III. Le paramétrage de Parcoursup : Evidemment, déconstruire les éléments de langage sur la méritocratie supposée
Le gouvernement et ses soutiens affirment à longueur d’antenne que Parcoursup permet de donner aux lycéens des informations standardisées sur toutes les formations, et le présente comme un fait nouveau. Je sais de première main que sur APB, il était possible de donner des attendus pour que les lycéens s’orientent par eux-mêmes. Je ne les avais pas consultés à l’époque, je ne sais pas si c’était possible, mais une responsable de département m’avait dit qu’elle avait indiqué clairement le niveau attendu en langues. Sans être une information nationale, c’était au moins une information locale claire et assez exigeante pour décourager les étudiants qui ne se sentiraient pas au niveau.
La ministre a publié ces derniers jours son premier rapport d’étape sous forme de dossier de presse sur la loi ORE et sur ParcourSus en particulier.
Elle se réjouit bien sûr de la coopération de tous les acteurs impliqués, alors que de nombreux enseignants/chercheurs du Supérieur ont exprimé leur refus de classer les dossiers, et que de nombreux enseignants/profs principaux du Secondaire ont choisi de mettre une appréciation positive à tous les voeux de la fiche avenir de leurs lycéens, qui sont des formes de résistance indéniables, quoique très insuffisantes pour empêcher la réforme de passer).
1. Les attendus et les algorithmes locaux : autocensure et opacité
Bien que la ministre s’en défende dans le dossier de presse, Parcoursup va bien induire une autocensure parmi les bacheliers les moins favorisés. Cette étude de 2017, portant sur l’orientation par filière de bac des lycéens de l’académie de Toulouse en 2015, indique à quel point l’origine socio-culturelle des lycéens impacte leurs choix d'orientation en particulier par filière (bac général, technologique ou professionnel).
La ministre prétend que Parcoursup va réduire l’autocensure. Si j’en crois les attendus locaux ajoutés aux attendus nationaux dans les filières où j’enseigne, on peut en douter. Dans une des filières, on indique qu’étudier est « un travail à temps plein » qui demande « un volume de travail personnel considérable ». On chercherait à attirer des élèves qui envisagent une prépa, on ne s’y prendrait pas autrement. Et, même si je pense que c’est inconscient et non intentionnel, le message envoyé est bien : « si vous devez travailler pour financer vos études ou aider vos familles, passez votre chemin, nos formations ne sont pas pour vous ». Il est également précisé qu’il est souhaitable que les candidats aient plus de la moyenne à certaines notes littéraires au bac (histoire/géo, philo, français, langues vivantes…), mais je ne suis pas sûre que les collègues qui ont formulé ces attendus locaux soient pleinement conscients du fait que l’examen des dossiers doit tenir compte des conditions indiquées.
Le paramétrage des algorithmes locaux rend possible le coefficientement du lycée d’origine (une pratique déjà répandue parmi les formations sélectives qui estiment qu’un 12/20 en contrôle continu dans un lycée de centre-ville vaut un 16/20 dans un lycée moins réputé – d’où l’importance, même théorique, d’un examen national aux épreuves nationales corrigées par des enseignants du pays entier). (sur le paramétrage en fonction du lycée d’origine).
2. Ce qui n’est pas dispensé par l’EducNat, et la promesse de « certifications » : un pas de plus vers la privatisation du système éducatif (à lier bien sûr avec l’assouplissement des conditions d’ouvertures et de contrôle d’établissements hors contrats, et l’autonomisation grandissante des lycées.
La note des économistes atterrés déjà mentionnée, tout comme l’analyse du changement d’algorithme faite par le Groupe Jean-Pierre Vernant, montrent avec clarté et pertinence que ce n’est pas une évolution technique, mais bien une transformation profonde, paradigmatique et idéologique de l’accès à l’université. Les lycéens sont invités (comme leurs homologues américains, opposera-t-on peut-être alors que ça ne fait que donner plus de poids à l’argument) à adopter la théorie du capital humain. D’abord en rédigeant CV et lettres de motivation démontrant leur employabilité et la cohérence de leurs parcours et de leurs voeux, et mettant en avant leurs expériences professionnelles, associatives et culturelles (voire leurs séjours). C’est déjà socialement discriminant. D’autre part, les futurs étudiants doivent se 11
comporter en acteurs économiques rationnels invités à peser les coûts et les bénéfices induits par leur poursuite d’études afin de s’orienter de manière utilitariste (ce que l’amendement Grosperrin sur la définition des capacités d’accueil des filières en fonction des débouchés professionnels – et à terme peut-être, des débouchés professionnels locaux) vient encore accroître.
