conscients et inconscients d’enfant, et moi le lisant, nous n’avions pas réanimé ce que nous avions vécu : il avait mis en littérature une expérience pour lui inédite, et j’avais adoré son livre parce que son talent m’avait fait préférer la “ fiction ” à la “ réalité ”. À tous les coups, la vie ne devient sens que lorsqu’elle est revisitée par l’art.
Je me souvins également de cette page où Julien Gracq explique que l’expérience artistique ne sert à rien d’immédiat, n’est pas « utilisable ». C’est pourquoi, soit dit en passant, la publicité ne peut être qu’esthétique, mais jamais artistique car, justement, elle sert à quelque chose.