Des amis et camarades m'ont demandé d'écrire un petit texte politique et synthétique sur la LRU, ce que j'ai accepté de bon cœur. Facétieux lecteurs de
Georges Pérec, ils avaient souhaité que mon texte ne comportât aucun “ e ”. Là, j'ai refusé. Mon héroïsme militant a des limites !
La LRU : une machine à privatiser, financiariser et défonctionnariser l’université
Aujourd’hui, l’hyperbourgeoisie mondiale pense globalement et à long terme tandis que le monde universitaire vit replié sur lui-même, incapable de mettre en perspective, de hiérarchiser, de dialectiser. Impuissant, il ne parvient plus à anticiper, ni donc à esquiver le moindre coup, à commencer par l’infantilisation dont il est la victime généralement consentante. Ayant choisi leur camp, de nombreux universitaires se sont littéralement vendus aux puissances d’argent alors que la classe salariale, le peuple en général, peut de moins en moins compter sur le soutien et la solidarité des travailleurs intellectuels.
La LRU (loi relative aux libertés et responsabilités des universités) n’a pas jailli en 2007 du cerveau inspiré de Valérie Pécresse, même si elle est la fille d’un universitaire homme d’affaires tel que Sarkozy les affectionne. Ce texte s’inscrit dans la philosophie de l’AGCS (Accord général sur le commerce des services) qui stipulait, depuis la réunion de Marrakech en 1994, que sous l’égide de l’Organisation Mondiale du Commerce, toutes les activités de service à l’exception des fonctions régaliennes des États (armée, police, justice, administrations centrales) auraient vocation à entrer dans le champ de la concurrence, via la privatisation.
Depuis Reagan et Thatcher, l’hyperbourgeoisie a engagé une véritable guerre contre les peuples du monde entier. Le processus de conquêtes territoriales étant achevé, cette classe dirigeante a entrepris de spolier les peuples de l’intégralité de ce que, dans les luttes sociales, ils avaient conquis, en gros depuis l’époque de Bismarck. En Europe, la Commission vise à détruire les systèmes publics mis en place, dès la fin du XIXe siècle, pour permettre aux citoyens d’exercer leurs droits à l’éducation, à la santé, au travail, au logement. Dans cette optique, il reste donc – après la captation des transports, des télécommunications, de l’armement – deux énormes gâteaux à ravir : la santé et l’éducation.
Sur cette même longueur d’ondes, la Cour Européenne de Justice a décidé que les services d’enseignement ne constituaient pas une activité pratiquée sous l’exercice de l’autorité officielle. Autrement dit, l’enseignement et la recherche universitaires peuvent désormais échapper intégralement au domaine public. En juin 2000, le représentant de l’Union Européenne à l’OMC estimait que « l’éducation et la santé [étaient] mûres pour la libéralisation ».[1] En janvier 2003, le commissaire européen responsable de l’éducation réaffirma l’urgence de rendre les universités européennes « compétitives sur le marché mondial de l‟enseignement supérieur ». Les personnels (enseignants, étudiants, administratifs et techniques) doivent devenir des marchandises, des variables d’ajustement et pouvoir entrer en compétition les uns avec les autres, tout comme les établissements eux-mêmes. La LRU offre un cadre juridique à ce bouleversement.
En France, la gauche socialiste n’était pas hostile à cette “ réforme ”. En 2001, le ministre de l’Éducation nationale Jack Lang demanda à Éric Espéret, président d’université, une prospective directement inspirée de la philosophie du secteur privé. Le Rapport Espéret envisagea l’universitaire comme un travailleur indépendant, le contrat prévalant sur le statut. À la même époque, l’Institut Montaigne, prestigieux think-tank français fondé par Claude Bébear, ancien PDG d’Axa, produisait, sous la direction d’Alain Mérieux (500ème fortune mondiale), une réflexion préfacée par Ezra Suleiman (professeur de sciences politiques à Princeton et membre de plusieurs conseils de surveillance d’entreprises transnationales).[2] L’Institut Montaigne souhaitait au premier chef que notre enseignement supérieur puisse aborder la « compétition mondiale » à armes égales. Dans ce dessein, les établissements seraient financièrement autonomes et auraient la pleine initiative de la gestion de leurs emplois.
