Le sort réservé à Kadhafi après sa capture et l'exposition de son cadavre à la vue du
monde entier m'ont remémoré un article que j'avais publié il y a une vingtaine d'années dans une revue d'anglicistes.
Big Brother : dieu caché, dictateur médiumnique pour un monde postmoderne
« ‘ Est-ce que Big Brother
existe ? ’
‘ Bien sûr qu'il existe. ’ […]
‘ Est-ce qu'il existe de la même manière que moi j'existe ? ’
‘ Vous n'existez pas, ’ dit O’Brien. »
(George Orwell).
« Gouverner, c’est faire croire. » Cette pensée de Hobbes, philosophe de l’apparaître et de l’appréhension du
comportement humain en termes mécanistes, a sûrement inspiré le créateur de 1984 et, après lui, maints analystes du pouvoir et de la communication, de Marshall Mc Luhan à Régis Debray en
passant par Michel Foucault. 1984 doit être lu comme un livre de résistance, comme une fiction qui raconte plus qu’elle n’analyse la
barbarie. Ce livre nous dit une profanation, le déplacement du sacré hors du temple, ainsi que ces lieux obscurs et indéterminés où l’intime et le public sont arasés et confondus parce que
l’emprise est d’autant plus totalitaire que la dépossession se confond avec les passions secrètes de ceux qui en sont les victimes. L’une des singularités les plus terrifiantes du système est
que le don de soi n’est pas la conséquence de la peur de mourir mais les frayeurs intimes, les névroses démasquées dont le sujet doit payer le prix pour avoir droit au sursis. Quinze ans avant
d’écrire son livre, Orwell avait prévu la dévinisation (Entgötterung) du monde (Kundera 19), quand la transcendance s’efface derrière la “ trustification ” et la
“ fordification ” des masses (CEJL I 145).
Le pouvoir est avant tout un discours. Selon E. Benveniste (T.2, 108-109), le dictateur était, dans les peuples
indo-européens, celui qui avait le droit d’énoncer le « dix », ce qui doit être. Sa personne n’était pas confondue avec celle du « Rex », grand prêtre ayant autorité pour marquer l’espace et
déterminer le droit. Custine observait en 1839 que « Le souverain modifie selon son bon plaisir les annales du pays et dispense chaque jour à son peuple les vérités historiques qui s’accordent
avec la fiction du moment. » En tant que discours, le pouvoir a besoin d’un véhicule, d’un médium pour se faire entendre ou voir, mais aussi pour mécaniser la pensée de l’individu et
du groupe. Au IVème siècle de notre ère, le codex a supplanté le rouleau au moment où le christianisme faisait irrévocablement reculer le paganisme. Il faut porter au crédit d’Orwell,
avec sa création du “ personnage ” de Big Brother, cette articulation entre le pouvoir et sa représentation, avec l’idée sous-jacente que, tout autant que l’incarnation, l’abstraction
peut gouverner les hommes. L’une des thèses majeures du livre est que le pouvoir n’existe que par l’idée que l’on s’en fait et les mots qui le signifient. Au nom du plus élémentaire des solipsismes, le pouvoir n’est que
parce que l’on dit qu’il est. Et ce pouvoir est hypostase, présenté de manière métaphysique comme distinct des personnes de ceux qui l’exercent.
Une des particularités les plus marquantes de l’univers de 1984 est qu’une image exerce son empire totalitaire sur
des individus automates, dans une relation où la finalité de la vie organique est devenue superflue parce que les machines matérielles ou immatérielles ont remplacé la nature. Tous les espaces
humains et naturels ayant été ainsi rembougés, farcis par le pouvoir, la solitude est impossible et l’individu est assujetti à tout moment à une violence d’essence et d’objet semblables à ceux
de son voisin. Autre singularité de l’univers où évolue Winston Smith, le personnage principal de l’œuvre : à l’exception des proles dont le système tolère et encourage
l’asocialité, les catégories ne communiquent jamais. Océania n’est pas peuplée par une humanité mais par un ensemble qui fonctionne à l’heure d’une horloge qui ne donne pas le temps, dans ce que
Marc Augé appelle des “ non-lieux ”, espaces flous, antithèses des lieux de mémoire. Lieux et temps indistincts sont régis par une grammaire dont l’objectif est de faire surgir ce qui a
été décrété comme mal. L’organisation totalitaire pulvérise, « gazéifie » tout discours autonome naissant, elle sépare l’individu et la communauté de ses repères et elle rend indéfiniment
caduques son dit et son droit pour en imposer arbitrairement d’autres, tout aussi éphémères.
