Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
11 mars 2023 6 11 /03 /mars /2023 06:01

Rendons à Marx ce qui est à Marx, qui n'a pas dit : “ La religion est l'opium du peuple ” mais “ La religion est le soupir de la créature accablée, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'un état de chose où il n'est point d'esprit. Elle est un opium pour le peuple. ” Un peu la même chose mais en beaucoup mieux.

 

“ Que diable allait-il faire en cette galère ? ” Ce n'est pas de Molière (Les Fourberies de Scapin, 1671) mais de Cyrano de Bergerac (Le Pédant joué, 1645, une des premières comédies écrites en prose).

 

Richard III ne hurle pas “ Un cheval ! Un cheval ! Mon royaume pour un cheval ! ” pour se sauver, mais pour se battre, comme l'a expliqué Henri Fluchère, l'un des plus fins anglicistes français, mort en 1987. La légende veut que Jean Vilar, jouant cette scène, entendit un spectateur crier depuis le poulailler “ Un âne ne te suffirait pas ? ”, ce à quoi il répondit : “ Mais si, Monsieur, descendez donc… ”

 

Sartre n'a jamais écrit “ Il ne faut pas désespérer Billancourt ”. Il a même fait dire le contraire à un de ses personnages dans Nekrassov. Un personnage douteux se fait passer pour un dissident venu d'URSS. Il crache son cynisme à la figure d'une militante communiste : “ Je veux détruire le communisme en Occident. Quant à tes ouvriers, qu'ils soient de Billancourt ou de Moscou... Je fais toujours le contraire de ce qu'on attend de moi. Je trouverai des slogans terribles. Désespérons Billancourt. ”

 

Une phrase de Sartre a fait trembler parce que mal citée : “ Jamais nous n'avons été plus libres que sous l'occupation allemande. ” Il fallait lire la suite : “ Nous avions perdu tous nos droits et d'abord celui de parler ; on nous insultait en face chaque jour et il fallait nous taire ; on nous déportait en masse comme travailleurs, comme Juifs, comme prisonniers politiques ; partout sur les murs, dans les journaux, sur l'écran, nous retrouvions cet immonde et fade visage que nos oppresseurs voulaient nous donner de nous-mêmes ; à cause de tout cela, nous étions libres. ”

 

On ne cite pas toujours comme il faut la célèbre phrase de Simone de Beauvoir qui ouvre le tome 2 du Deuxième Sexe. On rencontre souvent : On ne naît pas femme, on le devient ”, alors qu'il s'agit de “ On ne naît pas femme : on le devient. ” La différence n'est pas considérable mais elle est signifiante. Quant à Érasme, dans son traité sur l'éducation des enfants, il écrira “ On ne naît pas homme, on le devient ”. Homme étant à prendre ici dans le sens d'être humain.

 

Le Britannique Lord Acton, historien et homme politique libéral dans le bon sens du terme, est bien l'auteur de : “ Le pouvoir tend à corrompre et le pouvoir absolu corrompt absolument ”. Á propos des États-Unis, il a écrit en 1908 : “ Tous les gouvernements dans lesquels domine un principe dégénèrent du fait de son excès. ” Acton avait personnellementt souffert de l'intolérance car, catholique, il n'avait pu intégrer Cambridge.

 

Antoine Boulay de la Meurthe est complètement inconnu de moi, et peut-être de vous. Nous avons tort. Conseiller d'État, proche de Napoléon qui, par parenthèse, n'a jamais dit que l'Angleterre était une nation de boutiquiers, il est l'ancêtre des Chodron de Courcel. Donc de Bernadette Chirac. Tout de même ! Il est l'auteur de cette phrase magnifique : “ C'est pire qu'un crime, c'est une faute. ” Mais il arrive qu'une citation soit phagocytée par plus connu que moins connu. Alors Boulay dut s'effacer derrière Chateaubriand apprenant l'exécution du duc d'Enghien (après cette exécution sommaire, Talleyrand se fendit d'un “ Bah, ce sont les affaires… ”), et aussi Arletty : “ Fermer les maisons closes, c'est pire qu'un crime, c'est un pléonasme. ”

 

Dans ce droit fil, “ La tolérance, il y a des maisons pour ça ” est bien de Paul Claudel. Il détestait le verbe “ tolérer ”, “ ignoble ” à ses yeux. Jules Renard raconte un repas en compagnie de l'auteur du Soulier de satin :

 

“ Il parle du mal que l'affaire Dreyfus nous fait à l'étranger. Cet homme intelligent, ce poète sent le prêtre rageur et de sang âcre.

