Un collègue universitaire a décidé d’expliquer à sa grand-mère le fonctionnement de la LRU, des IDEX en
particulier. Il vient de la faire dans les colonnes du site Sauvons l'Université. Une petite parenthèse avant de poursuivre : dans les centaines de chroniques que j’ai consacrées aux
« ravages de la LRU », un fait d’importance ne m’avait pas sauté aux yeux, jusqu’à aujourd’hui. Les systèmes politiques qui s’expriment par acronymes ne sont jamais des démocraties. Il
s’agit, au premier chef, du capitalisme, à vocation totalitaire, étatsunien, qui a succédé en la matière aux grands totalitarismes du XXe siècle.
On ne le répètera jamais assez, la conférence des Présidents d’universités (CPU), globalement de droite, a
œuvré et manœuvré dans une constante soumission aux directives sarkozyennes. Elle a accepté sa logique infernale de financiarisation de l’enseignement supérieur et d’érosion de la vie
démocratique dans les établissements. Raison pour laquelle, je pense que le collègue qui a rédigé cet article accorde trop de crédit à la bonne foi supposée des présidents ou de ceux qui aspirent
à le devenir dans le cadre de ce système : ils savent très bien ce qu’il en est et savent très bien ce qu’ils font. Il y a un an, le président de la plus grande université scientifique
française s’étonnait, le pauvre, d'avoir été recalé lors d’une demande de crédits supplémentaires. Il ne comprenait pas, ce grand naïf ou ce grand hypocrite, pourquoi son université avait été
évaluée non pas selon des critères scientifiques mais selon des critères financiers : « il n’est pas allé assez loin dans la définition de la gouvernance
[« gouvernance » : ce terme maudit cher aux idéologues du capitalisme financier], de la gestion financière, des options RH et de la feuille de route à dix ans pour une
Université ». Il lui était demandé « d’estimer le cofinancement apporté par le secteur privé », de penser aux « packages » [ ?] « en termes de recrutement,
mobilité et gestion de carrière ». Je me demande ce qu’aurait pensé de tout cela le grand savant Pierre-Gilles de Gennes, qui n’était pourtant pas hostile à la droite.
Il n’y a aucune obsession de ma part, mais je me dois de rappeler, une fois encore, le rôle plus qu’ambigu
du SGEN et de ses sympathisants, idiots utiles comme leur patron Chérèque lors de la première réforme des retraites.
Pour l’anecdote, l’une des phrases les plus imbéciles (prononcées par un universitaire) que j’ai entendue
récemment à propos des nouvelles manières de financer l’université fut : « Il vaut mieux être dans la barque [du financement privé] qu’à côté de la barque. » C’est cela, oui.
C’est aussi ce que disaient les Vichystes lorsqu’il résistaient furieusement de l’intérieur à la barbarie nazie et à l’Ordre nouveau qui se mettait en place dans toute l’Europe.
Je n’appelle à voter pour personne, mais j’observe que le seul des cinq grands candidats à l’élection
présidentielle à s’être prononcé pour l’abolition de la LRU est Jean-Luc Mélenchon. Que les idiots utiles se le tiennent pour dit.
L'IDEX SPC : une université unifiée, mais plus désunie que jamais
- Réponses aux questions que vont me poser mes parents, beaux-parents, oncles
et tantes -
Il y a dans ma famille des gens qui sont extérieurs au monde de l'enseignement supérieur et de la recherche, qui n'en sont
informés que par ce qu'en disent les média, et qui me demandent parfois des explications sur ce qui s'y passe. Ils peuvent être d'une génération
antérieure ou postérieure à la mienne ; ils peuvent être tout à fait d'un autre bord que moi politiquement – ce qui ne les empêche d'ailleurs pas d'être de bonne foi et d'essayer de comprendre
sérieusement ce que je peux vivre de l'intérieur. Ils demandent parfois des explications sur ce qui leur apparaît, forcément, comme des positions
paradoxales, au vu de la façon dont les choses leur sont présentées : par exemple, en période de grève générale (comme en 2009) : comment des chercheurs peuvent-ils être si peu satisfaits de
recevoir tant d'attention et tant d'argent du gouvernement, tant il est de notoriété publique que l'université est « la réforme réussie » du quinquennat Sarkozy (en Une de "Challenge" sans point
d'interrogation, et du "Monde avec point d'interrogation), tant il est répété sur toutes les ondes que les universités sont enfin autonomes et épanouies de l'être, tant il a été claironné que des
dizaines de milliards d'euros étaient « mis à la disposition de l'enseignement supérieur et de la recherche » ?