Big Brother s’affirme comme le principe d’explication exclusif et ultime de l’Histoire. Le mandement de son discours sur la
communauté est soumis à une incessante métamorphose. La justification de ce discours est tout entière dans cette mutation qui, elle-même, n’a d’autre motif que le discours clos de sa propre
prédication. Briser ce cercle revient à être investi par le regard vide et ubiquitaire de Big Brother, cette fabrication qui est plus qu’une chose mais moins qu’un vivant, omniprésence d’une
absence, forme vide régnant sur le monde de la surface et sur celui du trou noir infernal, abysse où sont happés les souvenirs des individus et les individus comme souvenirs. Ce regard fait de
Big Brother un dieu voyant et clairvoyant. La parole qu’il annonce repose sur une conception irrationnelle de l’univers et sur la promesse d’un salut probatoire, en contradiction avec l’idée d’un
paradis terrestre « in which men should live together in a state of brotherhood, without laws and without brute labour » (164). Personne n’a jamais vu Big Brother. Il est « the guise in
which the Party chooses to exhibit itself to the world. » (167) Il ne figure donc ni dans l’espace, ni dans le temps. Il EST le Parti, englouti par lui et l’engloutissant. Tels les
gnostiques qui postulaient l’irrémédiable corruption de la matière et donc qui niaient que le Verbe se fût fait chair, le totalitarisme océanien impose l’image d’un Big Brother pur esprit.
L’hérésie de Winston consiste à vouloir introduire de l’humanité et, partant, du subjectif, de l’imparfait, de l’angoisse dans cette construction. Mais le discours totalitaire affirme la finitude et le
finissage de l’Histoire, ainsi que la soumission de l’individu comme condition d’un ordre universel accompli et absolu. Balayant des siècles d’humanisme, Big Brother se proclame doué de
transcendance et se pose comme intercesseur entre la communauté et l’immanence.
On sait depuis Bachelard que la science, la technique pensent avec leurs appareils, et non avec les organes des sens. En tant
qu’il est l’instrumentalisation de l’autorité, Big Brother instrumentalise tous ceux qu’il régente. Dans Océania, la technologie n’est complexe ou avancée que quand elle est proche des sphères du
pouvoir. Les éviers sont bouchés, les hommes se rasent avec de vieux rasoirs, les ascenseurs datent du XIXème siècle, mais Big Brother dispose d’outils permettant de lire dans les esprits et de
les façonner et même, si besoin est, de faire léviter les corps ou d’abolir l’orgasme. Orwell avait pressenti que le symbolique ne serait pas nécessairement évacué par la multiplication ou le
perfectionnement des machines. Dans 1984, la magie n’est pas affaiblie ou discréditée par la technique, celle-ci étant au contraire la source de celle-là. Il n’est pas intrépide de
penser que si Orwell avait vécu, il aurait su articuler l’essor de la technologie soft à la prolifération des sectes dans les pays industriels et au printemps des syncrétismes dans les
pays sous-développés. Il savait bien que la technique ne peut donner sens à la vie car le réel scientifico-technologique éloigne le sujet de ses représentations familières du monde. Mais surtout,
Orwell avait, selon nous, pressenti que le fameux “ village global ” cher à Marshall Mc Luhan ne serait uniformisé qu’au niveau des techniques, tandis que des névroses cocardières, des
mentalités d’assiégés se développeraient chaque fois que la technologie et les échanges marchands feraient un pas en avant. Pour que le GATT soit opérationnel, il faudrait qu’Océania soit
éternellement en guerre avec Estasia.