– Mais la tolérance, lui dis-je.

– Il y a des maisons pour ça, répond-il. ”

 

Le vers le plus connu de Lamartine “ Ô temps ! suspends ton vol... ” est un emprunt grossier à Antoine-Léonard Thomas, académicien français, poète et critique littéraire qui dans “ L'Ode sur le temps ” écrivit en 1762, soixante-deux ans avant Lamartine : “ Ô temps, suspends ton vol, respecte ma jeunesse… [Je m'en souviens comme si c'était hier : cours de français, récitation. “ Gensane, au tableau ”. Ça n'a pas raté : “ Ô lac, suspends ton vol… ”]

 

Rien à voir. La phrase attribuée à Lénine : “ Les capitalistes sont si bêtes qu'ils nous vendront jusqu'à la corde qui va servir à les pendre ” est un faux. Desalmand et Stalloni expliquent le succès de ce faux en ce qu'il exprime avec force l'idée que l'argent n'a pas d'odeur. Persuadé que le système capitaliste allait s'effondrer, victime de ses contradictions et de l'avancée du socialisme, Lénine était prêt à signer des accords tactiques avec le capitalisme.

 

Pour Nietzsche, pas de problème, “ Dieu est mort ! ”. Il l'a écrit au moins quatre fois. “ Nous l'avons tué, vous et moi, nous sommes ses assassins. ”

 

On en rira encore dans 100 ans : “ […] Kant, dont Jean-Baptiste Botul a montré aux néo-kantiens du Paraguay que leur héros était un faux abstrait, un pur esprit de pur apparence ”. Pauvre, méprisable et ridicule Bernard-Henri Lévy qui inventa, non pas une citation banale, mais un auteur inexistant qui ne pouvait être que philosophe comme lui. Agrégé de philosophie, journaliste au Canard Enchaîné, Frédéric Pagès publia en 1999, aux Éditions Mille et une nuits, sous la signature de Jean-Baptiste Botul, une Vie sexuelle d'Emmanuel Kant, dont tout le monde, à part B-H L, sait qu'il n'en eut pas. Ce qui ne l'empêcha pas de disserter sur la sexualité comme s'il avait été cardinal. Pour Kant, le sexe ne devait servir qu'à la conservation de l'espèce, sûrement pas au plaisir. Il n'en fallait pas plus à Pagès pour écrire un livre canular sur huit conférences que Botul aurait données à des fanatiques allemands de Kant qui, après la guerre, se seraient réfugiés au Paraguay où ils auraient fondé la communauté de Nueva Königsberg. 

 

 

 

Citons, citons ! (2)
Partager cet article
Repost0
10 mars 2023 5 10 /03 /mars /2023 06:01

Pour et avant d'écrire, il faut avoir beaucoup lu. Lire, c'est s'imprégner et, parce qu'on aime et qu'on veut rendre hommage, on en vient à citer. Il y a deux sortes de citateur : ceux qui ont beaucoup lu, se sont beaucoup cultivés et dont les citations enrichissent naturellement leurs propres textes (je ne vise personne, regardez-moi). Et puis ceux qui n'ont quasiment rien lu et qui ne font que rapporter des pièces maladroitement, un peu comme s'ils fixaient un pot d'échappement de Mercedes sur une 2 CV.

 

Selon Valéry Larbaud, le vrai citateur fait à la fois preuve de vanité et de générosité : il a l'illusion de se hisser à la hauteur de celui qu'il cite – ce qui occasionne une jouissance non feinte – et il a la volonté de faire partager “ son admiration et son plaisir ”, quitte à en “ faire parade ”.

