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29 mars 2011 2 29 /03 /mars /2011 06:40


 

Bien que n'étant pas un acharné du polar, j'avais lu les deux premiers romans de Pierre Lemaitre, Travail soigné et Robe de marié, qui m'avaient littéralement estampé. Toujours aussi maîtrisé et noir, son troisième roman comportait en outre une touche politique qui me plut énormément parce que je me sentais proche des analyses de l'auteur, et surtout parce qu'elle était un très subtil ressort de l'intrigue. À la même époque, j'avais découvert et énormément apprécié une autre merveille, les deux forts tomes de Mortelles connivences d’André Delauré.

Je donnai l'article ci-dessous au Grand Soir qui, à ma connaissance, n'avait jamais publié de recension de roman policier. Ce texte de mars 2010 fut beaucoup lu, au point qu'il figure, aujourd'hui encore, en tête des références des moteurs de recherche.

Suite à mon compte rendu de Cadres noirs, Pierre Lemaitre, je crois très touché, m'écrivit ceci :


"J’ai eu bien du plaisir à vous lire : vos références m’ont semblé justes et motiver un point de vue aussi efficacement est assez rare chez les blogueurs. "


Par la suite, je lus, avec toujours autant de plaisir son dernier livre, Alex, dont je rédigeai une critique pour ce blog :


[->http://bernard-gensane.over-blog.com/article-note-de-lecture-n-71-68925017.html]


Enthousiaste, l'auteur m'écrivit, entre autres, ceci :


"Alors évidemment, Bernard, j'en rougis...
 Mille merci... Mais pour ceci, principalement : personne n'a mieux lu mes romans et ton analyse stylistique est parfaitement bien vue.
 Aucun critique (et pourtant... je te les joins pour mémoire : LA DROITE M'ADORE !! et je ne sais pas comment je dois le prendre...) n'a été aussi pertinent, sans doute parce qu'aucun n'a ni assez de place ni parfois assez de culture pour le faire.
 Notamment la manière dont je construis le faux langage oral est extrêmement bien comprise et analysée.
 […]
 J'espère vivement que ton blog sera BEAUCOUP lu !  "

 

De l'art de se faire des amis.


 Contrairement à Zola qui s’imposait des efforts cognitifs démentiels dans la préparation de ses romans, Pierre Lemaitre n’est pas un adepte compulsif de la consultation d’internet. Si ses œuvres nous donnent un rendu de la société aussi saisissant c’est que, chez lui, le vraisemblable est plus puissant que le vrai. Comme aurait dit Flaubert, il ne s’écrit pas, pas plus qu’il n’écrit la société. Mais si on ne voit pas, à proprement parler, la société, on la sent partout.

À l’heure ou de nombreux sondages nous montrent les Français épuisés par le travail et désespérés par le chômage, ce roman noir de Pierre Lemaitre tombe à pic. Nous sommes dans un monde où des manutentionnaires gagnent 585 euros brut par mois et où les cadres, s’ils veulent croire en leur utilité, en leur mission, s’identifient à leur patron « avec une force de conviction dont les patrons ne rêveraient même pas. »

Quinquagénaire, donc bon à jeter, le personnage principal a dû accepter un petit boulot quand il s’est retrouvé au chômage (il était pourtant DRH) après la fusion de son entreprise avec une société belge. Son conseiller pôle emploi voit en lui un modèle de chômeur car il a renoncé à l’idée de trouver du travail, sans pour autant renoncer à en chercher. Avec des types comme moi, dit-il, « le système a l’éternité devant lui. »

Après quatre ans de galère, il a la lucidité de se sentir largué car il ne maîtrise plus le discours de l’efficience entrepreneuriale (que l’on retrouve d’ailleurs désormais dans la Fonction publique) : « management de la transition », « réactivité sectorielle », « identité corporate », « benchmarking », « réseautage ». Il faut désormais briller dans le marketing et le management : « Le marketing consiste à vendre des choses à des gens qui n’en veulent pas, le management à maintenir opérationnels des cadres qui n’en peuvent plus. »