André Bazin définissait l’image cinématographique comme « l’abstraction par l’Incarnation ». La star est aimée ou
vénérée parce qu’elle est une image, une idole abstraite, comme une part de ciel qui serait descendue sur terre, « participant à la fois à l’humain et au divin » (Morin 8). Dans le monde de
1984, le télécran est le point focal de la vie communautaire, la vraie-fausse preuve de l’existence de Big Brother et de la toute puissance du système. L’image de l’instrument de
domination rappelle explicitement des affiches publicitaires qu’Orwell avait connues dans les années trente (celle d’un cours par correspondance en particulier qui suggérait : « Let Me Be
Your Big Brother »). Avec l’idée du télécran, l’invention assurément la plus originale du livre, Orwell visait, dans une optique purement référentielle (Gensane 209-19), à brosser une satire
des méthodes du contre-espionnage britannique pendant la guerre, un département qu’il connaissait bien puisque sa première femme occupa à l’époque un poste sensible au Ministère de l’Information.
Par ailleurs, le télécran rappelait glacialement le panopticon de Jeremy Bentham, cet utilitariste que le XIXème siècle salua comme un des prophètes de la liberté parce qu’il avait notamment
renouvelé la réflexion sur les conditions carcérales dégradantes et sur la relation travail-loisir. Le bâtiment circulaire de Bentham était conçu de manière à ce qu’un surveillant placé en son
centre puisse tout voir; les quatre ministères gigantesques d’Océania étaient des aveugles qui voyaient tout mais qu’on ne pouvait épier puisque « there were no windows in them at
all. » (7). Si Bentham voulait, à sa manière, voir sans être vu, c’était pour que la raison pénètre dans les coins et recoins des consciences, pour le bien des hommes. Dans Océania, la
surveillance déboucherait sur la terreur, l’arbitraire, le conditionnement. Ainsi, au cœur du Ministère de l’Amour, le système a installé la « pièce 101 », un lieu où « il n’y a
plus de ténèbres », une salle de tortures où la lumière artificielle et la configuration abolissent le temps et l’espace, un enfermement où l’individu est nié, et auquel Winston ne pourra,
dérisoirement et sur un mode défensif, opposer que le tableau composite de la sombre chambre où sa mère a vécu ses derniers jours, de la petite pièce au dessus du magasin d’antiquités de Mr
Charrington, du presse-papiers de verre et de la gravure sur acier dans son cadre de bois rose.
Orwell avait imaginé que les habitants d’Océania « aimeraient » Big Brother (239). Dès 1946, dans “ Pleasure
Spots ”, un article livré à Tribune (CEJL IV 102-106), on pouvait lire en filigrane que Big Brother accaparait déjà les esprits de ceux qui font l’impasse sur la culture,
qui acceptent la massification des loisirs contre un peu de liberté formelle. « Pangloss de la société de consommation » (Finkielkraut 152), l’homme occidental, historiquement
désenchanté, sujet postmoderne non combattant qui a fini par se trouver de légitimes excuses pour accepter bien des principes de réalité, admet en effet, depuis Orwell, le télécran pour peu
qu’entre deux effractions il déverse sa musique et ses images d’ambiance, cette « propaganda floating round » dont se plaignait déjà avant guerre George Bowling, le narrateur de
Coming Up for Air (25). Orwell avait bien vu que l’individu se croit libre et autonome dès lors qu’il a accès aux loisirs du presse-bouton, et qu’il est rarement capable de s’approprier la technique pour
le meilleur, comme en témoignent la télématique, véhicule privilégié des messageries, ou la micro informatique détournée en succédané de télévision. 1984 préfigure, selon un mode
terrifiant, un univers mental où il ne serait plus possible d’accorder le moindre crédit aux constructions métanarratives qui, depuis la Renaissance, charpentent les grands idéaux du monde
occidental : humanisme, esprit des Lumières, exigence de progrès social etc.