Le pouvoir sarkozyste s’en est d’abord pris aux universitaires, peu nombreux, peu connus du grand public et globalement droitisés depuis une vingtaine d’années, avant de s’attaquer aux collègues du secondaire et du primaire, de gros bataillons davantage marqués à gauche.[3] Répondant aux souhaits du patronat, Valérie Pécresse se lança dans une lutte frontale contre le monde universitaire en sachant qu’elle avait de bonnes chances de l’emporter : à la base, la contestation contre la LRU ne mobilisa que les facultés de lettres et sciences humaines et, à la marge, les facultés de sciences. Le droit, les sciences économiques, la médecine, les grandes écoles ne bougèrent pratiquement pas. L’UNEF, syndicat étudiant majoritaire, s’ébranla très lentement avant que son responsable principal, membre du parti socialiste, ne devienne l’adjoint de Bertrand Delanoë à Paris. Chez les enseignants-chercheurs, les syndicats affiliés à la FSU (comme le SNESUP), la CGT et Sud furent pleinement dans l’action, rejoints sporadiquement par des universitaires de droite. La CFDT et l’UNSA brillèrent par leur attentisme (la plupart de leurs élus appliquent aujourd’hui la loi sans vergogne).
Avant le vote de la loi par le Parlement, le ministère avait proposé un« Cahier des charges » des universités[4] précisant par le menu l’esprit et la lettre de la “ réforme ” à venir. Ce texte était signé conjointement par des hauts fonctionnaires de l’inspection générale des Finances et de l’inspection générale de l’administration de l’Éducation nationale et de la recherche. Les signataires produisirent un texte visant, in fine, à privatiser, à financiariser l’université. Ce qui frappait au premier abord, c’est que ce document ne parlait jamais d’enseignement (il fallait attendre la page 6 pour trouver le mot “ étudiant ”), mais de « gestion budgétaire et financière », de « gestion des ressources humaines », de « gestion immobilière » (les universités sont désormais des agences immobilières stricto sensu et certains collègues – contre primes sonnantes et trébuchantes – ont enfilé l’habit d’agent immobilier), et enfin de « pilotage et de relation avec la tutelle ». L’innovation la plus frappante de ce Cahier était la « fongibilité asymétrique » des crédits.[5] Ce Cahier stipulait également que le « pilotage » de la masse salariale deviendrait « un enjeu essentiel pour les universités ». Les universités devraient se doter d’un « logiciel de pilotage »[6] pour analyser les « effets volume » (?), ou encore les « effets prix » (?).
Depuis l’application de la loi, les conditions de recrutement et de travail dans l'enseignement supérieur français sont plus scandaleuses encore que celles du secteur privé le plus rétrograde.[7] Moins chère, docile, de passage, la main-d'œuvre précaire a tout pour plaire aux employeurs. Dans l’Université et la Fonction publique en général, la précarisation n'est pas une variable d'ajustement conjoncturelle car elle va connaître un développement durable. Le travailleur précaire est une femme (60%), de trente ans en moyenne, multipliant les contrats précaires depuis quatre ans, n'ayant jamais connu de progression de salaire. Un quart des précaires gagne moins de 1200 euros par mois (un tiers des femmes). Ces personnes sont aisément victimes d'abus d'autorité, de harcèlement, de chantage, de clientélisme.
La LRU permet un transfert progressif du pouvoir de décision des professionnels scientifiques, choisis démocratiquement par leurs pairs, vers les instances administratives. Sans parler du renforcement considérable des pouvoirs des présidents d’université (avec les primes afférentes), de la place toujours plus importante, dans les conseils d’administration, des représentants du secteur privé aux dépens des enseignants. Les équipes élues depuis 2007 ont bien souvent utilisé la loi pour affaiblir les travailleurs et éliminer les pratiques démocratiques arrachées de haute lutte après Mai 68. Je retiendrai ici simplement l’exemple des comités de sélection qui ont remplacé les commissions de spécialistes. Ces dernières, qui déterminaient largement le recrutement et les promotions des enseignants, étaient constituées de collègues élus (sur des bases syndicales ou non) tous les trois ans. Ad hoc, les comités de sélection sont nommés par le président chaque fois qu’un poste est déclaré. L’opacité est complète, le copinage enfantin, le localisme renforcé.