En deuxième lieu se pose la question des qualifications hors parcours (la psycho ou le droit qui demandent communément des compétences scientifiques en raison du besoin à raisonner logiquement – ou afin d’attirer les lycéens de la voie générale scientifique, les « meilleurs »). Le premier cours de la France Insoumise pointait du doigt le fait que certaines formations « en tension » pourraient être tentées de sélectionner sur des éléments comme le BAFA en STAPS, et ajoutait qu’une personne du groupe LREM (j’ai oublié qui), s’était engagé à ce que ça ne soit pas le cas : le BAFA est en effet une formation payante qui n’est que parfois remboursée à ceux qui la préparent par l’organisme au sein duquel ils font de l’encadrement. Apparemment, l’attendu « BAFA » pour les STAPS s’est généralisé.
3. La privatisation des certifications en langues.
Un autre problème majeur est la demande d’une attestation de niveau en langues. Ainsi, les directeurs de départements de langue (et je suis bien persuadée que cela va au-delà des seules langues) ont subi des assauts publicitaires dès avant les discours d’E. Philippe et de J.M. Blanquer sur l’élargissement de la certification en langues. LE groupe privé Cambridge Assessment a envoyé du matériel publicitaire sous forme de mallette à ma directrice de département, et à d’autres à Montpellier par exemple, pour vanter la qualité de leur marque, puisque c’est de cela qu’il s’agit. Et la réforme du bac prévoit la généralisation des certifications en langues. Les associations d’enseignants de langues tentent de se mobiliser pour faire en sorte que ces certifications soient délivrées dans le cadre du CLES, public, et non par l’intermédiaire d’officines privées dont les certifications ont en outre une date de validité limitée. Le ministère de l’Education Nationale prévoit d’étendre à tous les lycéens de Terminale ce qui existe déjà pour certains collégiens de sections européenne ou internationale : le paiement par l’Etat de certifications privées, en lieu et place des évaluations prévues par les enseignants. Comment peut-on davantage dévaloriser les enseignements, les évaluations et même les cours des enseignants de langues puisqu’ils doivent consacrer du temps à préparer ces tests standardisés et à les faire passer, au lieu d’accomplir pleinement leur mission d’enseignement. (voir sur la page d’accueil ici, par exemple, on ne peut pas faire plus officiel). J’insiste : c’est de l’argent public donné au privé pour des certifications qui viennent remplacer les évaluations des enseignants formés pour dispenser cours et évaluations.
IV. Le projet pour l’enseignement supérieur :
A Toulouse, la contestation avait commencé avant la mobilisation nationale contre la loi ORE, le Plan Etudiant et les projets visant à parachever la transformation de notre système éducatif (à tous les niveaux) vers un système néo-libéral.
1. Ce qu’impliquait le projet UNITI de fusion à Toulouse, ce qu’impliquent les projets de fusion en général.
Tout est parti de la question de la fusion de deux universités et de plusieurs écoles d’ingénieurs, associée à une évaluation pour labellisation IDEX. Sans refaire tout l’historique, disons simplement que les dernières élections à l’université s’étaient faites sans que cette question de la fusion soit mentionnée. Pour se donner un mandat démocratique, le président d’alors a donc organisé un consultation de la communauté universitaire. Les étudiants et les personnels BIATSS, qui se sont le plus déplacés pour voter, ont massivement rejeté le projet, pour des raisons de gouvernance (fin de la démocratie unviersitaire), statutaire (perte de la personnalité juridique et morale des membres fondateurs de l’établissement fusionné), et professionnelle (les BIATSS, qui seraient les premiers à souffrir d’économies d’échelle et de destructions d’emplois dans un établissement fusionné), n’étaient pas du tout pris en compte dans le projet. Quand le président d’alors a utilisé sa voix prépondérante pour départager les 17 pour et 17 contre le projet en CA, et qu’il a voté la fusion contre l’avis rendu par la consultation et au mépris de ses propres promesses antérieures, une grève a commencé, sans gêner toutefois la tenue des partiels du premier semestre.