Le télécran est une imago, c’est à dire un masque de cire semblable à celui que portaient les morts autrefois, le
médium qui engendre l’idolâtrie d’une création qui n’existe pas sauf sous la forme d’eidôlon, fantôme de la mort, fantôme des morts. Le système produit un discours qui ne renvoie à rien d’objectif,
un langage qui désigne de l’inanité. Le projet panopticien de Bentham a donc été radicalement dévoyé. A une organisation scientifiquement hiérarchisée et où la fonction sociale du regard est
clairement définie, 1984 oppose le spectre du pouvoir, un univers de signes flottants ne dénotant aucune réalité. L’image envahissante, indéfiniment reproduite de Big Brother ne renvoie
à rien. La vie n’est qu’une simulation mécanique où chaque geste est épuisé par son autosuffisance. Le système n’est importuné par aucune rétroaction ou réaction parasite, le courant n’étant pas
alternatif. C’est en priorité par l’image que l’idole centrale hypnotise la périphérie.
Surveillant et punissant, partant du principe cher à Freud que la culpabilité ne suit pas le crime mais qu’elle le précède,
l’écran est aussi le réceptacle insensible de tous les débordements de la communauté océanienne, y compris de ceux qu’il a lui-même provoqués. René Girard a montré comment la violence fondatrice,
inhérente à toutes les sociétés, est canalisée par les dictateurs « résolus à perpétuer leurs conflits afin de mieux perpétuer leur emprise sur les populations mystifiées. » (388). Le
monde étant vide de sens, les réactions des spectateurs n’ont aucune portée puisqu’ils ne regardent, à proprement parler, rien. Il n’est pas exclu qu’Orwell ait envisagé l’évolution de la
médiatisation de la guerre, du conflit du Vietnam, guerre en images puisqu’on y voyait des soldats en pied et des victimes civiles, à la Guerre du Golfe qui ne montra que les effigies des leaders
entrecoupées de jeux vidéo pour adultes. En face de ces images immédiatement épuisées, il est donc logique que l’opposant Goldstein s’exprime dans et par un livre, tandis que
Winston symbolise le diariste du XVIIIème siècle, époque de liberté, chère à la nostalgie d’Orwell. Mais lorsque l’opposant, tout aussi immatériel que Big Brother, apparaît à l’écran et que les
spectateurs jouissent en le haïssant, cet assouvissement est improductif car l’image, utilisant la technologie pour engendrer du fanatisme et de l’impensé, a occulté le réel. En se subrogeant
métaphoriquement à l’œil de Dieu, l’œil électrique de Big Brother a fait glisser la relation du divin au politique et de l’eschatologique au policier. Ce dérèglement, cet égarement des conduites
et des discours a longtemps préoccupé Orwell puisque dans son essai autobiographique “ Such, Such Were the Joys ”, vraisemblablement conçu vers 1940, il évoquait le traumatisme de ses
années passées en école primaire privée, où chaque élève pouvait commettre un péché sans savoir qu’il l’avait commis (CEJL IV 382). Bref, l’image médiumnique de Big Brother est l’unique
icône d’une liturgie sans cesse faite et défaite. Elle organise en le brouillant le partage du divin et du séculier. Elle n’intercède ni ne rachète, elle transmet et impose. Elle masque sa
création. Elle n’est pas un Christ par qui on peut voir le Père. Elle est son propre référent, l’image d’un Christ qui se proclamerait Dieu. Océania est en effet le royaume d’un christianisme
dénaturé qui a pris sa revanche contre la Renaissance ou l’esprit des Lumières, quand les sentiments et les instincts l’emportent sur la raison, quand l’intuition et la séduction faciles servent
d’argumentation, quand le prêche éclipse la dialectique, quand l’oral a détrôné un écrit qui s’est déconsidéré de lui-même. Lorsque Big Brother parle par le télécran, urbi et orbi, il
catalyse des esprits qu’il a précédemment déstabilisés. Une oralité puissante, chaude, compulsive est dévoyée, chimiquement précipitée (« switched from one object to another »), le
