Marcello Mastroianni
Je souhaite raconter ici ma rencontre – de quinze secondes – avec Marcello Mastroianni.
J’ai toujours éprouvé une grande affection admirative pour cet acteur dont tout le monde a su, dès La Dolce Vita en
1960, qu’il serait une figure mythique. Il me plaisait aussi qu’issu d’une famille antifasciste, il ait été contraint de mettre un terme à sa carrière naissante en se cachant durant la Seconde
Guerre mondiale.
Un soir de septembre ou d’octobre 1996 (il était environ dix-huit heures), je me trouvais, au sortir d’un colloque
d’universitaires, dans un café de la Place Saint-Sulpice avec un ami angliciste. Nous étions en train de siroter une bière en commérant aux détriments de certains collègues côtoyés durant la
journée, lorsque, à notre très grande surprise, Catherine Deneuve entra dans le café. Elle se dirigea d’un pas bizarrement leste et pesant vers le comptoir avant de glisser quelques mots au
barman. Puis elle ressortit aussi rapidement qu’elle était entrée. Nous avions à peine eu le temps, mon ami et moi, de bien nous convaincre que nous avions vu passer l’actrice à cinq mètres de
notre table, que cette dernière entra de nouveau dans le café, plus lentement cette fois-ci, suivie de Marcello Mastroianni.
J’avais vu Mastroianni à la télévision, quelques mois plus tôt, je pense à l’occasion du Festival de Cannes. Il était fatigué,
fortement amoindri par la maladie. Ce soir-là, il m’apparut comme un petit homme épuisé, sans carapace, avec ce teint cireux qui distingue au premier regard bien des malades en phase
terminale.
Il s’assit lentement à la table qui jouxtait la nôtre, déplia un journal qui me sembla être France-Soir, et entreprit
de faire les mots croisés. Le garçon lui apporta un Schweppes, sa boisson apéritive. Catherine Deneuve vérifia que tout allait bien et quitta les lieux pour de bon.
Interloqués, gênés, mon ami et moi ne pûmes reprendre le fil de notre conversation sans intérêt. Nous décidâmes de partir. Mon
ami, qui avait un repas familial, me quitta promptement. Je pensai alors que je ne pouvais pas en rester là.
Je retournai dans le café et m’approchai silencieusement de la table de Matroianni. Il leva les yeux de ses mots-croisés. Je lui
dis un « bonsoir » hésitant auquel il répondit par un « bonsoir Monsieur » doux et attentionné.
— Monsieur Mastroianni, continuai-je, je voulais vous remercier pour ces moments de bonheur que vous nous avez donnés pendant
toutes ces années.
— C’est moi qui vous remercie, me répondit-il, d’une voix cassée mais ferme.
Dans ses yeux, je vis pour la dernière fois son regard profond, tellement humain. Son corps était déjà dans la mort, mais son
esprit était toujours dans la vie.
Après un bref salut de tête, je quittai les lieux sans me retourner.