Je pense aux questions que ces gens vont peut-être me poser s'ils ont entendu parler de la conférence de presse récente, du
13 mars, où François Fillon a annoncé que la somme faramineuse de 6 milliards d'euros allait être déversée sur huit nouvelles initiatives d'excellence (IDEX) ayant pour ambition de devenir des
pôles de rayonnement mondiaux de la recherche et de l'université française. Je fais partie de l'un de ces « IDEX » : Sorbonne Paris-Cité, ci-devant
SPC, aussi familièrement appelé « IDEX des numéros impairs », parce qu'il regroupe les universités Paris 3, 5, 7 et 13 (je suis employé par l'une des universités qui en sont membre fondateur,
l'université Paris-13) ; et, non, je ne suis pas heureux de cet IDEX. Pas plus que la majorité de mes collègues embarqués dans le même navire.
Comment expliquer à mes amis que je ne suis pas heureux qu'on me déverse dessus 800 millions d'euros ? Que je ne suis pas
ravi à l'idée de devenir un enseignant chercheur d'un pôle de rayonnement mondial ? Qu'est-ce que je pourrai leur répondre, s'ils me posent ce genre
de questions ?
1. Alors tu n'es pas content de travailler avec des collègues d'autres
universités ?
Je suis très content de travailler avec des collègues, avec qui j'ai effectivement des choses à échanger. Mais note bien que
je n'ai pas attendu l'existence d'un IDEX pour le faire. Actuellement déjà, s'il y a des rapprochements que l'on constate naturellement entre thèmes de recherche ou d'enseignement dans deux
universités ou équipes de recherche différentes, rien n'empêche de travailler ensemble. Je peux faire des projets de recherche avec des collègues d'autres universités, et j'ai le droit d'aller
donner des heures de cours dans d'autres universités. À un niveau plus élevé que celui de l'individu isolé, il existe des conventions, des systèmes comme des diplômes en co-tutelle, des
encadrements de thèse en commun, des maisons de la recherche, des laboratoires mixtes, ou des écoles doctorales communes.
Et cela ne se limite d'ailleurs pas aux autres établissements qui sont dans l'IDEX. Donc, si l'on parle de collaboration
*volontaire* avec des collègues d'autres universités, non, il n'y avait pas besoin d'IDEX pour cela.
2. Mais tu dois être quand même content que le gouvernement vous donne beaucoup de moyens pour fonctionner ?
Mais le gouvernement ne nous donne pas tant de moyens pour fonctionner qu'il veut le faire croire. Pour l'IDEX SPC, on « met
à notre disposition » 800 millions d'euros. Pour commencer, précisons que la demande initiale était de 1300 millions d'euros. Nous en obtenons donc
800 millions. Bien, le chiffre a l'air énorme. Mais je ne sais pas si cela a été expliqué suffisamment
clairement dans la presse, mais cela ne veut pas dire que l'on nous donne 800 millions d'euros à dépenser - pour acheter des bâtiments, des accélérateurs de particules, des super-calculateurs,
des laboratoires de biologie, des quipements pédagogiques, et embaucher des dizaines d'enseignants et de chercheurs. Non, ces 800 millions d'euros sont une « dotation non-consomptible »,
c'est-à-dire une somme qu'on met à notre disposition en 2012, et qui devra être toujours intacte, au sou près, dans quatre ans.
Pour avoir de l'argent à dépenser, on doit donc compter sur les intérêts produits par cette somme, en l'utilisant pour faire
des placements. Combien ça représente ? Difficile à dire exactement : le revenu des placements dépend de leur risque. Placer l'argent dans des fonds de « subprimes » pour gagner beaucoup en peu
de temps, c'est un peu passé de mode. Alors imaginons que les gestionnaires de cette somme soient prudents et fassent un placement de père de famille, à 4%. 800 millions d'euros, à 4%, ça fait 32
millions d'euros par an. Ces 32 millions d'euros sont à distribuer entre les huit établissements prenant part à l'IDEX, c'est-à-dire en moyenne 4 millions d'euros chacun. Ça a l'air déjà moins
énorme que les 800 millions d'euros annoncés dans la presse.
Alors, certes, 4 millions d'euros, ce n'est pas une paille ; mais il faut relativiser : le budget d'une université comme la
mienne tourne autour de 170 millions d'euros, donc 4 millions, ce n'est pas non plus la grande cagnotte du loto.
Et puis si je me mets à raisonner en tant que contribuable, et plus seulement en tant qu'universitaire, il y a encore autre
chose qui me fait tiquer. Ces 800 millions d'euros, il est un fait d'évidence que l'état français ne les a pas. Il doit donc les emprunter, avant de pouvoir nous les prêter (c'est le fameux «
Grand Emprunt »). Donc lui aussi paye des intérêts. Admettons (toussotement gêné), admettons que l'État français bénéficie d'une telle confiance, en tant que débiteur, qu'on lui prête à des taux
plus bas : mettons 3%. Ça veut dire quand même que chaque année, il rembourse de son côté 24 millions d'euros pour avoir la possibilité de mettre à la disposition de notre IDEX de quoi empocher
32 millions d'euros. Ce ne serait pas plus simple qu'il nous les donne directement, au lieu d'ajouter d'un côté à la dette publique, et d'obliger par ailleurs nos gestionnaires à faire un travail
de financiers en plus de leur travail de gestionnaires d'établissements d'enseignement et de recherche ?