 

Le problème est que, souvent et sans même le savoir, on malmène ceux qu'on cite, pour la simple et bonne raison que les citations les plus célèbres, une fois tombées dans le domaine public, échappent largement à leurs auteurs et sont tronquées, défigurées quand elles ne perdent pas leur sens originel. Un exemple pour une mise en bouche : Bonaparte n'a jamais prononcé le célébrissime encouragement “ Soldats ! songez que du haut de ces pyramides, quarante siècles vous contemplent ! ”. Mais comme l'a joliment écrit Philippe Beaussant (Le Roi-Soleil se lève aussi), “ l'histoire est toujours à la ressemblance de ce que nous voulons qu'elle soit ”.

 

Je vais m'aider ici – en citant sans vergogne et à tour de bras – de deux perles retrouvées au fond de ma bibliothèque : Petit inventaire des citations malmenées (Paris, Albin Michel, 2009) et Petit dictionnaire des vraies fausses citations (Paris, Albin Michel 2011) de Paul Desalmand et Yves Stalloni. Deux immenses érudits, fous de la langue française.

 

Je ne connais pas Stalloni mais, dans les années 1980,  j'ai bien connu Paul Desalmand qui enseignait à l'École normale supérieur d'Abidjan quand j'exerçais pour ma part à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines. Avec quelques autres, nous nous retrouvions tous les matins à la Cafet' du Département de linguistique. Après avoir publié une bonne quinzaine de livres, Paul nous a quittés en 2016. La phrase de lui que je préfère est peut-être : “ Il n'y a vraiment que deux choses qui puissent faire changer un être humain : un grand amour ou la lecture d'un grand livre. ”

 

Pour les auteurs, nous devons faire preuve de beaucoup de modestie en face des citations, même les plus célèbres. Souvent, elles n'ont été ni dites ni écrites et, parfois, “ elles sont passées à la postérité à cause d'un contresens fait à leur égard ou, en tout cas, d'une erreur d'interprétation. Quand elles ne sont pas complètement transfigurées. ” Il est très vraisemblable que le jeune Joseph Bara (qui illumina les livres d'histoire de mon école primaire) déclara, avant d'être tué par un royaliste car il refusait de se rendre : “ Va te faire foutre, brigand ! ”. Ce qui, dans la bouche de Robespierre à la tribune de l'Assemblée, devint “ Vive la République ! ”Les frères Goncourt inventèrent le “ Encore une minute, Monsieur le bourreau ” de la  favorite de Louis XV, la comtesse du Barry qui, face à la guillotine – mais ne la jugeons pas, qu'aurions-nous fait à sa place ? – se débattit comme une belle diablesse depuis sa cellule jusqu'à l'échafaud. Son exécution fut tellement mouvementée qu'on transporta le tranchage de têtes de la place de la Révolution (actuellement place de la Concorde) à la place de la Bastille. La citation célèbre peut-être la plus courte, le “ Merde ! ” de Cambronne fut inventée par Victor Hugo (Les Misérables) dans un lyrisme à peine boursouflé : “ L'esprit des grands jours étrangers dans cet homme inconnu à cette minute fatale. [Il] trouve le mot de Waterloo comme Rouget de Lisle trouve La Marseillaise par visitation du souffle d'en haut. ” Malin, Cambronne n'infirma ni ne confirma jamais quoi que ce soit.

 

Avec le calembour “ fiente de l'esprit ”, Hugo pose un petit problème. Il adorait les calembours. Sa définition est donnée par un de ses personnages de roman. Au chapitre 7 des Misérables, Tholomyès, futur amant de Fantine, s'adonne au calembour, son péché mignon : “ Bière qui coule n'amasse pas mousse ”, “ Festinons lentement ” (de Festina lente). Mais si le calembour est la fiente de l'esprit qui vole, c'est qu'il est tombé du ciel après avoir plané comme un oiseau et avoir laissé tomber des déjections. L'important est que la crotte soit venue du ciel. 