groupe est parfaitement soudé, « auto hypnotisé », et il se sent d’autant plus fort qu’il est groupe. L’objectif n’est assurément pas d’évangéliser mais de créer un « délire
collectif ». La conscience n’est pas linéaire, le sujet ne pourrait pas écrire ce qu’il ressent, ses émotions sont « undirected » (15-17), elles sont inscrites dans un
espace iconique, non alphabétisé, proche de la symbolique de certaines cosmogonies ancestrales. Orwell craignait que le XXème siècle, saturé d’idéologies, de discours, désapprenne à lire, à
douter pour s’en remettre aux croyances, par le biais de l’image. En bon héritier du Protestantisme iconoclaste, il savait que le culte de l’image procédait d’une idéologie et que l’adoration des
icônes marquait un retour vers un certain Moyen Age, quand la rumeur se substitue à la conviction raisonnée. Et il avait construit un système où les
rumeurs seraient propagées par le centre qui en réglerait le paroxysme et en récupérerait les mini feux éclatés.
L’une des caractéristiques majeures du totalitarisme est que, « subordination totale et absolue, planifiée et
philosophiquement cohérente de l’individu au collectif » (Burgess 20), il brise la chaîne des raisonnements logiques, il clive les consciences en imposant ses propres syllogismes aberrants. Big
Brother, après Hitler ou Staline, mais avant une longue cohorte de dictateurs et d’autocrates variés, sait faire porter à son crédit les améliorations sociales, les succès militaires tandis qu’on
impute aux saboteurs et autres faisans dorés les difficultés du moment. De même, il véhicule de lui une image mythique aux multiples visages, comme Hitler, tantôt « Chancelier du
Reich », tantôt garant de l’ordre, tantôt figure avunculaire. Mais une image intrinsèquement vide, en soi dénuée d’intérêt, une absence de personnalité cachée sous un masque, exposée
« à travers une mise en scène parfaitement dominée et jamais contestée » (Fest 187). Plus important peut-être est qu’avec sa création de Big Brother, Orwell est allé plus loin dans le
pessimisme radical que Zamiatine avec Nous Autres. Chez l’auteur russe, en effet, le dictateur est, par delà son nom antiphrase (le Bienfaiteur) un être réel, au même titre que le
personnage principal D 503. Ce qui signifie que dirigeants comme dirigés existent au même niveau de réalité. La révolte a des causes plausibles (un mal appelé « imagination »), des
objectifs recevables d’un point de vue réaliste (le renversement de l’état), et la répression qui suit s’avère classique : tortures, exécutions
publiques etc. Donc les échanges entre la base et le sommet sont de même nature, et l’initiative est possible, de part et d’autre. Mais parce que Big Brother est une image au regard ubiquitaire
et à la présence démultipliée, mais aussi un « deus absconditus » (Steiner 184) jamais effectivement figuré, il emplit tout l’espace réel et imaginaire. La fonction de cet œil
« pénétrant » (6) est d’empêcher les gens de se voir, de se connaître, de pouvoir se compter, mais aussi de vider l’individu de sa substance, de « capter son âme » avant de le
pénétrer, de — selon un néologisme du français de Côte d’Ivoire — l’enceinter : « We shall squeeze you empty and then we shall fill you with ourselves » (205-206). Comme sous Staline et mieux encore
sous Hitler, l’image, les ondes se sont déplacées de l’agora pour entrer dans les espaces sacrés, ou alors ils ont transformé l’agora en espace sacré où une atmosphère intense,
minutieusement fabriquée, rassemble la totalité des êtres, abolit les distances physiques et mentales, préfigurant le télévangélisme et, plus généralement, le village global qui unit et prétend
tout niveler. Alors les sujets agissants (Big Brother et ses relais) ne sont plus des destins individuels mais, pour reprendre un vocable qu’Orwell affectionnait, des « gramophones
» qui non seulement éduquent une communauté, alimentent une multitude de sujets passifs, mais surtout constituent un troupeau.