3. Bon, mais vous allez tous être meilleurs, il paraît ... le dossier de presse dit qu'on va augmenter la qualité de la
recherche scientifique dans ces regroupements, en augmentant la proportion de chercheurs de haut niveau. Ils vont faire quelque chose pour vous, pour ça, concrètement ? par exemple vous libérer à
tous plus de temps pour faire de la science ?
Ce n'est pas du tout prévu comme ça. Même à supposer - et c'est une
supposition qui n'est absolument pas démontrée ! - même à supposer, donc, que l'on puisse mesurer ce qui fait un mauvais chercheur, un bon chercheur, ou un chercheur
« excellent », le dispositif ne prévoit pas du tout de promouvoir tous les enseignants et tous les chercheurs.
Dans le système de l'IDEX, on a trouvé un moyen simple de compter la proportion de chercheurs « excellents » : on compte les
effectifs de toutes les équipes étiquetées comme telles par l'AERES. Cela veut dire qu'on compte les équipes qui ont été labellisées « A+ » ou « Labex » - pour
schématiser, celles qui produisent le plus de publications scientifiques ou de brevets. L'obtention de cette précieuse étiquette est déjà parfois, en amont, le résultat d'un travail
d'écrémage : on n'intègre dans les effectifs que les sous-équipes les plus « productives », et l'on obtient sans surprise des équipes « excellentes ». Donc : on prend tous ces « excellents », on les met ensemble, on construit une jolie clôture (sur le papier) tout autour, qu'on appelle le
« péridex » (périmètre d'excellence). On compte ce qui est à l'intérieur de la clôture, et on constate que ça représente 37% des chercheurs et enseignants-chercheurs de
l'ensemble.
Ensuite, que fait-on pour augmenter ce chiffre de 37% ? Tu crois qu'on donne aux autres équipes, celles qui ne sont pas
encore « A+ », des ressources et des incitations pour franchir la clôture ? Tu n'y es pas du tout. Voilà ce qui est prévu : sur l'ensemble des postes de chercheur
« non-excellent » qui se libèrent chaque année à la suite de départs en retraite, on en prélève une proportion que l'on remet au recrutement *à l'intérieur du
« péridex »*. En d'autres termes, on ne déplace pas la clôture : pour cinq vaches maigres qui meurent en-dehors de la clôture, on
rachète une vache grasse qu'on met à l'intérieur de la clôture.
Et quand je dis « on rachète » ... en fait, pour être plus juste, on loue.
4. Et ceux qui sont « excellents », au moins, ils y gagneront vraiment ?
Très bonne question, justement ! Qui sont ces futures vaches grasses, et comment va-t-on les traiter ? À peu près comme les vaches laitières de l'agriculture contemporaine, c'est à craindre.
Il est bien connu, dans le milieu des chercheurs et des enseignants, que les collègues français sont scandaleusement mal
payés par rapport à leurs collègues d'autres pays. En France, un jeune chercheur, embauché avec un diplôme de niveau bac+8 (ce qui veut souvent dire
concrètement bien plus de huit ans après le bac, le temps de participer à la grande course aux postes vacants), touche
aujourd'hui 1,59 SMIC. Si tu prends une machine à voyager dans le temps et que tu vas le dire à un universitaire de 1962 (occupé à acheter son
premier appartement avec sa première paye), il va très certainement refuser de te croire.
Par ailleurs, les « enseignants-chercheurs » français - c'est-à-dire les universitaires - ont des charges, en termes de
tâches extérieures à la recherche (enseignement, administration), qui font éclater de rire les collègues anglo-saxons. Ils doivent enseigner,
statutairement, 192 heures par an - ce qui représente, lissé sur les semaines des semestres universitaires non-consacrées aux examens, à peu près 8h par semaine en moyenne. Les collègues
américains n'ont pas de statut national auquel on pourrait comparer le nôtre, mais pour donner une idée de la manière dont est organisé leur système universitaire, je peux te dire que si des
enseignants d'une université prestigieuse (qui délivre des diplômes reconnus, au-delà de bac+3) font *deux* modules de 24h par semestre (donc, au total, 96h par an, c'est-à-dire la moitié de ce
que nous faisons en France), ils s'estiment grotesquement amputés dans leur capacité à rester à la fois enseignants et chercheurs. Ils considèrent qu'ils sont avant tout des chercheurs qui
transmettent leurs connaissance de domaines spécialisées, pas des enseignants de collège à mi-temps.
