Quand on découvre un texte qu'on aurait écrit à la syllabe près si on en avait eu le talent, on éprouve une jouissance réelle.
Outre qu'il est comme moi d'origine chti, l'écrivain Roger Martin, auteur, entre autres, de romans policiers, est écœuré par l'invasion du globish dans la langue française et dans notre société. Comme moi, il suit de près les travaux du site Rouge Cerise.
Il a accepté de rédiger le millième article de ce site, qu'il a consacré à l'affaiblissement de la langue française face au rouleau compresseur du globish, mais aussi face à l'idiolecte du néolibéralisme français.
Nous sommes ici dans l'un des aspects fondamentaux de la lutte des classes.
Je propose ici de larges extraits de son article dont l'original est ici.
Ce qui provoque aujourd’hui mon ire (colère, courroux, ire, la langue française est riche, non ?), c’est justement de voir combien ceux qui sont censés parler notre langue correctement, la maltraitent au plus haut point. Rien de nouveau, diront certains, cependant que d’autres ironiseront : la langue est quelque chose qui évolue, d’ailleurs même Alain Rey qui publie Le Petit Robert , le rappelle à tous les échos, car rajouter 500 anglicismes ou mots merdiques ça permet aussi une nouvelle édition…
Soit mais alors qu’on m’explique en quoi certaines « évolutions » sont un progrès !
Remplacer « frapper », « toucher », « influencer » par l’abominable « impacter », c’est un progrès ? Ne plus dire « ombragé » ou « planté d’arbres » mais « arboré », « témoigner d’une véritable expérience », mais « témoigner d’une véritable expertise », remplacer « sensible » par « sensitive », « consacré » ou « réservé » par « dédié », où sont les progrès dans ces aberrations ?
Tiens, prenons « dédier » par exemple. C’est un verbe qui non seulement est toujours transitif, c'est-à-dire qui peut avoir un complément, mais de plus, il signifie à l’origine « consacrer au culte divin ». Eh bien j’en prends à témoin le pape François, vous savez celui que notre ami Serge Guérin appelle le « François de gauche », voilà que mon ami G.M., professeur honorablement connu, a reçu sous pli fermé une publicité d’un genre équivoque (ou pas du tout) : « Sextoys et lingerie, découvrez notre nouvel espace dédié ».
Cela n’apparaît pas à première vue, mais cet emploi est encore un glissement de l’anglais.
Ah, nous y voilà, Martin, qui n’hésitait pas à parler de nos voisins d’Outre-manche à ses élèves comme de « Roastbeefs » attaque son couplet contre la langue de Shakespeare.
Mais c’est tout le contraire, mes amis. L’anglais qu’on nous a refilé en contrebande pendant des années avant que cela ne devienne tout à fait officiel, n’a rien à voir avec l’anglais de Shakespeare, ou, plus près de notre époque d’Orwell ou Silitoe. L’anglais qu’on veut nous imposer, celui qui est censé devenir la langue de l’Europe d’ici 10 ou 20 ans, c’est le Globish, entendez par là le Global English, une espèce de bouillie prémâchée, dont la fausse simplicité contribuera à limiter, freiner, empêcher l’analyse, la réflexion, les nuances et les objections. Car ce qu’une certaine droite a compris, grandement aidée par ses amis du Medef en France et de ses équivalents ailleurs ainsi que par les philanthropes du FMI, c’est que la bataille idéologique passe par la bataille du vocabulaire. Dans un monde où « marchés » a remplacé « places-fortes boursières », ou « plan social » a remplacé « licenciements », où dire « partenaires sociaux » permet de ne plus prononcer des grossièretés comme « syndicats et patronat » et où, enfin, y compris dans nos rangs, il est courant de remplacer « capitalisme » par « libéralisme », il est vital pour les forces de ce Kapital justement de contrôler et la forme et le fond.
Lorsque des dirigeants syndicaux de la CGT (les autres c’est souvent pires) ne disent plus « capables de » mais « en capacité de », « chargés de » mais « en charge de », ils adoptent, involontairement certes, les expressions ronflantes de leurs adversaires, je n’ose par écrire ennemis et pourtant, les ennemis de classes, comme les classes elles-mêmes et la lutte de même nom, ça existe !
On dit (les gens sont méchants !) que madame Lagarde, ex-ministre sarkozyste devenue « patronne » du FMI, après un épisode regrettable de la susdite lutte de classes qui a vu un responsable brillantissime (si, si, le Figaro l’a écrit) de la pensée socialo-libérale victime d’une cabale internationale parce qu’on avait omis de lui préciser que FMI signifiait Fonds Monétaire International et pas Fuck Me Immediately, madame Lagarde, donc, obligeait ses collaborateurs au ministère, en France, à parler anglais pendant les réunions de travail ! CQFD !