La loi oblige les universités à passer aux « responsabilités et compétences élargies ». La vie des universitaires (enseignants, étudiants, et aussi personnels administratifs et de service) est transformée par ce passage. Concrètement, les établissements sont responsables de leur gestion comptable et disposent, à cette fin, de crédits qui, précédemment, étaient alloués par l’État et gérés sous sa responsabilité. Les universitaires ne sont plus payés par le Trésor public mais par les universités. De facto, ils ne sont plus fonctionnaires d’État mais territoriaux. L’objectif final est de contractualiser l’ensemble de la profession, d’autant que, selon les derniers textes votés par le Parlement, un agent de l’État dont le poste a été supprimé n’aura plus aucune garantie de maintien dans l’emploi public. Bien des universitaires actuellement en fonction connaîtront le chômage avant le terme de leur carrière. Dans l’Europe actuelle, ceci est “ normal ”. Cette orientation fait consensus dans la classe politique française, comme le montrent, depuis dix ans, les positions d’Attali, de Lang, de la candidate Royal et évidemment du dégraisseur de mammouth Allègre.
Les universitaires ne seront plus protégés par les textes de 1984, très imparfaits, mais qui garantissaient des conditions de travail et de rémunération identiques aux personnels de même grade. On s’achemine vers une situation à l’anglo-saxonne quand deux collègues d’un même département, titulaires d’un grade identique (M.A. ou PhD), peuvent avoir une charge d’enseignement hebdomadaire, pour l’un de deux heures, pour l’autre de vingt heures !
Du fric, du fric, du fric ! Il va falloir en trouver, partout, tout le temps.[8] Quand on observe comment l’actuel gouvernement de droite britannique s’est dégagé de ses responsabilités budgétaires – par exemple en faisant payer l’étudiant-client (dans certaines universités, les frais d’inscription annuels avoisinent les 10000 euros) – les gouvernants français ont de la marge. On ne s’étonnera pas que l’Université Paris I-Panthéon Sorbonne (qui affiche modestement « huit siècles d’excellence ») se soit lancée dans le prêt-à-porter. Une nouvelle ligne de vêtements est en préparation, ainsi que des produits dérivés et autres colifichets. Selon Jean-Marc Lehu, MCF en marketing et directeur de la communication interne et externe de cette vénérable institution, « tout cela est bien nouveau pour nous. Les universités publiques (sic) n’ont pas fait grand-chose, à ce jour, en matière de promotion ». Selon Lehu, « c’est la compétition qui nous pousse au marketing ». Il précise que « la vente de T-shirts est une des solutions au chômage de nos diplômés ». L’ENA elle-même vend des maillots de rugby, des stylos, des tasses et des gobelets (pardon : des mugs). Après tout, observe la responsable de la communication de la prestigieuse école Évelyne Heckel-Mantey, « quand on visite un musée, à la sortie, il y a une boutique ». Elle aussi dans l’air du temps, Claire Laval-Jocteur, chargée de communication à Paris XI, par ailleurs présidente de l’Association des professionnels de la communication de l’enseignement supérieur[9], estime que la pression sur les établissements est de plus en plus forte. « Pour se faire connaître, dit-elle, il faut vendre des produits promotionnels, suivre l’exemple des écoles d’ingénieurs privées ».
Pendant que les profs deviennent des marchands du Temple, la plupart des étudiants (dont quatre sur cinq ne se soignent pas correctement faute d’argent[10]) vont commencer leur vie dans le rouge et rejoindre la cohorte des jeunes diplômés européens à 1000 euros par mois. Les étudiants sont invités à s’endetter auprès des banques qui fixent les règles du jeu : taux d’intérêt, délais de remboursement, etc. Au diable les prêts à taux zéro proposés jusqu’alors par les CROUS ! L’éducation est un investissement personnel, et non plus l’investissement solidaire d’une société. Les prêts vont accroître les inégalités entre familles pauvres et familles « riches » (les vrais riches n’envoient pas leurs enfants dans l’université française), et entre étudiants eux-mêmes : les banques prêteront plus facilement à un étudiant en médecine qu’à un étudiant en lettres classiques. À la fin de ses études, l’étudiant endetté aura tendance à accepter le premier emploi venu pour éponger rapidement sa dette. En tant que citoyens, les étudiants et leurs parents ont déjà commencé à payer les dysfonctionnements de la finance internationale. Outre-Manche, les universités ont perdu plus de 250 millions de livres avec la crise des subprimes et leurs investissements hasardeux en Islande.