Malgré les inconvénients de ce statut, il y a chaque année, jusqu'à maintenant, pas mal de chercheurs étrangers de très bon
niveau qui tentent leur chance en France, en essayant de s'y faire recruter comme chercheur ou comme enseignant-chercheur. Pourquoi ? Parce qu'il reste - il restait jusqu'à
maintenant - en France un avantage que les chercheurs d'autres pays nous enviaient : l'emploi stable. Tu as fait huit ans d'études, tu as atteint le meilleur niveau possible dans
le système universitaire, tu galères trois ans pour trouver un poste, et tu acceptes malgré tout un poste payé 50% de plus que le SMIC : pourquoi ? Parce que tu penses qu'au moins, dans ce poste,
tu vas pouvoir développer l'activité intellectuelle qui te plaît pour le reste de ta carrière, sans avoir le stress de justifier ton existence en permanence, et sans avoir à changer d'orientation
au gré de changements de priorités stratégiques de ton employeur.
Cet avantage était déjà en train d'être grignoté marginalement, par le système du financement par projets qui s'étend depuis
quelques années en France, et qui fait qu'un chercheur doit passer une partie de plus en plus grande de son temps à répondre à des appels d'offres et à rédiger des dossiers - non pas
encore pour justifier son propre salaire, mais pour obtenir les moyens dont il a besoin pour son travail. Avec ce projet d'IDEX, il s'y fait la première brèche
sérieuse. Le projet d'IDEX prévoir en effet d'embaucher des jeunes chercheurs
brillants en contrat à durée déterminée. Comme c'est le cas dans le système allemand ou dans le système américain, ils auront un contrat probatoire de quelques années, et à l'issue de cette
période leur emploi sera réexaminé.
Alors bien sûr, si tu supprimes l'avantage de la sécurité professionnelle et de l'indépendance intellectuelle, tu ne peux
plus te permettre de payer les gens juste au-dessus du SMIC. L'ambition des IDEX est de créer des universités qui vont rivaliser avec Stanford, Harvard ou l'UCLA pour attirer les meilleurs
talents au niveau international ; il est donc bien certain qu'on ne va pas convaincre un jeune chercheur qui pourrait avoir un poste à Stanford de venir à Paris - même s'il aime bien Paris -
sur un contrat de deux ans payé 1700 euros par mois. Le projet prévoit donc, pour ces embauches de jeunes chercheurs « excellents », une
négociation individuelle du salaire et des conditions de travail.
On va donc créer une catégorie d'enseignants-chercheurs à part, de mercenaires de la recherche de haut vol, sans statut
précis, qui vont coexister avec leurs collègues fonctionnaires. Ils pourront être payés trois fois plus que leurs collègues ; ils pourront avoir trois fois moins d'obligations
d'enseignement - parce que bien sûr on les fera venir pour augmenter le nombre de prix et de publications internationales, pas pour participer à des tâches moins prestigieuses comme de faire
des cours en amphi à des étudiants de première année. En revanche, ces jeunes étoiles filantes seront condamnées à travailler avec la menace permanente de ne pas être renouvelés s'ils ne sont pas
suffisamment brillants, et avec la pression permanente de devoir répondre à des « appels d'offres internes » concurrentiels, pour faire partie de ceux qui auront le droit d'obtenir les
moyens de poursuivre leurs activités.
5. Et les étudiants, ils en profitent, de leur côté ? Ils vont avoir une formation de meilleur niveau, dans cette nouvelle
super-université ?
C'est bien, tiens, toi tu te rappelles que dans une université il y a des
étudiants !
Alors pour commencer il faut savoir que dans le système existant, un grand nombre d'étudiants qui s'inscrivent à l'université
n'arrivent pas à obtenir de diplôme (moins de la moitié en moyenne obtiennent le premier grade universitaire, la licence, de niveau bac+3). Tout
frais sortis du lycée, sans préparation, sans aucune sélection, et sans aucune préparation au fait d'être sélectionnés (85% des élèves de terminale ont le baccalauréat), ils s'inscrivent à
l'université souvent sans vraiment savoir ce qu'ils veulent y faire, ce qu'ils peuvent y faire, parfois avec de grosses lacunes en termes de niveau ou de méthode de travail. Jusqu'à présent on ne sait pas très bien par quel bout prendre ce problème.
Alors, qu'est-ce que tu imagines qu'on va faire pour eux, dans une université d'excellence ? Qu'on va mettre des moyens pour leur donner des heures de cours supplémentaires en première année, pour qu'ils finissent par rattraper, au bout de trois ans, le
niveau attendu en licence d'histoire, de mathématiques ou de biologie ?