Qu’on se le dise, j’aime l’Anglais. Je suis d’ailleurs de ceux qui pensent que toutes les langues ont leur génie propre et leur beauté, et que leur apprentissage généralisé ne peut que servir la cause de l’amitié, de la fraternité et de la culture.
Mais on nage dans la choucroute. Des amis à moi me critiquent quand je regrette qu’on ne traduise plus que rarement les titres des films, voire de certains livres. Outre que je vois là une certaine paresse chez les distributeurs, j’y suppute aussi un soupçon de snobisme chez beaucoup. Comment, tu n’es pas capable de traduire Lost in translation ! Tu ne comprends par que Celebrity de Woody (Allen, of course !) ça a une autre gueule que Célébrité ! Que The Sentinel c’est foutrement plus attirant que La Sentinelle ?
Arrêtez, arrêtez, je plaide coupable…
Enfin, pas tout à fait.
Les films sri-lankais, allemands, russes, japonais, chinois, maoris, on traduit bien leur titre, non ? Autrement vous n’y comprendriez que dalle !
À leur regard, je devine qu’ils me considèrent comme définitivement incurable ! Les uns ne vont JAMAIS voir de films autres qu’américains ou français à la rigueur, les autres les regardent en version sous-titrée, en anglais, la plupart du temps !
Quel plouc je fais !
Bon, Xavier va se maudire de m’avoir demandé de rédiger le millième article de Rouge Cerise, et il envisage déjà de me confier à un « coach » qui se chargera de ma rééducation. Car, impossible de l’ignorer, il y a à présent des « coaches » partout ! Sur les terrains de sports (avant on les appelait des entraîneurs mais leur fédération a protesté en arguant qu’on risquait de les assimiler à Dodo la Saumure à cause du féminin du mot), dans les entreprises où ils vous apprennent à « avoir la niaque », le but étant de « niaquer » le collègue de travail sans doute et à « gérer » (autre mot affreux, on gère même des sentiments maintenant, comme un compte-en-banque, moi qui croyais que l’amour et l’amitié, les passions, le militantisme c’était affaire de sincérité !), ils (ou elles) se chargent de vous « relooker », de vous faire prendre conscience de votre corps, ou de votre esprit (ils appellent ça le « mental »), ils sont papa, maman, tonton, prêtre, confesseur, psychologue, assistante sociale, supernanny, tout ça sans aucun diplôme, et ils pullulent autant que les rats dans La Peste de Camus ! J’ajoute que beaucoup appartiennent à des sectes. Eh bien savez-vous qu’une fois de plus les incendiaires de Jeanne d’Arc nous ont piqué le mot avant de nous le refiler « relooké » justement ? Un « coach, c’est tout simplement un « cocher », celui qui sur une diligence ou une barque se charge de vous conduire à bon port. Mais imaginez que vous disiez « je vais voir mon cocher », vous prendriez le risque d’être assimilé à moi, à un pèquenot…
Bon, je crois qu’il me faut prendre pitié de vous. J’avais prévu de vous dire que m’entendre expliquer chez mon dentiste le « process » employé pour soigner mes dents, qui n’est jamais qu’un moyen ou un procédé, ou un processus, me fait l’effet du vin doux, avant qu’il ne m’achève avec le « timing » qui était presque parfait ( c’est-à dire le « minutage », l’ « emploi du temps » selon le contexte), en me foutant un « stress » pas possible.
Allez, justement, un dernier pour la route : vous avez remarqué que ce mot, « stress », a remplacé au moins quinze autres. « Énervement », « tension », « inquiétude », « anxiété », « angoisse »…Dommage, non ?
Je vous dirai une autre fois, si le standard (en français l’accueil) ne croule pas sous les coups de fil indignés et les messages anonymes de « vraimentdegauche » et de « marco84 », combien la mode des adjectifs substantivés me fait pousser du poil sur les dents. On ne dit plus « ma vie », mais « mon vécu », « mes sentiments », mais « mon ressenti »…
J’oubliais : la palme, outre le « tri sélectif » dont se gaussait notre ami Serge, c’est cette expression « en temps réel » qui envahit tout, journaux, radios, télés, internet…
Comment faisait-on avant lorsque n’existait que le temps irréel ? Il y avait, entre autres, un adverbe, qui permettait d’éviter la cuistrerie et la connerie généralisée : SIMULTANÉMENT !
(Nom de Dieu, j’oubliais ! Crions-le bien fort, contrairement à ce que prétendent les journalistes, les gens comme nous ne sont pas des « activistes ». Ce sont des « militants ». Et fiers de l’être !)