 

Contrairement à ce que beaucoup – moi inclus – croient, Churchill n'a pas inventé l'expression “ Rideau de fer ”, “ descendu sur l'Europe de Stettin dans la Baltique jusqu'à Trieste dans l'Adriatique ” (discours de Fulton le 5 mars 1946). Le dramaturge russe Vassili Rozanov, mort en 1919, l'utilisa dans un de ses livres en 1918. Tout comme la socialiste anglaise Ethel Snowden en 1920. Tout comme le diplomate roumain Grégoire Gafenco dans une lettre à … Winston Churchill en 1940, et tout comme Goebbels pendant la guerre (Eiserner Vorhang). Mais Churchill a bien prononcé “ Je n'ai rien à offrir que du sang et de l'effort, des larmes et de la sueur“ (blood and toil, tears and sweat).

 

“ Puisque ces mystères me dépassent, feignons d'en être l'organisateur ” a bien été écrit par Jean Cocteau (Les Mariés de la Tour Eiffel), pour mettre en scène la réaction d'un photographe face à des problèmes techniques. Un peu plus tard, Cocteau ajoutera : “ C'est notre phrase par excellence. L'homme fat trouve toujours un dernier refuge dans la responsabilité. ”

 

En s'inspirant de Chateaubriand dont il était un fervent lecteur, De Gaulle a bien prononcé “ la vieillesse est un naufrage ”, ayant en tête Pétain qui, selon lui, aurait dû quitter la scène en 1925 (il avait alors 70 ans). En revanche, l'homme du 18 juin n'a pas dit : “ La France a perdu une bataille ! Mais la France n'a pas perdu la guerre ! ” Cet exorde magnifique apparaîtra plusieurs semaines en tête d'une affiche placardée à mille exemplaires sur les murs de Londres.

 

Tout le monde le sait désormais, “ Élémentaire, mon cher Watson ” n'a jamais été mis dans la bouche de Sherlock Holmes par Arthur Conan Doyle. Petit aparté : durant mon adolescence, je me suis délecté des Aventures du brigadier Gérard, un officier de Napoléon, présenté sous un jour très favorable par le même Conan Doyle. L'illustrissime “ élémentaire ” a été inventée dans un film étasunien de 1939 The Adventures of Sherlock Holmes. On trouve quelque chose d'approchant dans Le Chien des Baskerville quand Holmes félicite, de manière un peu condescendante, son ami pour sa perspicacité (lui n'a que du génie) : “ Interesting, though Elementary ” (intéressant, quoique élémentaire). Avant cela, il avait habillé le bon docteur pour l'hiver : “ Vous n'êtes pas lumineux par vous-même ; mais je vous tiens pour un excellent conducteur de lumière. Il existe des gens qui, sans avoir du génie, possèdent le talent de le stimuler chez autrui. Je confesse, mon cher ami, que je suis votre obligé. ” 

 

“ Pour vivre heureux, vivons caché ” n'est pas de Jean de la Fontaine mais du brillant fabuliste et dramaturge Florian, que son grand-oncle Voltaire appelait Florianet. Florian ne se situait pas personnellement au niveau du “ divin ” La Fontaine, mais il avança sans complexes : “ Beaucoup de places infiniment au-dessous de la sienne [celle de La Fontaine] sont encore très belles. ” Il fut également l'inventeur de “ chacun son métier et les vaches seront bien gardées ”, “ rira bien qui rira le dernier ”, “ éclairer sa lanterne ”. Et l'inoubliable

 

“ Plaisir d'amour ne dure qu'un moment,

Chagrin d'amour dure toute la vie. ”

 

 Pas mal, non ?

 

Á propos de Voltaire, il n'a jamais écrit “ Je ne partage pas vos idées, mais je suis prêt à donner ma vie pour que vous puissiez les défendre. ” Cette phrase est de l'universitaire étasunienne Evelyne Beatrice Hall qui résumait ainsi la pensée de Voltaire, en y mettant des guillemets, dans son livre The Friends of Voltaire !

 

Il n'est pas sûr du tout que Freud, lorsqu'il débarqua pour la première fois aux États-Unis en 1909, prononça “ ils ne savent pas que nous leur apportons la peste. ” Il semble que ce soit une invention de Lacan et que, selon Élisabeth Roudinesco, Freud se serait contenté de dire : “ Ils seront surpris quand ils sauront ce que nous avons à leur dire ”.