Perdu. Ce qui est prévu, c'est qu'on fasse de la première année une année généraliste, de tronc commun, de mise à niveau pour
attaquer vraiment des études supérieures spécialisées : une année de « propédeutique ». Attention : non pas une année qui
viendrait s'intercaler entre le bac et trois années d'études d'histoire, de mathématiques ou de biologie : mais une année qui *prendrait la place* de la première des trois années de
licence. Il resterait donc ensuite deux ans pour amener l'étudiant au niveau de spécialisation exigé par une licence en telle ou telle
matière. Comme c'est bien évidemment impossible, cela veut dire que nous allons donner des diplômes moins spécialisés au niveau de la licence, et
devoir en contrecoup baisser le niveau de spécialisation des diplômes du grade d'au-dessus, celui des « masters » (bac+5).
Mais ceci est cohérent avec une logique qui est également poussée par ailleurs dans ce projet d'IDEX, qui est celle de
l'homogénéisation et de la rationalisation de l'ensemble des formations proposées dans ce grand regroupement. Il est prévu de supprimer les
« doublons » : s'il y a un master de linguistique à Paris-7 et un autre à Paris-3, il faudra les fusionner. Comme chaque diplôme, dans
le système qui existe actuellement, a sa propre petite touche supplémentaire, sa propre spécialité, il va falloir, pour réaliser ces fusions, raboter ces spécialisations. Finalement, ça tombe bien que nous ayions des étudiants moins bien préparés, n'est-ce-pas ?
Pour résumer, nous allons avoir des plus grands groupes d'étudiants, et nous allons leur fournir des enseignements qui auront
globalement baissé en niveau d'exigence et en degré de spécialisation. Mais ceci ne concerne « que » la vaste majorité des étudiants de
l'IDEX, car
deux « collèges de style oxfordien » accueilleront chacun 1600 étudiants d'élite dans des conditions bien plus
favorables - les 3200 étudiants concernés représentent 2,5% des quelques 125 000 étudiants du grand regroupement.
On peut remarquer en passant que le projet a pensé à la nécessité de promouvoir chez les étudiants le sentiment d'appartenir
à une université commune, et qu'il a trouvé le moyen d'y arriver : fonder une station de radio des étudiants de l'IDEX SPC.
6. Bon, mais au pire si c'est juste une plus grosse université, même si ça n'apporte rien de plus ni pour les étudiants ni
pour les chercheurs, ça n'a rien de mauvais en soi ?
Si, à mon avis (et je ne suis pas seul à penser ainsi), il y a des dérives très perverses qui rendent le projet mauvais en
soi. Tout d'abord, il déploie un discours assez stupide : on présente comme des « atouts naturels » - comme des armes
merveilleusement adaptées pour
être utilisées et affûtées dans une nouvelle course concurrentielle entre grands pôles de recherche français, européens et
mondiaux – ce qui est, quand on y réfléchit, le produit de quatre, parfois de seize décennies de planification étatique de la recherche et de l'enseignement supérieur en France. Découverte divine : l'IDEX SPC réunit une part considérable des ressources françaises dans la recherche en médecine, en pharmacie, et dans les sciences du
vivant !
Voilà un atout formidable dans la grande course aux meilleures universités mondiales : lançons-nous y, et que les
meilleurs gagnent ! Simplement, est-ce que le fait que l'IDEX réunisse l'université Paris-5 (c'est-à-dire l'historique faculté de médecine de Paris, avec tous ses labos communs avec l'INSERM
et l'Assistance Publique - Hôpitaux de Paris) et l'université Paris-13 (qui englobe la faculté de médecine de Bobigny), n'y serait pas pour quelque chose ? Constat qui nous remplit d'orgueil : l'IDEX SPC regroupe un grand nombre d'équipes de spécialistes reconnus des sciences du langage ! Ah, que nous sommes bons ! Oui, mais est-ce que le fait qu'on y ait rassemblé les UFR de linguistique de
Paris-7, Paris-3 et Paris-5, l'Institut National des Langues Orientales, et un certain nombre de laboratoires CNRS réunis sous la bannière du Labex, n'aiderait pas un peu dans ce magnifique
« atout naturel » ?
Et ces ressources considérables, que l'on voit aujourd'hui comme des avantages concurrentiels, qui les a créées, regroupées,
entretenues, et fait croître pendant des décennies, dans le passé ? La main invisible de la concurrence entre pôles universitaires, ou une politique de financement public de la recherche et
de la formation en médecine ? Cette politique qu'on est justement en train de jeter dans le fossé ...
Mais ceci n'est pas le plus grave ... On ne meurt pas de discours marketing ridicules. Ce qui est beaucoup plus grave
est que l'IDEX est une machine qui crée de nouvelles structures de pouvoir sur la future université unifiée, et que dans ces nouvelles structures de pouvoir,
les usagers (universitaires et étudiants) n'ont presque plus voix au chapitre.