Comme celui d’Hitler, le regard de Big Brother est un sexe, et c’est aussi une bouche qui fait des sujets de simple bouches,
de simples caquets se confessant à l’infini : « In the end the nagging voices broke him down more completely than the boots and fists of the guards. He became simply a mouth that
uttered. […] it was easier to confess everything and implicate everybody » (194-95). Corps au regard transpercé, homme-bouche, le sujet est constitué de multiples parties isolées, qu’il ne
peut plus maîtriser parce qu’il subit un discours mouvant à l’extrême, fragmenté à l’infini. Big Brother a atomisé le monde matériel et immatériel, et il s’en est approprié chaque particule
(« They will tear you to pieces. » 216) grâce à des hommes actifs athées qui, tel O’Brien, ont diffusé ce que Camus appelait une « divinisation de l’irrationnel » puisque l’image
du monde à imposer devait être irrationnelle.
Il est clair que lorsque Winston, torturé jusqu’aux limites de la folie, appelle, éperdu de reconnaissance, la protection
parentale de son tortionnaire (« He clung to O’Brien like a baby. »), le système vise à infantiliser des sujets qui ne peuvent poser sur Big Brother un regard autre que de soumission
filiale (201). C’est qu’après avoir évacué le raisonnement, la dictature se méfie même du sens de la vue, source possible d’imaginaire, auquel elle va privilégier la lallation, une béatitude
identique à celle du nourrisson après le biberon. Une fois les besoins vitaux minima satisfaits de manière moins que suffisante, il ne reste au sujet que le droit d’exprimer un babil découplé de
la conscience, ce « duckspeak » qu’Orwell avait dénoncé dès les années trente dans la bouche des exécuteurs des basses besognes verbales des partis totalitaires.
Pour faire passer la communication, les porte-voix de l’organisation utilisent des rumeurs qui se propagent d’autant plus
aisément qu’elles sont invérifiables. Ces rumeurs ne contredisent pas l’information officielle qui s’inscrit toujours, on le sait bien, « dans une logique de communication descendante, de
haut en bas, de ceux qui savent à ceux qui ne savent pas. » (Kapferer 304). Dans Océania, la rumeur jouit bien plus que du statut de ballon d’essai officiel : elle fait sens et système
à elle seule, sa force médiatique étant proportionnelle à son vide théorique. Ainsi, Goldstein est-il à la tête d’une armée d’« ombres », son livre programmatique n’a pas de titre connu
des habitants d’Océania et son contenu ne fait l’objet que de vagues « murmures » (14-15). Ailleurs, un océanien écoute les résultats des prouesses économiques du régime avec
« ennui », mais il ne peut s’empêcher d’accepter ces statistiques comme une « source de satisfaction » (50). Dès lors que ce personnage a fait l’impasse sur l’objectivité, une
adhésion spontanée et franche est possible.
Mais en matière de communication, Big Brother privilégie la participation. On a vu que la lecture, donc la linéarité étaient
sujettes à caution puisque les écrits officiels eux-mêmes étaient sans cesse remaniés. Le défilé ininterrompu des images sur le télécran n’est pas totalement satisfaisant puisqu’il y a dans tout
appartement un angle mort où l’écran ne peut espionner. Sa force de conviction, le système la trouve dans ce qu’on appellerait aujourd’hui l’interactivité au sens où les rassemblements
nurembergiens donnent l’illusion au sujet qu’il intervient dans l’Histoire, qu’il peut influer sur le dénouement, qu’il peut effectivement faire exécuter les condamnés à mort comme autrefois dans
les arènes romaines, enfin qu’il peut, de lui-même, aimer Big Brother.
