Dans son livre sur la photographie (La chambre claire), Roland Barthes développait une théorie extrêmement intéressante, celle du punctum, le point, la piqûre qui attire le regard, qui nous vrille à la photo. Il ne s'agit pas forcément de l'élément le plus important, il ne s'agit pas nécessairement non plus du détail "effet de réel" sur lequel il a théorisé dans le sillage d'Orwell et son unnecessary detail, il s'agit d'un point qui nous accroche et crée une empathie entre nous et la photo.
Pour ce qui me concerne, mon regard a été immédiatement attiré par le fer à cheval entre "matières" et "premières". Pour quelles raisons objectives, je n'en sais trop rien. Peut-être parce qu'un de mes oncles, paysan picard, était le maréchal-ferrant de son village et que j'aimais énormément le voir ferrer des chevaux dans les années cinquante (vous allez finir par tout savoir de moi). Ce fer à cheval de la photo a dû me faire superposer inconsciemment l'univers de la rue d'Aboukir en 1913, totalement étranger pour moi, à celui de la paysannerie picarde de mon enfance, donc à me rendre cette rue parisienne plus familière. Pendant une fraction de seconde, selon Barthes, le punctum crée un champ aveugle, un hors-champ qui nous amène directement dans la vie extérieure. Nous sommes présents et co-présents à l'œuvre. Peut-être que le punctum abolit l'ostranenie des structuralistes russes, l'estrangement de Stendhal, la dissociation des sens. On "reconnaît" ce qu'on ne connaît pas.
Autre thème fort de La chambre claire : la photographie nous dit tout simplement que le passé a existé, mais que ce qui a été photographié n'existera plus jamais. C'est tout bête, mais c'est vertigineux. C'est pour cela que nous savons que nous sommes mortels.
À noter enfin que Barthes n'aimait pas la photographie en couleur car il avait l'impression qu'elle s'interposait entre le sujet et lui.