Ce projet de fusion s’articule à la réforme de tout le système d’enseignement supérieur pour plusieurs raisons :
- En premier lieu, l’établissement aurait bien sûr obtenu le statut de « grand établissement », dérogatoire au code de l’éducation, et dont Paris-Dauphine a été pionnier : sélection et frais d’inscription élevés pour des diplômes d’université (qui existent au demeurant déjà à Toulouse Capitole avec au moins un Master à plus de 5000 euros, et à Nice avec des Masters à 4000 euros et plus).
- D’autre part, cela s’intègre pleinement dans l’autonomie des établissements, qui n’est en réalité que l’autonomie, voire l’autoritarisme des présidents d’établissements. Le rapport UNITI concernant l’IDEX, rendu en mars dernier, n’a pas remis en question les qualités scientifiques des sites impliqués, mais a déploré une gouvernance trop « fédérale » et qui ne donnait pas assez de pouvoir au futur président de la nouvelle entité (sur la gestion financière et le recrutement en particulier). (Si l’on regarde d’autres projets, comme celui de Paris Saclay par exemple, et dont l’ « excellence » scientifique et le rayonnement international ne font pas débat. Pourtant, le même rapport de mars concernant les attributions d’IDEX ne l’a accordé que de manière conditionnelle au site Paris Saclay, précisément pour cette même question de gouvernance.
- Enfin, le rapport IDEX déplorait également le trop grand nombre de masters, et le peu de masters susceptibles d’attirer les étudiants internationaux. Cette question n’est pas sans importance : d’une part, les étudiants internationaux, particulièrement hors UE, s’acquittent déjà dans certaines filières de droits d’inscription relativement élevés. D’autre part, réduire le nombre de Masters est un objectif depuis 1998 et le processus de Bologne, et encore plus depuis 2007 et la loi LRU : les gouvernements libéraux successifs, ici et ailleurs (l’exemple anglo-saxon est saisissant), se sont appliqués à couper l’accès aux Master et Doctorats pour en faire des filières supposément encore plus excellentes. La sélection s’est encore accrue ; et à terme, on en revient à la création de « community colleges » qui délivreront des licences à plusieurs vitesses dont toutes n’auront pas pour vocation de permettre aux étudiants de poursuivre leur cursus. Là encore, l’exemple de Paris Saclay est intéressant dans la mesure où le rapport IDEX met en avant leur mise en pratique de licences à trois vitesses : sélectives, non-sélectives et professionnelles. Attirer les étudiants étrangers pour les faire payer plus cher que les étudiants français ou européens signifie également leur offrir des conditions d’études similaires à celles qu’ils ont dans leur pays d’origine où les groupes sont souvent plus petits et les enseignants bien plus « disponibles » (même si nous le sommes normalement pour nos étudiants). Cela signifie que ces étudiants qui payent bénéficieraient de plus de services de la part d’agents publics et, par conséquent, que les ressources disponibles pour tous les étudiants seraient amputées pour ces étudiants privés.
- Evidemment, toujours dans cette quête de nouvelles sources de financement, les projets de fusion dépendront de plus en plus des investissements de mécènes privés du bassin local d’emploi (ceux-là même qui à terme définiront en accord avec les associations patronales locales les capacités d’accueil des filières en fonction des débouchés professionnels). A Toulouse, cela signifie bien sûr que les financements viendront entre autres de l’aéronautique civil et militaire – et il faut souhaiter que les transferts de technologies qui accompagnent toutes les signatures de contrats ne finissent pas par tuer la poule aux oeufs d’or en menant à terme à des délocalisations vers des pays à bas coûts de main d’oeuvre, comme les ont connues d’autres secteurs industriels.