Traditionnellement, les universités ont un fonctionnement que l'on décrit comme « collégial » : les décisions
importantes y sont prises par des *conseils*, dans lesquels siègent des représentants des grandes catégories de participants à la vie universitaire
(enseignants, chercheurs, techniciens et administratifs, étudiants),
représentants qui sont *élus* par les membres de ces catégories. Dans ces conseils siègent également des membres extérieurs,
chargés de représenter les entités qui ont un intérêt dans les activités de l'université (collectivités politiques locales, entreprises, organismes de recherche), mais ces membres extérieurs -
nommés et non pas élus - ne constituent pas la majorité des voix dans les conseils. Ce fonctionnement collégial garantit, au prix des lenteurs qu'imposent la vie démocratique, l'exercice du
débat, et la recherche de compromis, qu'aucune orientation importante ne soit décidée sans qu'elle ait reçu l'adhésion d'une majorité de ceux qui y sont directement concernés.
Dans l'IDEX SPC, il est prévu que la nouvelle université unifiée soit dirigée par un Conseil de Direction de 16 membres,
comprenant : 1 président, 4 représentants des organismes de recherche, 3 représentants d'entreprises, 1 représentant de l'Assistance Publique - Hôpitaux de Paris, 1 de la Ville de Paris, 1
de la région Île-de-France, et ... 5 représentants des institutions fondatrices.
Pour représenter les huit institutions fondatrices, donc, en tout, cinq sièges sur seize (un petit tiers du conseil de
direction) ; et il ne s'agit pas de représentants élus, mais de représentants désignés d'avance (ce sont les présidents des institutions concernées). A
fortiori, pas de représentants des catégories d'usagers.
Cette prise de pouvoir est totale (la future université unifiée sera effectivement dirigée par ce conseil de direction), et
elle est décidée d'une manière totalement illégitime par rapport au système collégial qu'elle vise à remplacer. Les communautés universitaires
n'ont en effet absolument pas été consultées - et même pire : le projet d'IDEX a été élaboré dans le plus grand secret, et
n'a été rendu public qu'après la date des élections des présidents d'université dans les deux plus grosses universités participantes, Paris-5 et Paris-7. C'est donc purement et simplement un coup d'État. C'est comme si les chefs d'État de la France, de l'Allemagne, et du Royaume-Uni se réunissaient entre eux pour
décider qu'à l'avenir, le pouvoir effectif dans l'ensemble de ces pays réunis serait exercé par un comité de direction de personnalités nommées à l'avance, et qu'il n'y aurait plus
d'élections.
D'ailleurs pour être certains que le moins de gens possibles prennent conscience de ce qu'implique ce nouveau projet, il a
été rédigé en anglais (et même en mauvais anglais, pour éviter que même des universitaires d'origine britannique puissent le comprendre).
7. Peut-être qu'ils sont obligés de fonctionner comme ça parce que sinon ils n'avanceraient jamais, parce qu'il y aurait
toujours des gens qui ne seraient pas d'accord avec ceci ou cela, et que la structure serait ingouvernable.
Ma foi, c'est bien possible. Peut-être qu'une structure trop complexe est
ingouvernable. Peut-être bien qu'une entité comme la France est ingouvernable, si on va par là, et c'est peut-être son problème (pour la Belgique, en
tout cas, c'est démontré). Si on devait en tirer à chaque fois la conclusion qu'on renonce à s'efforcer de tendre vers des pouvoirs démocratiques, et
qu'il est plus simple et plus pratique d'une minorité éclairée décide tout de son propre chef, ce serait un progrès ?
Plus spécifiquement, oui, il est fort possible qu'une usine à gaz de l'envergure de l'IDEX SPC soit concrètement
ingouvernable, dans le cadre d'un système démocratique, à cause de sa démesure, de son hétérogénéité, de sa complexité interne. Si c'est vrai, cela
ne devrait pas nous convaincre de la nécessité de la gouverner de manière autoritaire, mais plutôt de la pertinence même de créer une entité ingouvernable.
En d'autres mots, si, pour devenir gouvernable, une université doit cesser d'être une université, au sens où on l'entendait
jusqu'à cette année (c'est-à-dire un organe social de construction et de transmission d'intelligence, fonctionnant de manière collégiale), alors on doit vigoureusement questionner l'utilité de la
démarche !
8. Et vous êtes nombreux à penser comme ça ?
Tu peux être certain que ce que je te dis n'est pas une simple opinion personnelle. J'ai perdu le compte des motions de
protestation et des demandes de moratoire qui émanent de conseils d'unités de formation et de recherche, de conseils de laboratoire, de syndicats, de collectifs,
de listes se présentant aux élections des conseils (dans les universités où des élections ont eu lieu récemment) : il en
tombe tous les jours dans nos boîtes aux lettres. Un collègue en a fait circuler récemment une compilation : elle tient sur 38 pages.