 

Et le doux Galilée, l'inventeur de “ E pur si muove ! ” ? Mais non. Cette phrase fut inventée 100 ans après sa mort. En 1911, on l'a retrouvée sur un tableau de l'école de Murillo représentant Galilée dans le cachot d'un donjon, alors qu'il avait été assigné à résidence chez lui. Deux faux en un seul tableau !

 

“ Quand j'entends le mot culture, je sors mon révolver ” n'est pas de Göring mais figure dans une pièce de Hans Jost, un dramaturge proche des nazis : “ Wenn, ich Kultur höre, entsichere ich meinen Browning ” (“ quand j'entends le mot culture j'enlève la sécurité de mon Browning ”).

 

Elle a trahi la France mais n'a pas dit “ Ils n'ont pas de pain ? Qu'ils mangent de la brioche ”. On trouve une trace de cette phrase dans les Confessions de Rousseau en 1781. Et il faisait allusion à une anecdote qui avait eu lieu avant la naissance de la future reine.

 

(à suivre)

 

Citons, citons ! (1)
Partager cet article
Repost0
3 mars 2023 5 03 /03 /mars /2023 06:01

Il était né en 1869 dans le petit village de La Neuville-Vault, au nord de Beauvais, et mourut dans ce même village en 1958, dont il fut le maire de 1908 à 1947.

 

J’ai plaisir à l’évoquer, d’une part parce qu’il fut un écrivain talentueux (poète, romancier, critique littéraire au Mercure de France où il côtoya André Gide) et parce qu’il fut le voisin de champs du seul de mes arrière-grand-pères que j’ai connu, décédé lui aussi en 1958. Un mot sur ce paysan picard. Je crois que je n'ai jamais su quel était son prénom pour la bonne raison qu'on l'appelait “ Grand-père Demarseille ”. Sa famille était originaire de Marseille-en-Beauvaisis (dont elle portait le nom, donc – plus incrusté dans le terroir, tu meurs !), à 10 km du petit village de Bonnières où il passa toute sa vie. Pendant son service militaire, qui dura sept ans, il fut pendant quelques jours l'un des gardiens de la reine de Madagascar Ranavalo III, emprisonnée sur ordre de Galliéni. Ce fut sûrement le seul moment singulier, pour ne pas dire exotique, de son existence.

 

On appelait Philéas Lebesgue “ le poète-paysan ”. De son père, il avait hérité en 1908 d’une ferme et d’une bibliothèque fournie. Par respect pour son père, et aussi par goût personnel, il décida de partager sa vie entre l’agriculture et la culture.

 

Á l’adolescence, il fut victime d’une grave maladie (la polio, me semble-t-il) qui le cloua au lit pendant un an. Il en profita pour lire énormément et pour apprendre d’autres langues que celles acquises au lycée de Beauvais : le latin, le grec ancien et l’anglais. Il devint un phénomène linguistique : à la fin de sa vie, il comprenait au moins 16 langues étrangères – et pouvait écrire en ces langues : l’allemand, l’anglais, le danois, l’espagnol, le galicien, le gallois, le grec, l’italien, le norvégien, le polonais, le portugais, le roumain, le russe, le serbo-croate, le slovène et le tchèque. Il connaissait également le sanskrit, le breton, le provençal et, forcément, le picard (il publia une grammaire du picard du pays de Bray), langue qu’il utilisait lorsqu’il conversait avec mon aïeul qui, pour sa part, n’avait que très peu fréquenté l’école et était totalement inculte (sauf en matière d'agriculture – je me souviens de lui mangeant un peu de terre et me disant : “ ce n'est pas encore le moment de semer ”).

 

Il collabora à de nombreuses revues européennes dans les langues des pays où elles étaient publiées (espagnol, anglais, grec, serbo-croate). Passionné par la culture portugaise, il fut le premier critique littéraire français à repérer, dès 1913, le jeune Ricardo Pessoa, lui-même bilingue portugais-anglais.

 

Il entretint une immense correspondance avec, entre autres, Georges Duhamel, Pierre-Jean Jouve, Louis Pergaud, René Maran, Émile Verhaeren, Filippo Tommaso Marinetti.

 

Proche du courant symboliste, il écrivait en vers traditionnels ou libres, ses sujets favoris étant la femme, la campagne, l’ésotérisme, le machinisme agricole. Il fut également musicien et auteur de chansons, comme celles qu’il mit lui-même en musique (voir le recueil des Chansons de Margot).

