David Foenkinos. Je vais mieux. Paris : Gallimard 2013
Lors de ma dernière recension (sur ce blog, reprise sur mon autre blog hébergé par Mediapart), j’ai été tancé d’importance (j’adore cette expression surannée et un peu con-con) par plusieurs lecteurs qui me reprochaient d’avoir fait de la publicité au dernier roman de Jérôme Garcin, Bleus Horizons. Mais enfin, me disaient-ils, Garcin est un homme d’influence dans le monde littéraire, au centre de tout. Ce que je savais depuis à peu près trois siècles. À cette aune (j’adore cette expression etc.), on ne peut pas parler de Céline parce qu’il était facho, ou même de Flaubert parce qu’il se branlait devant les chaussons de sa chère Louise. On ne peut plus écouter Wagner parce que (au choix…), ni regarder les tableaux de Boticelli parce que (au choix également…). Quand une œuvre vaut le déplacement, on en parle, même si son auteur a tué père et mère.
D’où mes appréhensions à consacrer quelques centaines de mots au dernier roman de David Foenkinos. Quoi, alliez-vous me dire, un commercial du niveau de Marc Lévy ou de Gavalda ? Sûrement pas, vous aurais-je répondu. Moi qui ai écrit pendant quarante ans sur les Beatles – certes de manière intermittente – je peux vous dire que son Lennon est le tour de force d’un authentique créateur. Autre reproche que l’on adresse à Foenkinos : ce que l’on a appelé son « aimable superficialité ». C’est vrai, mais il est le roi de la surface des choses. S’il reste en surface, c’est parce qu’il est capable d’y voir ce que d’autres ne découvrent qu’en se plongeant dans les abîmes de notre condition. Ce n’est pas pour se rassurer ou se protéger. C’est parce que, comme, à titre individuel, il ne peut rien au fait que l’Histoire soit tragique, il a décidé d’en prendre son parti, comme Alain Souchon dont il admire « l’élégance, la douceur et la maladresse touchante ».
Un beau matin, il arrive donc au héros de Foenkinos ce qu’a enduré Fillon ployant sous la pression de Sarkozy : comme il en a plein le dos, il développe une forte douleur au niveau des reins. Mine de rien, l’incipit du roman « On sait toujours quand une histoire commence. » est moins banal qu’il en a l’air. Même quand on ne sait pas, on sait car notre inconscient sait parfaitement quoi faire de tous les facteurs déclenchants. Dans ses grandes largeurs et longueurs, notre existence peut être structurée par des broutilles comme une sciatique, mais aussi par des événements considérables comme un deuil ou une naissance. Comme quand la femme du narrateur décide de le quitter lorsqu’elle perd son père.
Très finement, Foenkinos va installer divers jeux de miroirs. Le personnage se regarde, écoute son corps (ce qui n’est pas la même chose), il est vu par d’autres personnages et il est géré par une instance narrative qui n’est pas tout à fait l’auteur mais qui est un peu le surveillant d’un récit qu’il authentifie par de très nombreuses notes infrapaginales.
Un exemple : le supérieur hiérarchique entre dans le bureau du héros pour lui présenter sa nouvelle mission. Note : « Bien sûr, il est entré sans frapper, mais si je commence à préciser toutes ses indélicatesses, je ne m’en sortirai pas. » Cette phrase pourrait très bien figurer dans le corps du texte, sans l’alourdir le moins du monde. En lui conférant ce statut, Foenkinos lui donne une fonction indicielle. Le personnage, qui est plutôt délicat, finira par frapper violemment son supérieur pour, justement, se sortir de son mal être physique et psychique. Dans le même temps, cette “ explication ” (comme si un créateur avait besoin d’expliquer !) est prise en charge par une version supérieure du narrateur qui s’adresse directement au lecteur en toute autorité.