Parce qu’il ne connaissait peut-être pas “ Le Temps des cerises ”, Orwell a pu écrire dans The Road to Wigan
Pier que le socialisme n’avait pas produit une seule chanson digne de ce nom (162). C’est que pour Orwell un système politique ne se nourrissait pas que de dialectique, mais aussi
d’identification, de culture, d’images et de voix. Mais dans 1984 il dénonça les oracles de l’image, avec comme corollaire la fin de l’individualisme critique. La voix de Goldstein est
criarde et hystérique (14). O’Brien, tout en étant un homme de l’écrit puisque coauteur du livre de Goldstein, persuade par la voix, qu’il a tantôt brutale, tantôt chaude et enveloppante, et
toujours convaincante. C’est que si l’écrit permet le détachement, la voix rattache le sens au contexte, établit le lien avec le corps. L’image de Big Brother est signe. Sa voix, celles de ses
relais, sont présence.
« We are different from the persecutors of the past », explique, après une séance de torture, O’Brien — avec
son nom de prêtre irlandais — à Winston (204). En effet, le totalitarisme océanien n’est pas simplement la dictature d’individus sur d’autres individus. Dans le Londres de Nineteen
Eighty-Four, le sujet est une « cellule » qui n’a d’autonomie que dans la mesure où il « cesse d’être un individu » (212). Ceci n’est possible que par le statut quasi
postmoderne de l’idole, consommé de l’emprise absolue de pouvoirs intangibles mais réels sur une vie de grisaille, de harassement et de répétition. Big Brother existe, mais il n’est pas plus
visible, plus palpable que les gnomes de Zurich ou le système Socrate. Dans La Barbarie à visage humain (92), B.-H. Lévy expliquait que le dictateur crée « les apparences d’un
pouvoir qui fonctionne sans se montrer, qui voit sans être vu, qui ne s’exerce qu’à la condition de ne plus se figurer. » Big Brother dit à ses sujets que – pour reprendre une
terminologie lyotardienne (1988) – le monde, le système et lui-même sont “ imprésentables ”. L’action d’un dictateur postmoderne n’est pas gouvernée par des règles
préétablies, elle n’obéit à aucune catégorie connue. Elle affirme sans avoir cherché. En travestissant le rapport du passé au présent, en posant non ce qui est ni ce qui a été mais ce qui aura
été, elle a pour mode le futur antérieur (Lyotard 33). En manque d’avenir, plaqué dans un présent oppressant, privé d’utopie, Winston Smith boit donc au passé (144) et se raccroche aux vertus de
la mémoire.
A cause d’interdits mentaux, parce que de l’esprit surgit « un point aveugle chaque fois qu’une pensée dangereuse se
présente » (224) le sujet ne peut nommer, penser ce Dieu caché, à la fois inaccessible dans de mystérieux empyrées et enseveli au fond de chaque personne. L’image de la Renaissance avait
fondamentalement une vertu compensatoire. L’image de l’idole orwellienne exprime, tout autant que la brutalité, la soumission des sujets, leur nudité face à une existence extraordinairement
morne. Dans Océania, chacun, chaque chose sont comptés, classifiés, répertoriés de toutes les manières possibles jusqu’à ce que les individus et les activités en deviennent aussi abstraits que
l’image et la langue officielle désincarnées qui les gouvernent. La communauté est gavée de statistiques, naturellement invérifiables, évidemment inventées, et en tout cas inutiles puisque sans
relation directe avec le réel. Contester ces chiffres, c’est s’exposer à une répression d’autant plus vigoureuse qu’ils constituent un aspect primordial du discours légitimant. En d’autres
termes, le fait objectif est devenu mythe, au champ du scientifique a été substitué l’ordre de l’arbitraire et du symbole. La croyance a soudainement téléscopé le machinisme industriel. Le salut
par le progrès, laïcisé, s’est fracassé dans la régression économique.