 

Un jour de 1955 ou 1956, ma mère, petite-fille de l’ami de Philéas, mon père, et moi tant qu’à faire, furent invités à passer un après-midi chez le poète. J’ai gardé un souvenir assez diffus de cette séquence mémorable. J’avais été frappé par la machine à écrire que l’on voit ci-dessous et par un énorme fatras de journaux, de revues, de lettres, d’écrits de tout sorte entassés sur la table de la cuisine-salle à manger où nous étions accueillis. Et j’ai encore en mémoire la voix douce de cet homme alors âgé.

 

La famille picarde de ma mère a gardé jusqu’au bout le contact avec la fille de Philéas Lebesgue qui avait repris la ferme. Je la revois encore, âgée de 70 ans, à vélo, le vent dans le nez, entre La Neuville-Vault (L'Neuville-Weu, comme on dit en Picard) et Milly-sur-Thérain, le village de mes grands-parents maternels.

 

J'aime bien ce poème :

 

 

Mon père

Mes pas dans les tiens, mon Père,

Etouffent leur bruit mou, ce soir,

Dans la bruyère

Où tu vins si souvent t’asseoir,

Pour y bercer ton rêve austère ;

Mes pas dans les tiens,

Mon père, Je me souviens...

Voici le ruisseau, mon Père,

Où nous buvions, loin des regards,

La belle eau claire ;

Voici la prairie aux grisards ;

Voici le sentier aux fougères.

J’entends le ruisseau, Mon Père,

Dans un sanglot...

 

En photo : le poète ; mon arrière-grand-père et un de ses petits-fils (photo de Robert Gensane) ; la maison des Lebesgue.

Connaissez-vous Philéas Lebesgue ?
Connaissez-vous Philéas Lebesgue ?
Connaissez-vous Philéas Lebesgue ?
Partager cet article
Repost0
2 mars 2023 4 02 /03 /mars /2023 06:01

On se demande parfois pourquoi les Ukrainiens – les chefs et le peuple, crypto-nazis ou pas – résistent et se battent avec autant d'acharnement contre l'armée russe sur leur sol. C'est qu'ils ont peut-être encore en mémoire cet épisode atrocement douloureux de leur histoire contemporaine, raconté ici par André Larané pour Herodote.net. La vérité est toujours du côté de celui qui souffre, pensait Jean-Paul Sartre. Ici, elle est du côté de ceux qui, affamés, sont littéralement mort de faim. Je sais bien qu'il y aura toujours de beaux esprits, tels Annie Lacroix-Riz, que j'admire par ailleurs, pour affirmer que cette famine n'a pas existé. Lacroix-Riz qui, même si c'est un autre débat, est capable d'arguments bien bas pour discréditer un antagoniste, ici François Furet (passé, il est vrai, du stalinisme à l'anticommunisme le plus délirant) : “ Il faut savoir qu’il existe une Chaire François Furet à Harvard. On pense [sic] que ce dernier a pu [sic] s’acheter un luxueux appartement dans l’Ile St-Louis grâce aux généreuses primes de Harvard financées par la CIA. ”

 

Le 7 août 1932, le gouvernement de l'URSS promulgue une loi qui punit de déportation ou de mort, « tout vol ou dilapidation de la propriété socialiste », y compris le simple vol de quelques épis dans un champ.

 

Cette loi, dite « loi des épis », survient alors que les campagnes soviétiques connaissent un début de famine du fait des réquisitions forcées et plusieurs millions de paysans vont mourir de faim dans les mois suivants, principalement en Ukraine.

 

Baptisée Holodomor (« extermination par la faim » en ukrainien), cette « Grande famine » provoquée par la politique brutale de Staline, maître tout-puissant de l'Union Soviétique, a été assimilée à un génocide par le gouvernement ukrainien en 2006. Elle est depuis lors commémorée tous les 25 novembre.

 

La plupart des historiens réfutent toutefois le qualificatif de génocide car d'autres régions que l'Ukraine ont été tout autant affectées et rien ne prouve que les planificateurs soviétiques aient eu la volonté d'exterminer les Ukrainiens en particulier... 