- Toujours sur le plan des financements, il est à noter que l’IDEX aurait été, et est là où il a été attribué (et depuis 2009 déjà), une dotation non-consomptible dont les universités ne peuvent utiliser que les intérêts générés par des placements sur les marchés financiers (il est à espérer que ces placements soient suffisamment sûrs d’ailleurs). Il était également prévu que chaque euro apporté par cette dotation non-consomptible soit abondé de trois euros sur les fonds de l’établissement fusionné. Cela signifie en gros qu’on aurait pris 3 euros aux activités d’enseignement et de recherche jugées non-excellentes pour abonder chaque euro consacré aux projets labellisés IDEX (et le « saupoudrage » pour soutenir tous les projets était clairement exclu ; seuls quelques projets auraient bénéficié de ces fonds). Dans ces conditions, on comprend un peu mieux pourquoi la fronde a pris les chercheurs du site pour première cible, dans la mesure où ils semblaient incarner ce fossé entre les bénéficiaires d’un projet élitiste et anti-démocratique tandis que les autres personnels (enseignants/chercheurs et BIATSS) et les étudiants hors ces parcours auraient dû se serrer la ceinture pour leur permettre de mener à bien une poignée de projets. (Ceci dit sans mépris des projets de recherches en question soit dit en passant). Par ailleurs, il me semble que les banques auraient été les grandes gagnantes de l’opération, puisque c’est chez elles qu’on place ces fonds dont on ne touche qu’une partie des intérêts.
2. Frais d’inscription : la prochaine étape, annonce en octobre 2018.
Les diplômes d’établissement déjà très chers (progressifs selon le statut social des parents à Dauphine, 4000 euros pour les masters à Nice, 5500 euros pour un master de l’UT1). 14
Etant donné que la loi ORE a ouvert une première brèche dans le Code de l’Education tel qu’il existait jusqu’à présent, il est loin d’être farfelu d’imaginer que le gouvernement actuel envisage de parachever les réformes engagées depuis le début du processus de Bologne en 1998, et la loi LRU de 2007. Les universités sont contraintes de travailler à moyens constants (ou quasi constants, en tenant compte de l’inflation), et sont vivement « encouragées » à chercher d’autres sources de financement (valorisation du patrimoine matériel et immatériel), mais aussi frais d’inscription. Le député Le Vigoureux (LREM) a d’ailleurs posé une question sur les frais d’inscription à la Commission des Finances de l’Assemblée nationale, qui doit donner sa réponse en octobre prochain. Il y a fort à parier que la conclusion sera qu’il est indispensable d’introduire des frais d’inscription relativement faibles pour commencer (de l’ordre de 1000 euros par an par exemple, pour monter jusqu’à environ 10.000 comme en Grande-Bretagne où il a suffi de 20 ans pour passer d’un système d’enseignement supérieur gratuit à un système où les étudiants doivent prendre des emprunts pour plus de 10.000 euros par an, et où la gauche s’oppose désormais à la baisse des frais !). Les arguments qui seront avancés sont déjà connus car ils ont fait leurs preuves ailleurs : le fait de payer responsabilisera les étudiants et les découragera de s’inscrire dans un cursus juste pour avoir une carte d’étudiants sans suivre les cours ; cela accroîtra donc leur volonté et leur motivation. Un autre argument consistera à dire que les étudiants qui terminent leurs études supérieures peuvent aspirer à des positions professionnelles, et donc socio-économiques, meilleures que ceux qui n’ont pas étudié. Alors que l’enseignement et l’enseignement supérieur était jusqu’à présent un investissement de la nation dans son avenir collectif, ils deviendront des investissements privés. L’on affirmera alors qu’il est normal que ceux qui bénéficient des retombées financières de leurs études doivent payer pour l’obtenir, oubliant au passage que c’est toute la société qui bénéficie de la formation des médecins, des avocats, des enseignants… bref de ceux qui servent le public. Enfin, cerise sur le gâteau, si l’on s’applique à suivre le modèle britannique, on pourra graduellement augmenter les frais d’inscriptions jusqu’à des seuils rédhibitoires (8 000 à 10 000 euros par an), en introduisant un système de prêts garantis par l’Etat et remboursables à partir d’un certain niveau de revenu. Cela permet en outre d’arguer que le montant du prêt et son remboursement ne sont pas liés au milieu d’origine de l’étudiant, mais au milieu social qu’il parviendra à intégrer au sortir de ses études. En Grande-Bretagne, cela a en outre abouti au remplacement de toutes les bourses par des systèmes de prêts. Là encore, les grandes gagnantes sont les banques ; et le documentaire diffusé sur Arte et dans bien des assemblées générales intitulé « Etudiants, l’avenir à crédit » illustre à quel point la dette étudiante est problématique pour les individus qui traînent ces dettes, mais aussi pour les sociétés dans lesquelles ils s’insèrent. Qui voudra en effet encore exercer la médecine au tarif réglementé de la sécu s’il faut financer 10/12 ans d’études à 10.000 euros l’année ? Les enseignants-chercheurs eux-mêmes ne pourront plus se contenter du niveau de rémunération actuel (entre 2500 et 3300 Euros nets mensuels hors primes pour un MCF) s’il leur faut financer des études longues et difficiles à ces tarifs. C’est d’ailleurs pour cela que les enseignants-chercheurs titulaires américains sont payés 10 fois plus que les Français : parce qu’investir autant dans des études implique qu’on attend un retour sur investissement.