Le cas le plus emblématique est celui du conseil d'administration de l'une des institutions concernées (l'Institut des
Langues Orientales) : quand il a réalisé qu'il était prévu qu'on fasse
disparaître cet Institut, de plus de trois siècles d'existence, et qu'on ne lui avait non seulement pas demandé son avis,
mais pas même daigné l'informer de ce projet, il l'a désavoué à l'unanimité.
En fait, pour l'instant, le projet d'IDEX SPC est comme un traité signé (par tous les chefs d'état), mais ratifié par aucun
parlement.
Ce que je dis au sujet de l'IDEX SPC semble être vrai aussi (bien que je n'en aie des échos que plus lointains) pour d'autres
IDEX, comme celui de Marseille ou celui de Toulouse.
9. Mais alors si ce machin ne sert à rien, pourquoi le gouvernement le fait ?
Le projet d'IDEX Sorbonne Paris-Cité est une réponse à une commande politique.
La motivation originelle est tellement stupide que j'ai honte de la mentionner : un institut basé à Shanghai, en Chine,
publie tous les ans un classement (le classement « ARWU ») des meilleures universités mondiales. Or les premières universités françaises à apparaître dans
ce classement sont assez loin des premières places, et il n'y a pas beaucoup d'universités françaises dans les cent premières
places du classement. En voyant cela, l'orgueil national de nos hommes et femmes politiques n'a fait qu'un tour, et ils ont décidé de tout faire pour améliorer le « score » français
dans ce fameux classement.
On s'est aperçu que les universités françaises étaient assez peu visibles pour des raisons structurelles, liées à la manière
dont fonctionne le système d'enseignement et de recherche dans notre pays :
- beaucoup d'équipes de recherche sont « mixtes », et donc dépendent à la fois de plusieurs établissements, comme
par exemple une université et un ou deux organismes de recherche, ce qui minimise le poids de chaque publication ou brevet dans le score de chacun de ces établissements ;
- les universités françaises sont souvent de taille moyenne et plus ou moins spécialisées, par opposition avec des grands
conglomérats comme l'UCLA de Los Angeles, la CUNY de New-York, ou l'UNM de Mexico, qui regroupent sous un seul chapeau tous les étudiants de leurs mégapoles respectives ;
- enfin, les universités françaises intègrent une mission républicaine d'accueil de tous les étudiants sur tout le
territoire, et ne peuvent donc rivaliser par ailleurs avec des petites institutions d'élite comme Yale ou le MIT, qui ne recrutent que des étudiants sélectionnés à la fois par le niveau et par
l'argent, et peuvent se permettre de recruter des prix Nobel comme enseignants.
Comme il a été fixé comme objectif politique de faire remonter le rang des universités françaises dans le classement de
Shanghai, on a vite identifié le moyen le plus simple d'y arriver : regrouper trois ou quatre universités en une seule permet à la somme ainsi obtenue de
grimper automatiquement dans le classement. Sans rien changer concrètement ni à
la qualité de la recherche, ni à la qualité de l'enseignement qui y est délivré. Depuis cinq ans, le mot d'ordre est donc : fusion.
L'idée est de pouvoir présenter un simple jeu de définition, sur papier, du périmètre administratif des universités, comme le
résultat positif concret d'une politique de développement de la recherche (la France a gagné des places dans le classement de Shanghai - ce qu'une partie de l'électorat comprendra comme :
nos universités sont devenues meilleures).
À côté de ce grand ramdam sur le classement de Shanghai, d'autres motivations peuvent pousser le gouvernement actuel à
promouvoir les PRES (pôles de recherche et d'enseignement supérieur), et autres IDEX : avec ces nouvelles structures, comme je le disais plus haut, on retire le pouvoir de gouvernance des
mains des universitaires, et on le met dans les mains de représentants des pouvoirs politique et économique. Cherche à qui profite le
crime ...
10. Et pourquoi les présidents d'établissement le font ?
Je ne vais certainement pas te dire que nos présidents d'université sont des méchants, qui complotent sournoisement pour
vendre leurs universités aux Martiens ou à d'autres forces maléfiques. Il n'y a aucune théorie du complot là-derrière (ce serait si confortable
intellectuellement si les choses étaient aussi simples !), et les gens qui sont derrière ce projet sont plutôt, assez probablement, de bonne foi et de bonne volonté. Je pense que s'ils se sont prêté à ce jeu, au point d'être maintenant persuadés que c'est la bonne solution, c'est d'abord, et avant tout, à force d'accepter de
parler la langue des gestionnaires adeptes du nouveau management public.
Entrer dans le filet des signifiés de l'interlocuteur est un jeu dangereux - même si tu le fais en essayant d'y gagner.