 

 

La « dékoulakisation »

 

A la fin des années 1920, l'URSS commençait à retrouver le sourire grâce à la NEP (Nouvelle Politique Économique) et à un début de libéralisation économique. Sa production agricole et industrielle retrouve en 1927 les niveaux d'avant la Grande Guerre et la Révolution.

 

Mais Staline craint que la NEP ne favorise dans les villes et les campagnes l'avènement d'une nouvelle bourgeoisie qui pourrait un jour triompher du communisme ! Il met fin à la NEP et lance un premier plan quinquennal en vue d'industrialiser le pays.

 

Pour acheter des machines à l'étranger, il a besoin d'exporter un maximum de céréales et pour cela multiplie les réquisitions forcées chez les paysans. Ces derniers résistent en réduisant leur production et les livraisons à l'État.

 

Staline accuse les paysans aisés, surnommés « koulaks » (d'un mot russe qui désigne un prêteur sur gages), de faire obstruction à sa politique au nom de leurs intérêts particuliers. Il décide « l'élimination des koulaks en tant que classe » et l'intégration de tous les autres paysans dans de grandes fermes collectives (kolkhozes) ou fermes d'État (sovkhozes). Au prix de grandes violences, 70% des terres sont collectivisées et la « dékoulakisation » est considérée comme achevée. C'est alors qu'apparaissent les premières victimes de la faim. L'ensemble du pays est affecté mais c'est au Kazakhstan que l'on compte le plus grand nombre de morts : 1 à 1,5 million, victimes des réquisitions du gouvernement.

 

La grande famine

 

De fortes résistances à la collectivisation subsistent en Ukraine où la paysannerie a développé au fil de l'Histoire des structures comparables à celles que l'on rencontre en Occident : beaucoup de petits propriétaires attachés à leur terre, à leur pope (le curé orthodoxe) et à leur église.

 

C'est ainsi qu'en 1932, le pouvoir soviétique resserre la pression sur les paysans d'Ukraine, coupables de n'en faire qu'à leur tête et suspects de nationalisme. Les représentants du Parti multiplient les réquisitions forcées, y compris dans les fermes collectives.

 

Chacun tente de survivre. C'est alors que survient la sinistre « loi des épis » du 7 août. Elle va occasionner la déportation ou la mort de milliers de citoyens pour le vol de quelques grains ou d'une pomme de terre et permettre à l'État de s'approprier la quasi-totalité de la moisson !

 

Avec l'arrivée de l'hiver, sans surprise, survient la famine. De longues files de malheureux errent le long des routes en quête de subsistance et gagnent les villes en quête de travail et secours. Mais le gouvernement communiste ne reste pas sans réagir : à la fin décembre 1932, il institue un passeport unique pour tout le pays, avec interdiction pour quiconque de quitter son village de résidence sans autorisation du Parti !

 

Affaiblis, les gens meurent de froid et de faim dans leurs cabanes, le long des routes ou sur les trottoirs des grandes villes d'Ukraine, quand ils ne sont pas déportés sur un ordre arbitraire du Parti.

 

Beaucoup de désespérés se suicident. Un nombre non négligeable se livrent au cannibalisme, enlevant les enfants des voisins ou tuant parfois leur propre enfant pour se nourrir de leur chair. Le phénomène est si peu rare que le gouvernement fait imprimer une affiche qui proclame : « Manger son enfant est un acte barbare ! »

 

La famine ne relâche son étreinte qu'au mois de mai 1933 avec le retour des fruits et des légumes dans les jardins privés.

 

La famine occultée

 

À l'étranger, où filtrent malgré tout des informations sur la famine et les excès de la « dékoulakisation », les communistes trouvent des gens complaisants, cyniques ou naïfs pour relayer leurs mensonges sur la prospérité de l'Union soviétique et de ses habitants.

 

Le cas le plus notable est celui d'Édouard Herriot, maire de Lyon et chef du parti radical français, qui se rend en URSS à l'été 1933. Il aspire à un rapprochement entre la France et l'URSS pour contenir l'Allemagne, qui vient de tomber aux mains des nazis.