Un individu qui souffre, une inquiétude suscitée par un corps déficient débouche souvent sur une forme de culpabilité : « À la peur du résultat [d’un examen radiologique] s’ajoutait la petite honte d’être un mauvais patient ; chaque malade veut prouver d’une manière pathétique qu’il est un bon client. » Lorsque l’on est éprouvé, les sens finissent par se dérégler, se brouiller. Mais l’intérêt d’une souffrance – en particulier lorsqu’elle semble indomptable – est qu’elle est proportionnelle à la vigueur d’une réflexion sur la manière dont le corps et l’esprit sont affectés par ce qui les entoure. C’est pourquoi le roman de Foenkinos, où l’on voit une société testée par un corps et un corps testé par la société, produit une écriture qui abolit les limites constitutives de l’existence sociale. Dans le même mouvement, le récit est une entreprise d’objectivation de soi, même s’il ne va peut-être pas au bout d’une socioanalyse. Koestler (dans son plaidoyer contre la peine de mort écrit avec Camus) disait que du corps au corps social il n’y a qu’un pas. C’est pourquoi le corps déficient du narrateur de ce roman subit plus brutalement les aléas de la vie qu’un corps sain. Il ressent que la douleur est « la somme de nos riens ratés ».
Parce que tout est déréglé pour lui, le narrateur vit une fâcheuse expérience métaphysique, en synchronie et en diachronie. Il s’aperçoit que tout lui échappe, à commencer par ses grands enfants qui sont des « romans » qu’il n’« écrit » plus. Ce qui serait le comble pour l’écrivain Foenkinos qui, par cette superbe métaphore, nous livre les limites de la supériorité de l’écriture sur la vie. Échappe également à maintes reprises au personnage la faculté de parler car il est bloqué par une « constipation orale » transmise par ses parents. D’où les innombrables (peut-être un peu trop nombreux d’ailleurs) points de suspension qui déchirent le texte car la pensée s’est figée ou a été incapable de s’articuler. Alors, le corps devient une énigme que l’esprit devra résoudre, en un mouvement circulaire car l’esprit lui-même ne pourra retrouver sa fluidité et sa force que lorsque les problèmes corporels seront dominés. Le narrateur retrouvera l’allant, la vigueur qui lui feront oublier « les années molles » d’une « anesthésie affective ».
On a souvent reproché à Foenkinos de ne pas être suffisamment — au sens noble du terme – politique. Peut-être bien. Mais écoutez ceci :
« Il suffisait de se pencher un peu sur l’histoire pour se rendre compte à quel point la liberté sexuelle demeure le palliatif absolu des difficultés. C’est bien simple : à chaque crise, on progresse d’un cran dans la libéralisation des mœurs. Un choc pétrolier permettait la libéralisation de l’avortement [Ah, Giscard, sa « société libérale avancée » et son million de chômeurs en plus !]. Une cure d’austérité après une dévaluation s’adoucissait par les premiers pornos à la télévision (1984). Ainsi de suite jusqu’à notre époque ravagée par une crise si violente. Que fait-on ? On revient à des valeurs d’amour. »
L’amour qui permettra au héros de se reconstruire en construisant un nouveau couple qui lui-même construira un hôtel littéraire. La vie au service de la littérature. Ou l’inverse.
Stylistiquement parlant, ce dernier roman n’est pas toujours à la hauteur des premiers. Foenkinos aurait pu nous épargner sa redite sur la féminité, la tendresse suisses, ce qui est à démontrer et ne veut pas dire grand chose. Cela dit, on rencontre de très belles trouvailles. Rien qu’une, quand le narrateur fait la première fois l’amour avec la seconde femme de sa vie :
« Sur mon torse, elle a vu ma cicatrice. J’avais été opéré du cœur à l’âge de seize ans. Elle a fait des allers et retours avec son doigt sur ma plaie, avant de dire : “ Elle est belle ”, puis d’ajouter : “ Ta cicatrice, c’est le mur de Berlin. ” Encore une phrase si juste. Toujours, je m’étais senti comme traversé par deux mondes différents. Celui du rêve, celui de la réalité. Celui de la création, celui du concret. […] En parcourant de son doigt ma cicatrice, Pauline venait de faire de moi une seule et même personne. Elle me rassemblait. »
Jamais, peut-être, David Foenkinos n’est allé aussi près de lui-même.