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13 juin 2011 1 13 /06 /juin /2011 06:47
http://www.horlogerie-suisse.com/journal-suisse-horlogerie/images/john-arnold/fig10.jpgCi-dessous une analyse très pertinente de Philippe Arnaud (depuis le temps que je lui conseille de tenir un blog, pour nous !) sur les "progrès" millimétriques accomplis par les sportifs de haut niveau. j'irai même plus loin que lui en me demandant si, vu les pistes synthétiques, les chaussures des coureurs, les méthodes d'entraînement, la diététique (je refuse d'envisager le dopage), la sûreté du chronométrage, les 10 secondes 2 de Jesse Owens en 1936, et même ce temps similaire de 10 secondes 2 de Piquemal et Delecour il y a cinquante ans ne signifient pas, dans l'absolu, une performance meilleure que celle de l'actuel détenteur du record du monde.

 

Au journal de France 2 du 8 juin, à 13 heures, parmi les sujets présentés, figurait un nouveau record du champion français de sprint, Christophe Lemaître. Voici comment était présentée l'information :

 

"Il a encore prouvé qu'il faisait partie des meilleurs mondiaux, le Français Christophe Lemaître a battu son propre record du 100 mètres, hier, en grignotant une... un petit centième de seconde. On est encore loin d'Usain Bolt mais c'est de bon augure pour le sprinter à quelques semaines des mondiaux d'athlétisme, qui se tiendront en Corée du Sud."

 

Remarque 1. Effectivement, le progrès est mince. Par rapport à son précédent record, Christophe Lemaître gagne 10,04 cm. Autrement dit, dans le temps de son ancien record, soit 9 s 97 centièmes il aurait couru 100,10 cm. On comprend le lapsus de la journaliste (qui était partie pour dire une seconde). En effet, s'il avait couru le 100 mètres dans cet temps, soit 8 s 97 centièmes, il aurait devancé de 11,15 mètres, sur la ligne d'arrivée, un concurrent qui aurait repris son précédent record...

 

Remarque 2. Quelque chose semble avoir échappé aux journalistes qui s'extasient sur les records : c'est que l'échelle d'enregistrement a changé. Au début des compétitions, on comptait en secondes. Puis on s'est mis à compter en dixièmes de seconde. A partir de 1977, les chronomètres (déclenchés automatiquement, l'homme n'étant plus capable de le faire) ont mesuré les centièmes de seconde, ce qui a multiplié par 10 la possibilité d'enregistrer des records ! Autrement dit, depuis cette date, on ne mesure plus la performance des athlètes mais celle des chronomètres. Il ne suffit plus, alors, que de passer aux millièmes, puis aux dix-millièmes, puis aux cent millièmes de secondes pour avoir une progression infinie des records...

 

Remarque 3. Le record symbolique a été celui des 10 secondes aux 100 mètres, lorsque ce chiffre rond fut atteint, en 1960, par l'Allemand Armin Harry. Depuis, en 51 ans, on n'a gagné 42 que centièmes de seconde (record d'Usain Bolt à 9 s 58 centièmes), soit, exprimé en termes moins prestigieux, guère plus que 4 dixièmes de secondes. Autrement dit, depuis 51 ans, la courbe des records se conforme à un modèle mathématique connu de n'importe quel élève de 1re : celle d'une asymptote. Les records tombent les uns après les autres... mais avec des

progressions de plus en plus faibles (et ce, d'ailleurs, quel que soit le sport), gains qui tendent tous vers une limite [qu'on se garde bien, d'ailleurs, d'évaluer, pour faire croire que tout serait possible, comme de courir le 100 mètres en moins de 5 secondes, voire en moins de 8 secondes...]

 

Remarque 4. Les spectateurs des compétitions sont donc priés de crier au miracle pour des "seuils" (en général fixés aux chiffres ronds des centièmes de seconde) artificiellement fixés. [En effet, pourquoi serait-ce une "merveille", pour Usain Bolt, d'être descendu au-dessous

de 9 secondes 60 centièmes plutôt qu'au-dessous de 9 secondes 62 centièmes  ou de 9 secondes 59 centièmes ? Que se passe-t-il au franchissement d'un chiffre rond ? Quelle est cette fascination fétichiste pour ces seuils ?].

 

Remarque 5. Cette fascination pour la performance humaine n'est qu'une démarcation de la fascination pour la performance technologique (le plus souvent, celle de l'électronique, de l'informatique ou des télécommunications), performance exprimée en puissance de calcul,

miniaturisation, capacité de mémoire, de transmission, etc. Tout se

passe comme si l'homme ne pouvait être admiré que par la médiation de critères de machines (des chiffres), qui semblent d'autant plus fabuleux qu'ils comportent plus de chiffres (en l'occurrence, des dixièmes, puis des centièmes, puis, demain - qui sait ? - des millièmes, voire des dix-millièmes de seconde). Comme si ces chiffres, qui se pressent derrière la virgule, exprimaient une multiplication, une élévation à la puissance, et non pas, comme c'est le cas, une division, une descente dans le rang des puissances de 10...

 

Remarque 6. Cette polarisation autour de la performance d'un seul a pour corollaire la négligence (ou l'ignorance, ou le dédain, ou le mépris) du qualitatif. Exemple de collectif : le décathlon. Certes, dans chacune des disciplines, le décathlonien fait largement moins bien que le champion de la spécialité. Mais, au total, ce qui est impressionnant, c'est cette capacité, pour un même athlète, de briller autant dans plusieurs disciplines différentes [comme jadis, lorsqu'on avait des esprits, tels que Michel-Ange, Leibniz ou Philidor, capables de briller dans plusieurs domaines de l'esprit]. Qui connaît, d'ailleurs, le nom du champion olympique en décathlon ?

 

Remarque 7. Un autre corollaire de cet état d'esprit est le désintérêt pour le type de performance consistant à amener (voire à ramener), au niveau de la moyenne, des sujets largement en-dessous (comme de faire remarcher un très grand blessé). Comme si - en supposant la moyenne à 100 - la société manifestait plus d'intérêt à voir passer un seul individu de 100 à 1000 que d'amener à 100 un millier d'individus compris entre 50 et 90. Ainsi, tous les ans, au moment des examens, plutôt que de nous "gaver" avec les plus jeunes candidats au bac, ou les cracks du concours général, ou les reçus simultanés à Normale Sup et à l'X, ne serait-il pas plus moral (et même plus gratifiant) de louer les établissements qui ont le moins de recalés au bac (même si les meilleurs d'entre ces élèves ne font pas des performances époustouflantes) ?

 

Il y a là comme un sacrifice délibéré du collectif au profit de l'individu (et de celui qui a déjà plus que sa part au détriment de ceux qui ont moins que la leur), qui me semble révélateur - typique, symbolique - du fonctionnement économique et social de notre société, au point qu'on peut se demander si sport et vie sociale n'entretiennent pas entre eux une relation circulaire, l'un renforçant l'autre, dans le sens de toujours plus d'inégalité...

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commentaires

P
<br /> A Haton<br /> <br /> Merci pour vos amicaux commentaires. Je suis fasciné par l'entourloupe qui vise à faire admirer des performances à rendements décroissants...<br /> <br /> <br />
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H
<br /> Enorme ton article !!!! j'adore...Ancien sportif de compétition, je trouve ça très drôle cette analyse , trè pertinente :) Ahhhh et les pauvres sportifs, ils sont victimes de ce système pervers: le<br /> culte de la performance !<br /> <br /> <br />
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