3. Le « modèle » britannique.
La sélection et l’introduction de frais d’inscription exerceront en outre une pression sur toutes les formations : laquelle acceptera de dire qu’elle ne sélectionne pas, au risque de passer pour la voiture balai qui ne prend que les « mauvais » bacheliers ? Laquelle acceptera de ne pas prélever de frais d’inscription, au risque de passer pour une formation « au rabais » et de piètre qualité ? En Grande-Bretagne encore, on assiste à un phénomène très très paradoxal. Theresa May avait laissé entendre qu’elle souhaitait baisser les frais d’inscription, mais le Labour de Jeremy Corbyn s’y est opposé au motif que cela bénéficierait essentiellement aux classes privilégiées qui auraient des dettes moins importantes à rembourser, tandis que cela accroîtrait le taux de remboursement parmi les classes les plus modestes (dans un contexte où seuls 25% des prêts contractés sont remboursés à l’heure actuelle, ce qui signifie que le gouvernement britannique continue à rembourser les 75% restants ; et donc que le contribuable britannique finance encore les banques qui fournissent ces prêts). De la même manière, il avait été envisagé de baisser les frais d’inscriptions dans les Humanités (lettres, langues, histoire…) au motif que ces études coûtent moins cher que les sciences qui ont besoin de matériel de pointe fort coûteux. Les formations d’Humanités s’y sont opposées, affirmant que cela contribuerait encore à dévaloriser leurs diplômes aux yeux du public pour qui le prix payé signifie la valeur du diplôme.
En France, l’université souffre aussi de cela : dans une société de consommation, un service quasiment gratuit est vu comme n’ayant aucune valeur, alors que des écoles privées de niveau très hétérogènes jouissent d’une bonne réputation parce qu’elles proposent des diplômes payants dont le tarif élevé suggère la haute qualité. (Cela n’est hélas pas spécifique à l’université et l’on observe le même phénomène dans la santé par exemple).
Conclusions.
Pour conclure, l’université qu’on nous promet sera fondamentalement inégalitaire. Là où, aujourd’hui, une licence dans un parcours vaut une autre licence dans le même parcours (en théorie du moins), demain, les « community colleges » à la française proposeront des sous-licences/sous-DUT comme une sorte de droit opposable à l’accès au supérieur, tandis que des universités d’élites, ou des « graduate schools » à la française offriront des formations très sélectives, sans doute très chères, qui mèneront quelques-uns jusqu’au doctorat.
On peut mentionner en passant le fait que des fuites relayées par certains syndicats (principalement la CGT et la FSU) font état d’une réforme de la formation des enseignants qui placerait les épreuves d’admissibilité du concours de professeur des écoles et du CAPES en fin de Licence, suivies par deux années de stage en tant que contractuel (avec des stagiaires payés entre 400 et 900 euros selon l’année d’inscription – M1 ou M2), puis des épreuves d’admission en fin de M2. La licence qui mènera à l’enseignement, dans cette optique, sera nécessairement présentée comme professionnalisante et sera probablement assez accessible ; la rupture entre le CAPES et l’agrégation (dans les matières que je connais), sera consommée ; elle existait depuis 2009 où les programmes ont été séparés. Les étudiants les moins bien dotés qui auront besoin de travailler rapidement se dirigeront vers cette formation, tandis que les autres pourront se payer (littéralement) le luxe d’une licence plus attractive qui leur ouvrira les portes des Masters et des Doctorats. L’Etat pourra ainsi employer des armées de vacataires ou de contractuels très précarisés qu’il pourra présenter comme titulaires de cette licence d’enseignement, en plus des reçus-collés (qui auraient validé leur Master mais échoué au CAPES) qui eux aussi représenteront un vivier important de main d’oeuvre disponible pour l’enseignement. 16
