Quand on tape sur Google « Christine Lagarde anglais parfait », ça dégouline.
Quand on tape « Christine Lagarde perfect English », ça dégouline aussi, quoiqu’un peu moins. Tout récemment, le quotidien de droite Daily Telegraph « se pâmait d’admiration » (swooned) devant l’anglais de The Guard. La dégoulinade n’est pas de même nature. Les Français s’émerveillent pour deux raisons : l’anglais de Lagarde vaut le déplacement en soi et il est une arme que l’on peut retourner contre les Rosbifs et les Yankees qui dominent la diplomatie et la finance. Les Anglais s’émerveillent de l’idiome de Lagarde sur des bases de performance : le milieu politique français a rarement fait remonter une telle langue jusqu’à leurs oreilles.
J’ai écrit cette brève note sur l’anglais de Lagarde parce que je me méfis toujours quand ça dégouline et qu’on se pâme. Et puis aussi parce que j’ai quelques compétences en la matière. Ma note a été reprise en éditorial par Le Grand Soir et a suscité des réactions intéressées, amusées, de la part des lecteurs qui ont bien vu que je soulevais un problème sérieux, mais sans trop me prendre la tête. À l’exception de l’un d’entre eux (une ?) qui a contesté mes dires et mes compétences (emcee).
L’anglais de Lagarde est très bon. La directrice du FMI, qui, soit dit en passant, vient d’une famille de gauche, a appris l’anglais comme tout le monde, dans un lycée (au Havre). Je note par ailleurs que son anglais n’est pas spécialement américain. À peine "mid-Atlantic", comme disent les sociolinguistes. Il y a dans sa production quelques petits problèmes qui se sont fossilisés et qui, à son âge, ne pourront être résolus. Il s’agit, par exemple, de phonèmes qu’elle n’entend pas (on ne reproduit que ce qu’on entend). Cela signifie que l’anglo-américain pratiqué de longues années aux États-Unis n’a pas pris le pas sur l’anglais « anglais » qu’elle a acquis au lycée.
Que nous dit emcee ? « Franchement, que la Garde se soit trompée sur criteria est une faute bien vénielle, qui doit probablement être assez courante dans les milieux incultes qu’elle fréquente, même parmi les anglophones (…) ». Trois âneries en deux lignes.
- Il ne s’agit pas d’une faute vénielle. J’ai corrigé des copies d’étudiants pendant quarante ans et je n’ai jamais rencontré cette erreur. Dès lors que l’on connaît cette exception à la règle du pluriel, on ne se trompe plus tant cette exception est … exceptionnelle. Lorsqu’elle s’est trompée, Lagarde a hésité un centième de seconde et elle a plongé (normal, vu son passé de nageuse synchronisée) dans l’erreur en le sachant plus ou moins, comme quand on passe au feu rouge au lieu de s’arrêter à l’orange.
- « Qui doit probablement être assez courante ». On ne s’avance pas de la sorte, surtout pour tomber à bras raccourcis sur une proposition : la faute est courante ou elle ne l’est pas.
- - « Dans les milieux incultes qu’elle fréquente, même parmi les anglophones ». Poujadisme que cela. À de rares exceptions près, les gens qui nous gouvernent ne sont pas incultes. Ce ne sont pas des bouseux soudainement propulsés au sommet de la classe dirigeante. À moins que Bourdieu se soit planté du début jusqu’à la fin, ils baignent depuis deux ou trois générations dans la reproduction sociale et culturelle. Même Chirac a toujours eu son jardin secret japonais. Quant aux anglophones, c’est peut-être chez eux qu’il y a le plus de culture. Nos banquiers ont souvent fait HEC, Sup de Co ou l’ESSEC. Outre-Manche et outre-Atlantique, ils ont fréquenté les départements littéraires de Cambridge ou Harvard, ils jouent fort bien d’un ou deux instruments de musique et connaissent tous les musées du monde.
Emcee précise par ailleurs ceci : « il n’est pas rare que le mot « criteria » en anglais soit utilisé au singulier http://www.merriam-webster.com/dictionary/criterion, d’où la confusion pour un non anglophone, peut-être. » Toujours pas. C’est une chose de dire, comme Richard Nixon, « the third criteria » (le troisième critère), c’en est une autre d’ajouter un s à criteria. Je concède que mon analogie avec chevals (« Rien à voir avec chevals, qui serait une erreur de l’ordre de mans/womans/childs) était un peu rapide. Mais c’est la loi du genre lorsqu’on écrit une brève pour Le grand Soir. Cela dit, on n’entendra jamais Lagarde dire childs à la place de children. Le Lycée du Havre en soit remercié. Il n'en reste pas moins que criterias relève du même barbarisme que chevals.
Emcee avance par ailleurs que DSK a de « piètres notions d’anglais ». Faux : son anglais est très bon, son allemand indétectable. On sait par ailleurs qu’il joue au piano et aux échecs comme il respire. La reproduction, toujours.
Emcee croit m’assassiner avec ceci : « Quant à se complaire dans le cliché « anglais=langue du Cac 40 », je déplore qu’une personne qui se prétend angliciste s’arrête à ce critère unique. » Il se trouve que l’anglais de Jane Austen ou de Eudora Welty est devenu la langue de l’impérialisme mondial (demain, le mandarin ?), tout comme le Français de Chateaubriand est devenu la langue du néocolonialisme en Afrique de l’Ouest. Par ailleurs, je ne me « prétends » pas angliciste : je le suis. Depuis cinquante-trois ans. C’est mon empathie, mon amour pour l’anglais qui m’a fait écrire, dans cette langue, il y a quarante et un ans, mon premier article pour un très bon hebdomadaire anglais – qui a disparu comme beaucoup de très bonnes choses.
Je dirai pour finir que je souscris pleinement à cette proposition d’Emcee : « Toutes les langues sont belles, quelles qu’elles soient, quand elles sont parlées et écrites par des gens qui les utilisent autrement que pour des besoins utilitaires et partiales. »
PS : Criterias ? pourquoi pas. Après tout, en français nous écrivons des blinis, alors que blini est déjà un pluriel (celui de blin ou blintz).