La métaphore qui file tout au long de ce roman à suspense (en fin de compte plus un roman psychologique que d’action) est que les salariés sont les otages des capitalistes, sous le regard bienveillant des pouvoirs publics : « Les aides de l’État auraient permis aux entreprises de licencier 65000 salariés en un an. »

Alain Delambre est un cadre de cinquante-sept ans anéanti par quatre années de chômage sans espoir. À son sentiment de faillite personnelle s’ajoute bientôt l’humiliation de se faire botter l’arrière-train par un petit chef, turc qui plus est.Aussi quand un employeur accepte enfin – divine surprise ! – d’étudier sa candidature, Alain Delambre est prêt à tout : à emprunter une somme d’argent considérable, à se disqualifier aux yeux de sa femme, de ses filles et même à participer à l’ultime épreuve de recrutement, un jeu de rôle sous la forme d’une prise d’otages : « Les candidats à un poste sélectionnent les candidats à un autre poste. Le système n’a même plus besoin d’exercer l’autorité, les salariés s’en chargent eux-mêmes. Les entrants créent les sortants. Le capitalisme vient d’inventer le mouvement perpétuel. » Donald Westlake avait dramatiquement exploré ce thème avec Le Couperet (avant, personne n’est parfait, de soutenir Bush), la solution extrême utilisée par un chômeur pour retrouver du travail étant d’assassiner ses collègues de la liste étroite pendant la dernière sélection pour un emploi.

Ce jeu de rôle (les jdr sont apparus – ce n’est pas un hasard – aux États-Unis dans les années soixante-dix) pour adultes en perdition est organisé pour le bénéfice de l’entreprise Exxyal-Europe, une grande du pétrole dont, visionnaire, Lemaitre nous prévient que l’un de ses objectifs principaux « consiste à rapprocher les activités de raffinage des lieux de production », ce qui entraînera la fermeture de plusieurs raffineries en Europe.

Avec toutes les ressources de son corps et de son esprit, Alain Delambre s’engage dans ce combat pour regagner sa dignité, sans se rendre vraiment compte qu’il s’engouffre dans une spirale affolante qui devrait, si nous étions dans un roman réaliste, l’entraîner vers une mort violente. Bien lui prend de ne pas se rendre compte, dès le début de son aventure, que les dés sont pipés, qu’en aucun cas les recruteurs n’envisagent de recourir à ses services. Son désespoir l’amènerait, comme dans Le Couperet, à commettre l’irréparable.

Le roman est remarquablement bien mené. Il se divise en trois parties, la première et la dernière offrant le point de vue du héros, la partie du milieu étant narrée par le “ méchant ”, le deus ex machina de la simulation de prise d’otages. Cette alternance des voix narratives nous permet de comprendre – sans les excuser – les motivations profondes de la partie adverse (les « partenaires sociaux », comme on dit aujourd’hui) et d’intensifier le suspense dès lors que l’on perd de vue la cause du chômeur quinquagénaire. Le lecteur ne connaîtra ses vraies motivations qu’à la toute fin de l’histoire.

C’est une constante dans les ouvrages de Lemaitre (voir ses explications à ce sujet à http://www.pierre-lemaitre.fr/inter...) : les événements malheureux s’enchaînent de manière inéluctable, chaque acte posé par les personnages les conduisant à leur perte. Il ne suffit pas à Delambre d’être un vieux travailleur au chômage, d’être humilié après avoir servi la cause de l’entreprise, d’être diminué dans le regard de ses proches qui l’aiment : sa révolte – purement individuelle, ne l’oublions pas – est implacablement destructrice.

Le héros ne parviendra à ses fins qu’en jouant sa vie et celle des siens sur un coup de dé (avec un dernier développement singeant les films “ américains ” de Besson, du genre Taxi).

Au bout de son périple, l’ancien DRH est toujours aussi aliéné, toujours aussi coupable. « C’est plus fort que moi », dit-il, « je ne peux pas m’empêcher de travailler. »
Le système a gagné.

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