V. Bac 2021, lycée autonome et la réforme de l’université.
1. La question des statuts des enseignants (et des concours de recrutement)
Il est intéressant de noter que le « Bac 2021 » comportera de nombreuses nouvelles filières qui n’existent actuellement pas dans la nomenclature des concours de l’enseignement (humanités numériques) et qu’en langues, le parcours « langues et littératures étrangères » pourra être dispensé par un enseignant de Lettres qui aurait une certification en langues. Alors on peut se dire que la littérature, c’est la littérature ; mais il est tout de même absurde de confier l’enseignement de la littérature d’une aire culturelle différente à un enseignant qui n’y a pas été formé. (D’ailleurs, au collège, les Enseignements Pratiques Interdisciplinaires – EPI – en langues étrangères ne sont pas disciplinaires en langue : ils sont enseignés en langues étrangères, mais par des spécialistes d’autres disciplines qui eux aussi bénéficient d’une certification en langue). Je ne crois pas être corporatiste en disant qu’un enseignement en anglais doit être donné par un spécialiste des aires culturelles anglophones ; et qu’une certification ne peut guère remplacer la formation dispensée par l’Université. Mais pour une « start-up nation », cela suffit sans doute.
2. La réforme de la formation des enseignants « dans les tuyaux »
Ici pour l’analyse du groupe Jean-Pierre Vernant : voir le chapitre « Formation des enseignants : Précariser ou réformer ?
La réforme de la formation des enseignants actuellement envisagée va donc probablement introduire des concours pluridisciplinaires ; et, toujours comme en Angleterre, mener à un recours accru à des vacataires, comme dans l’enseignement supérieur d’ailleurs, qui viendront dispenser des cours en sus de leur activité professionnelle principale (souvent en tant qu’auto-entrepreneurs). En Grande-Bretagne, ces enseignements sont donnés par des enseignants en contrat zéro-heures, qui est à mon avis l’équivalent du statut d’auto-entrepreneur dans une très large mesure (en termes de précarité et de flexibilisation en tout cas). Les enseignants ont jusqu’à présent toujours refusé la bivalence, ou la polyvalence, bien qu’elle existe pour l’histoire-géo-éducation civique et dans certaines filières techniques et professionnelles.
3. La théorie du capital humain dès 15 ans.
Pour les élèves, la combinaison des parcours en majeures/mineures, de la loi ORE (et de l’application Parcoursup) et du contingentement introduit par l’amendement Grosperrin, signifiera qu’à 15 ans, en classe de Seconde, les lycéens devront faire le choix des options qu’ils souhaitent suivre afin de prévoir leur orientation dans le Supérieur. Si l’on reprend la théorie du capital humain, cela signifie que des jeunes de 15 ans devront se projeter en tant qu’acteurs économiques rationnels pesant les risques et les bénéfices des formations envisagées, ainsi que leur retour sur investissement. Quel jeune de 15 ans peut prétendre savoir ce qu’il souhaite faire du reste de sa vie ?
Le contournement de la carte scolaire et les stratégies individuelles.
Cette question signifie que tous les lycéens, et encore davantage leurs parents peut-être, vont s’appliquer encore plus qu’aujourd’hui à organiser leur stratégie scolaire pour entrer dans les meilleurs établissements, de plus en plus tôt, afin de s’assurer les meilleures chances de suivre les parcours les plus prisés au lycée. Cela renforcera encore la ségrégation sociale qui existe entre les établissements. Le ministre prétend que les établissements moins réputés pourront faire le choix de se positionner sur des majeures/mineures plus attractives, mais il faut être bien naïf pour imaginer que les lycées réputés de centre-ville ne sont pas en train de peaufiner déjà leur stratégie pour continuer à attirer les meilleurs lycéens, ceux venant des meilleurs collèges de centre-ville…
Par ailleurs, l’étude citée plus haut sur le lien entre origine sociale et orientation dans le supérieur souligne que les lycéens inscrits dans un lycée avec CPGE ont bien plus de chances de viser une CPGE eux-mêmes.
