Né en 1884, Daniel Varoujan fut assassiné le 26 août 1915 par des représentants du gouvernement ottoman. Une victime, parmi des centaines de milliers d'autres, du génocide arménien. Ce poème évoque Haïk, fondateur de l’Arménie, son fils Aram et le savant arménien Anania.
TERRE ROUGE
Sur ma table de travail, dans ce vase, repose une poignée de terre prise aux champs de mon pays...
C'est un cadeau, – celui qui me l'offrit crut y serrer son cœur, mais ne pensa jamais qu'il me donnait aussi le cœur de ses ancêtres.
Je la contemple... Et que de longues heures passées dans le silence et la tristesse à laisser mes yeux se river sur elle, la fertile, au point que mes regards y voudraient pousser des racines.
Et va le songe... Et je me dis qu'il ne se peut que cette couleur rouge soit enfantée des seules lois de la Nature, mais comme un linge éponge des blessures, de vie et de soleil qu'elle but les deux parts, et qu'elle devint rouge, étant terre arménienne, comme un élément pur que rien n'a préservé.
Peut-être en elle gronde encore le sourd frémissement des vieilles gloires séculaires et le feu des rudes sabots dont le fracas couvrit un jour des poudres chaudes des victoires les dures armées d'Arménie?
Je dis: en elle brûle encore la vive force originelle qui souffle à souffle sut former ma vie, la tienne, et sut donner d'une main toute connaissante, aux mêmes yeux noirs, avec la même âme, une passion prise à l'Euphrate, un cœur volontaire, bastion de révolte et d'ardent amour.
En elle, en elle, une âme antique s'illumine, une parcelle ailée de quelque vieux héros si doucement mêlée aux pleurs naïves d'une vierge, un atome de Haïg, une poussière d'Aram, un regard profond d'Anania tout scintillant encor d'un poudroiement d'étoiles.
Sur ma table revit encore une patrie, — et de si loin venue cette patrie...— qui, dans sa frémissante résurrection, sous les espèces naturelles de la terre me ressaisit l'âme aujourd'hui, et comme à l'infini cette semence sidérale au vaste de l'azur, toute gonflée de feu, d'éclairs de douceurs me féconde.
Les cordes tremblent de mes nerfs... Leur intense frisson fertilise bien plus que le vent chaud de Mai le vif des terres. Dans ma tête se fraient la route d'autres souvenirs, des corps tout rougis d'atroces blessures comme de grandes lèvres de vengeance.
Ce peu de terre, cette poussière gardée au cœur d'un amour si tendu que mon âme un jour n'en pourrait, si dans le vent elle trouvait le reste de mon corps (devenu cendre, cette poudre en exil d'Arménie, cette relique, legs des aïeux qui savaient des victoires, cette offrande rouge et ce talisman serrée sur mon cœur de griffes secrètes, vers le ciel, sur un livre, quand vient cette heure précieuse de l'amour et du sourire à ce moment divin où se forme un poème,
cette terre me pousse aux larmes ou aux rugissements sans que mon sang ne puisse s'en défendre, et me pousse à armer mon poing et de ce poing me tenir toute l'âme.
Traduction : Luc-André Marcel qui écrivit ceci :
"Varoujan mourut attaché à un arbre, mutilé de part en part, et ses restes furent jetés aux
chiens errants. Depuis Euripide, jamais à notre connaissance, poète n'avait connu une fin aussi effrayante, sinon celui dont la religion de son peuple se réclamait. Il est difficile de ne pas y
penser. Le poète avait trente et un ans."