Un gouvernement authentiquement de gauche devra défendre le principe d’une université indépendante des pouvoirs économique, financier et idéologique. Une université dont la tâche sera d’accroître les connaissances (et non les “ compétences ” à la mode Sarkozy), de transmettre au plus grand nombre le bien commun culturel, de favoriser l’ouverture sur le monde et l’esprit critique.[11]
[1] Toujours à la pointe du combat libéral, le Royaume-Uni a rattaché, en 2010, les universités au ministère des Affaires, de l’Innovation et des Compétences, sous l’autorité de Lord Mandelson, travailliste de droite. Mandelson considérait clairement les étudiants comme des clients. Il décida que les universités devraient afficher le prix exact des cursus et devraient impliquer les entreprises dans leur financement et dans le contenu des cours.
[2] Mais la source de toutes les sources, il faut la chercher dans la Société du Mont-Pèlerin, fondée après la Deuxième Guerre mondiale par l’économiste ultralibéral Friedrich von Hayek. En France, son épigone universitaire le plus activiste est Pascal Salin, professeur à Paris-Dauphine, ardent défenseur de la directive Bolkenstein et autres gracieusetés. À propos de l'impôt, il écrivit : « Prélevé en fonction d'une norme décidée par les détenteurs du pouvoir étatique, sans respect de la personnalité de chacun, l'impôt pénalise la prise de risque et est foncièrement esclavagiste, allant à l'encontre de son but recherché, bafouant les droits fondamentaux de l'être humain et la propriété de l'individu ». Cet anarcho-capitaliste (comme il se définit), ce pourfendeur acharné de l’État a toujours été, comme feu son collègue Jacques Marseille, fonctionnaire, avec un statut en béton.
[3] Cette droitisation ne relève pas de la psychologie. Paradoxalement, l’une des causes en est la Réforme Savary de 1984, avec la nouvelle thèse qui, d’une part, à permis un accès plus rapide à des emplois statutaires dans l’Université, mais qui, d’autre part, a individualisé les parcours et a contraint les jeunes universitaires à avoir en permanence le nez dans le guidon, à publier ou périr.
[4] On trouve le Cahier des charges à l’adresse suivante :
https://www.igf.minefi.gouv.fr/sections/les_rapports_par_ann/2007/cahier_des_charges_e
Pour le télécharger en PDF :
[5] La LRU permet de puiser dans le budget consacré aux salaires pour acheter des gommes et des crayons, mais l’inverse n’est pas possible.
[6] Il existe un Guide pratique du pilotage de la masse salariale (voir le site performance-publique.gouv).
[7] Lire à ce sujet l’ouvrage coup de poing P.E.C.R.E.S., Recherche précarisée, recherche atomisée (Raison d'agir).
[8] Lire, sur le site de Médiapart, le récent appel de professeurs de mathématiques sur la mainmise du privé sur la recherche publique : http://blogs.mediapart.fr/edition/au-coeur-de-la-recherche/article/060611/lappel-de-la-chaire
[9] Elle se vend ici : http://www.viadeo.com/fr/profile/claire.laval-jocteur
[10] 45% des étudiants ont une activité salariée. Un étudiant sur dix de l’Université du Mirail à Toulouse dort dans une voiture ou sous une tente de camping.
[11] Rappel de quelques lectures utiles :
Naomi Klein : La Stratégie du choc (Leméac/Actes Sud) ; Éric Hazan : Changement de propriétaire, la guerre civile continue (Le Seuil) ; Goeorges Corm : Le nouveau gouvernement du monde (La Découverte) ; Alain Supiot : L’esprit de Philadelphie, la justice sociale face au marché total (Le Seuil) ; Élisabeth Weissman : La désobéissance éthique (Stock) ; Franz Schulheis et al. : Le cauchemar de Humboldt, les réformes de l’enseignement supérieur (Raisons d’agir) ; Angélique del Rey : À l’école des compétences, de l’éducation à la fabrique de l’élève performant (La Découverte) ; Nico Hirtt : Je veux une bonne école pour mon enfant, Pourquoi il est urgent d'en finir avec le marché scolaire (Aden). Christophe Dejours : Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale (Le Seuil).
Un florilège des textes que j’ai consacrés à la LRU sont téléchargeables ici : http://www.legrandsoir.info/IMG/pdf/Les_Ravages_LRU_Bernard_Gensane.pdf