4. Autonomie des lycées, et établissements privés hors contrat.
Le gouvernement ne cache pas qu’il souhaite poursuivre l’autonomisation des lycées, et sans doute à terme des autres établissements scolaires, sur le modèle des « academies » britanniques. En parallèle, une loi a d’ores et déjà été adoptée pour terminer le travail entrepris sous le quinquennat de M. Sarkozy afin de rendre plus facile la création d’établissements privés hors contrat (tout en les soumettant à un contrôle plus efficace afin d’éviter les risques induits par le communautarisme – risques manifestes dans l’exemple anglais où certaines écoles ont proposé des cursus distincts pour garçons et filles par exemple. Ces contrôles ne règleront pas les questions du financement : soit par les parents, de l’ordre de 5000 à 10000 euros l’année, soit par des organismes privés de tous ordres). Les établissements autonomes et les établissements privés hors contrat, auraient en commun une large autonomie dans le recrutement de leurs personnels (choix, statuts, avancement de carrière, licenciements éventuels ; et sans doute sélection de leurs élèves, comme le privé sous contrat d’aujourd’hui), dans les programmes de cours, et dans leur mode de financement. Sous prétexte de permettre aux parents d’avoir une plus grande palette de « choix », on va en réalité permettre l’apparition d’établissements qui seront de moins en moins dépendants de l’Etat, et qui se rendront attractifs en arborant un vernis d’excellence avec des filières innovantes ; ce qui affaiblira encore d’autant l’enseignement public qui sera vu (comme l’université, ou même comme l’école publique l’est déjà) comme l’enseignement pour les classes populaires qui ne pourront entrer dans les autres établissements. Aux Etats-Unis, cela fait belle lurette que le système éducatif est multiple (avec des « magnet schools » gratuites, mais sélectives et autonomes proposant des programmes à destination des enfants doués, par exemple) qui laissent l’école publique en déshérence avec des enseignant(e)s (souvent des femmes) très précarisé(e)s.
Sur l’argumentaire, là encore, l’exemple britannique est éclairant : les « academies » avaient été créées sous les mandats travaillistes de T. Blair et G. Brown et avaient à l’origine pour vocation de revaloriser les établissements les plus fragiles accueillant les publics les plus défavorisés. (le rapport Borloo de fin avril 2018 propose d’ailleurs une plus grande autonomie et un plus grand lien avec l’environnement immédiat des établissements scolaires comme une partie de la solution. Depuis 2010, la philosophie de l’autonomie s’est poursuivie, mais cette fois pour être étendue à tous les établissements, et surtout pour les meilleurs, dans lesquels les acteurs privés ont envie de s’impliquer. Les parents sont invités à créer et à administrer leur école… (de la même façon qu’on a invité les citoyens à s’impliquer bénévolement dans tous les services publics locaux desquels le gouvernement s’est désengagé, comme les bibliothèques publiques). Les parents seront tentés de céder aux sirènes de l’excellence pour leurs enfants et d’affiner encore leurs stratégies d’évitement de la carte scolaire, aboutissant à une césure encore plus grande entre établissements.
Conclusions.
Par ailleurs, il est prévisible que, toujours comme dans les pays qui ont introduit ce genre de réformes, ou qui ont un système d’examen de fin de lycée similaire à celui du bac 2021, de nombreuses matières classiques seront délaissées en raison du peu de débouchés évidents qu’elles supposent à première vue : les professeurs de sciences économiques et sociales, les professeurs de sciences de la vie et de la terre, les professeurs de langues étrangères et régionales se sont tous inquiétés de l’avenir de leurs filières.
En langues le maintien des volumes horaires actuels (4h30 hebdo à partager entre deux langues en Première, puis 4h à partager entre deux langues en Terminale), sans revalorisation (hormis pour les quelques étudiants rêveurs qui se destineraient aux langues et littératures étrangères), signifie que les lycéens ne parviendront, dans leur très grande majorité, toujours pas à atteindre le niveau B du CECRL qui est exigé par de nombreuses formations universitaires. Cela signifie que pour réussir les tests (dont on a vu plus haut qu’ils risquent d’être confiés à des organismes privés mais financés sur deniers publics), les élèves et leurs parents devront financer des cours particuliers et/ou des séjours à l’étranger. Un niveau satisfaisant de certification en langue sera donc là encore socialement discriminant. Pour l’avoir, il faudra soit : avoir suivi les filières internationales ou européennes au collège – manière traditionnelle de contourner la carte scolaire ; être bilingue du fait de l’environnement familial bi-national (mais avec les « bonnes langues ») ; ou encore avoir eu les moyens de financer des cours particuliers et des séjours.