Tôt ou tard, tu finis par réfléchir en termes « d'indicateurs », au lieu de réfléchir en termes de profondeur de la réflexion scientifique, de qualité du dialogue entre recherche et
société, ou d'utilité et de qualité de la formation des étudiants. C'est typiquement ce qui est arrivé à nos présidents d'université : dans le
système des « indicateurs », dans lequel ils ont accepté d'entrer, leur projet est cohérent et positif. Mes propres propos, s'ils les lisaient (ce qu'ils ne feront jamais parce qu'ils
n'ont pas le temps), leurs paraîtraient illisibles, simplificateurs, tendancieux, et bourrés de mauvaise foi. Nous ne parlons plus le même langage.
Je pense aussi que s'ils le font - et c'est sans doute un effet pervers de leur bonne volonté - c'est pour
grapiller, en période de récession générale, quelques piécettes supplémentaires pour fonctionner, à l'heure où beaucoup d'universités s'enfoncent dans le déficit. Ils sont pragmatiques, et se disent qu'en jouant à ce jeu, ils travaillent pour mon bien, puisqu'ils me permettent de faire partie des quelques universités qui
reçoivent quelques millions d'euros de plus pour continuer à travailler, alors que globalement, la part consacrée à la recherche de la dotation nationale des universités (la « MIRES »),
selon les calculs d'Henri Audier, régresse d'environ 1% en 2012 en euros constants.
Ce qui est intrinsèquement pervers dans ce jeu, c'est que la majorité des universités françaises n'en bénéficient
pas. Alors bien sûr, les présidents d'université de l'IDEX SPC, eux, sont contents. Et quelques
collègues, dans les rouages du fonctionnement de nos universités, se laissent convaincre aussi, et déclarent d'un air désolé : « il faut bien aller chercher l'argent où il se
trouve ... il vaut mieux être à l'intérieur qu'à l'extérieur ... »
Nous sommes un peu dans la situation où l'on aurait remplacé la distribution d'un salaire par un gain tiré à la loterie.
Imagine un chantier qui fait travailler cent personnes. Jusqu'à une certaine époque, on leur donnait à tous un salaire pour avoir contribué à
travailler et à faire avancer le chantier. À présent, on a décidé qu'on ne distribuerait plus qu'une partie de la somme qui servait auparavant à la
paye globale ; mais attention : on ne la distribuera pas à tout le monde, mais seulement à une partie des travailleurs, tirés à la loterie.
C'est injuste, n'est-ce-pas ? Nous sommes d'accord. Seulement voilà : va convaincre quelqu'un qui *gagne* à la loterie qu'il est immoral de jouer à la loterie.
11. Et pourquoi l'opposition ne prend pas position contre ? Ça a l'air d'être un sujet consensuel puisque le gouvernement
n'est pas tellement attaqué sur son bilan dans ce domaine précis ...
L'opposition ne prend pas position contre, parce qu'un grand nombre de notables politiques locaux du Parti Socialiste
soutiennent ce type d'initiatives - par exemple Bertrand Delanoë à Paris, ou Martin Malvy à Toulouse.
Pourquoi les notables politiques locaux soutiennent cette politique ? Tu imagines un président de région capable de
résister à l'envie de pouvoir dire qu'il a dans sa région un pôle universitaire classé à tel et tel rang dans le classement de Shanghai ?
12. Et pour finir, s'il y a tant de gens qui trouvent que cette idée ne vaut pas grand chose telle qu'elle est faite,
pourquoi ne pas prendre le temps de réfléchir et de faire les choses mieux ?
Si, de la part du pouvoir, l'objectif est électoral - c'est-à-dire qu'il s'agit de pouvoir exhiber des résultats, même dénués
de sens, d'une politique de promotion de la recherche - alors il faut bien
évidemment le faire avant les élections. Voilà pourquoi, depuis
quelques mois déjà, avec d'autres opérations du même genre (LABEX, IDEFI ...) nous voyons, dans certains de nos labos et
dans certaines de nos facs, se déverser sur nous des crédits qu'il est urgent de dépenser dans la quinzaine alors qu'ils étaient attendus depuis des
années. Et pour revenir à l'IDEX, voilà pourquoi il y a une hâte frénétique, de
la part du gouvernement, de faire signer aux présidents des institutions concernées la convention de mise en route de l'IDEX SPC avant le 15 avril.
Malheureusement pour eux - et heureusement pour la raison - au sein même des établissements concernés, les résistances se
font de plus en plus fortes, et les appels à remettre complètement sur la table la définition de ce projet, de plus en plus nombreuses. Si bien que
malgré la frénésie de ces dernières semaines, il semble de plus en plus probable que ce projet n'aboutira pas avant l'élection présidentielle (ce qui était sa seule raison d'être), et que, quel
que soit le résultat de celle-ci, une nouvelle phase de réflexion s'engage plus sérieusement par la suite.