Le postmodernisme de l’idole a pour corollaire la déréalisation des rapports sociaux. La communauté est gérée autant que
gouvernée en dehors de la volonté des sujets, en dehors de leur expérience, de leur savoir, de leur histoire, tous niés par l’idole. Océania est donc le règne de l’anonymat, de ce qui n’a pas de
nom, et où ce qui importe se passe dans des lieux qui, tel les immenses Ministères, sont hermétiquement isolés de l’alentours profane. Et c’est cet isolement qui permet la mue du passé en présent
et du présent en passé, ainsi que la perpétuelle falsification de l’Histoire.
En tant que clé de voûte de la construction totalitaire, Big Brother est le résultat de l’éradication de la démocratie par la
bureaucratie. Bien que n’ayant apparemment pas lu Kafka, Orwell avait tiré le signal d’alarme dès 1938 avec Coming Up for Air où il décrivait une administration de guerre devenue folle
malgré la paix revenue : « There were Ministries of this and that with armies of clerks and typists which went on existing years after their function had ended, by a kind of
inertia » (113). C’est que pour Orwell, les guerre coloniales ou impérialistes — comme celles que se livrent les trois continents de Nineteen Eighty-Four — exprimaient
l’incapacité des sociétés jouissant de puissants moyens de production à les utiliser pleinement de manière pacifique. D’où des activités apparemment inutiles comme celle de Winston travaillant
pour la sous-commission d’un sous-comité chargé de déterminer (question non encore résolue dans le monde référentiel) s’il convenait de placer les guillemets à l’intérieur ou à l’extérieur des
parenthèses (236).
Pour D.H. Lawrence dans Le Serpent à plumes, le souverain absolu était une manifestation en même temps qu’un homme.
Big Brother n’est qu’une manifestation. Dieu étant mort, le dictateur doit être « terrible et secret » (Le Clézio 161) et créer des « mots-tyrants » (Le Clézio 130). Dans son délire de
barbarie, le XXème siècle est tout sauf athée. La notion de dictature a été resacralisée, comme l’attestait, par exemple, les icônes de Lénine et de Staline ayant remplacé du jour au lendemain
les icônes de la liturgie chrétienne, tandis que la Place Rouge relayait toutes les cathédrales de la Sainte Russie comme espace liturgique et sanctifiant. Le dieu totalitaire est factice,
politique, il regarde ceux qui le regardent, enveloppant le sujet au point qu’il lui est impossible de basculer de l’autre côté du réel. Le réel totalitaire est sans nom parce que
l’invraisemblable est impossible.
Autrefois, le roi avait “ deux corps ”, l’un physique, l’autre juridique et symbolique. On pouvait — et on
peut encore aujourd’hui en ces temps de présidentialisme aigu — distinguer entre les deux enveloppes, entre l’homme et la fiction. Avec Big Brother, ce n’est plus imaginable parce
qu’il est exclu de jamais pouvoir lui couper la tête, c’est à dire d’attenter à la fois à sa chair et à sa représentation. Que les océaniens ne puissent interrompre le flot d’images du télécran
est bien la preuve que le discours ne connaît aucune ptôse, que Big Brother n’est pas l’appendice d’un Dieu absent, que le système ne peut jamais être amputé de son sens, qu’Ottokar n’a pas à
montrer son sceptre pour signifier.
Big Brother est donc partout et nulle part. Ectoplasme de machine, métadispositif, instance irresponsable n’ayant aucun
compte à rendre, il ne cache ni ne proclame son caractère despotique. Il oblige ses sujets à l’aimer. Il les « sauve » malgré eux, contre eux. Il les rend « parfaits » (196). Il reçoit
leur amour après avoir instillé en eux la mort. Il est une image régnant sur des enveloppes vides.
Orwell a puissamment rendu compte d’une des angoisses existentielles du XXème siècle quand, par delà l’oppression
totalitaire, l’individu est ballotté entre des univers doubles, quand son désir appelle la tyrannie du collectif, l’obstacle contre quoi il va buter indéfiniment. Dans 1984, les
objectifs réels de l’omnipotence sont la stérilité, l’éternité, la mort.
BIBLIOGRAPHIE
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