Ainsi, dans Parcoursup, même les matières qui font l’objet d’un enseignement dans le cursus des élèves deviendront socialement discriminants. Les rapports nationaux et internationaux pointent sans cesse du doigt l’inégalité qui existe dans le système éducatif français qui reproduit les élites et cause un haut niveau de stress chez les élèves. Je ne vois pas en quoi cela pourrait s’améliorer dans le système qu’on nous promet demain, où toutes les formations, du secondaire au Doctorat seront rendues plus sélectives et moins accessibles aux plus faibles.
Quelques éléments de conclusion générale.
Les réformes engagées ou déjà adoptées (par ordonnances ou en procédures accélérées) par le gouvernement actuel viennent parachever un mouvement entamé par les néolibéraux depuis les années 80, particulièrement depuis la période 2007-2012 (mais pas interrompu, encore moins remis en question lors de la séquence 2012-2017).
1. Ségrégation sociale et géographique
La privatisation de l’enseignement à tous les niveaux est facilitée par la possibilité de créer des établissements privés hors contrats plus aisément et par la volonté d’achever l’autonomie des lycées et sans doute à l’avenir des autres établissements. La réforme du baccalauréat, qui associe l’introduction d’une part non négligeable de contrôle continue et des parcours individuels en majeures/mineures menant aux choix sur Parcoursup pour un accès au Supérieur contingenté en fonction du marché du travail local signifie que les lycéens de Seconde devront se comporter en fonction de la théorie du capital humain (et espérer qu’entre leur choix de majeures/mineures et l’obtention de leur « licence », le marché du travail n’ait pas radicalement changé sous l’effet de la robotisation, de l’intelligence artificielle ou de délocalisations). Ce système hautement concurrentiel renforecera encore les stratégies de contournement de l’enseignement public, privant encore davantage les établissements scolaires publics des têtes de classes qui seront recrutés par des établissements privés et/ou sélectifs. Le sentiment de relégation de certaines catégories de la population (quartiers sensibles, ruraux) n’ira qu’en s’accroissant.
2. Casse du service public
Il est bien évident que la réforme de l’enseignement (secondaire et supérieur au moins) est étroitement lié aux autres réformes en cours (casse de la justice pour tous, réforme de la sécurité sociale où il y a fort à parier que le « reste à charge zéro » servira de cheval de Troie à un renforcement du rôle des mutuelles et assurances privées, qui amènera le système français plus près de l’américain où les salariés dépendront encore davantage de leur employeur pour leur couverture maladie – sans même parler de la privatisation de soins, comme en Grande-Bretagne où l’entreprise Virgin Care, filiale de Virgin International, assure des soins qui ne font pas l’objet d’enquêtes publiques à cause de la loi sur le secret des affaires, alors que les soins prodigués dans le secteur public sont soumis à toutes sortes d’évaluations).
3. Conséquences pour les femmes
On peut ajouter que dans le domaine de l’enseignement, les réformes de la formation et des statuts affecteront particulièrement les femmes qui représentent la majorité des enseignants ; et les mettront à la merci des chefs d’établissements autonomes puisque la plupart des chefs d’établissement sont des hommes, et que ce sont les hommes qui occupent les échelons les plus élevés des chefs d’établissements. Les réformes également prévues du statut des enseignants chercheurs ne valent guère mieux : l’accumulation des contrats de post-doctorat qui pèse déjà aujourd’hui sur de nombreux chercheurs en début de carrière, sont particulièrement néfastes pour les carrières des femmes qui doivent enchaîner ces contrats précaires à l’âge où elles pourraient envisager de fonder une famille. (pour un gouvernement qui affiche sa volonté de lutter contre les inégalités entre les femmes et les hommes, on a vu des réformes plus positives ; d’ailleurs la réforme annoncée des retraites de la fonction publique sera sans doute également très négative pour les femmes qui représentent un large cohorte parmi les fonctionnaires, en particulier de catégories B et C, mais aussi A pour les enseignants par exemple).
Ce sont donc bien tous les services publics qui sont attaqués, et les Français, qui sont peut-être séduits à l’heure actuelle par les discours populistes sur les baisses de charges et d’impôts (taxe d’habitation par exemple) ne sont pas encore conscients que moins de cotisations, de taxes et d’impôts, c’est aussi moins d’argent pour financer leurs services publics quasiment gratuits, et qu’il leur faudra payer bien plus cher des services moins bons rendus par le privé sous couvert de délégation de service public.