 

De ce fait, après avoir parcouru l'Ukraine en compagnie des officiels soviétiques, il déclare, péremptoire : « J'ai traversé l'Ukraine. Eh bien ! je vous affirme que je l'ai vue tel un jardin en plein rendement. » Il est vrai que les communistes ont fait ce qu'il fallait pour cela, maquillant les villages où devait passer le leader occidental.

 

La famine et son aspect intentionnel ne font plus guère débat parmi les historiens. Quant aux députés ukrainiens, ils ont voté le 28 novembre 2006 une loi affirmant que « la famine provoquée par les Soviétiques est un génocide contre le peuple ukrainien ».

 

 

 

« Grande famine » et Holodomor ukrainien 
« Grande famine » et Holodomor ukrainien 
« Grande famine » et Holodomor ukrainien 
« Grande famine » et Holodomor ukrainien 
« Grande famine » et Holodomor ukrainien 
Partager cet article
Repost0
23 février 2023 4 23 /02 /février /2023 06:01

En septembre 1939, l'invasion de la Pologne signe le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.

 

Franz Halder, chef d'état-major adjoint de l'armée de terre, est informé que les SS vont « nettoyer les Juifs et l'intelligentsia » en Pologne.

 

À la fin de 1939, Halder supervise la préparation des plans d'invasion de la France, des Pays-Bas et des Balkans. La France est vaincue en cinq semaines. Halder est promu officier général (Generaloberst). Il participe à l'élaboration de plans d'invasion de la Russie. il prévient Hitler que l'armée soviétique est loin d'être « à bout ». Sa cote internationale monte au point qu'il figure en couverture du magazine Time du 29 juin 1942. Hitler le jugeant défaitiste, il le met à la retraite en septembre 1942.

 

Le 20 juillet 1944, une conspiration menée par le colonel von Stauffenberg échoue à assassiner Hitler. Halder, qui n'a pas participé à cette tentative, est longuement interrogé. Sur de vagues soupçons, il est envoyé en camp de concentration à Flossenbürg puis à Dachau. Le 24 avril 1945, il est libéré de ses gardes SS par la Wehrmacht. Le 4 mai 1945, il se rend aux troupes des États-Unis. Il passe les deux années suivantes dans un camp comme prisonnier de guerre.

 

Il commence à travailler pour la Division historique de l'armée des EU. Il est placé à la tête d'un projet consistant à écrire l'histoire militaire de la Seconde Guerre mondiale. So principal objectif est de séparer le bon grain de la Wehrmacht de l'ivraie de la SS. Il réussit dans cette entreprise au point que le très influent historien allemand Bernd Wegner écrira en 1995 : « L’historiographie (ouest-)allemande sur la Seconde Guerre mondiale, et tout particulièrement sur la guerre germano-soviétique, pourrait avoir été pendant plus de deux décennies et même en partie jusqu’à nos jours, dans une bien plus forte mesure que nous n’en sommes généralement conscients, une historiographie des vaincus ».

 

Dans les années 1950, Halder travaille en tant que conseiller pour la reconstitution de l'armée de l'Allemagne de l'Ouest (la Bundeswehr). Il reçoit en 1961 la seconde distinction civile étasunienne (Meritorious Civilian Service Award), la médaille du mérite pour service civil rendu à la nation.

 

Il décède le 2 avril 1972 de sa mort naturelle.

 

Son Journal a été utilisé par l'historien étasunien William Shirer comme source importante de sa somme Le troisième Reich, des origines à la chute, alors que la plupart des historiens allemands avaient rejeté les conclusions de ce livre culte de 1200 pages.

 

Le parcours plutôt tranquille du bon petit soldat tranquille d'une armée aux mains propres.

 

Halder, à droite sur la photo

Connaissez-vous Franz Halder ?
Partager cet article
Repost0
21 février 2023 2 21 /02 /février /2023 06:01

Albert Algoud. Dictionnaire amoureux de Tintin. Paris, Plon (réédition), 2022.

 

Doué d'une culture générale peu commune et d'une science tintinophile exceptionnelle, Albert Algoud nous a offert un petit bijou d'amour (et d'humour).

 

Vu qu'il me reste à peine trois ans pour lire et relire les aventures de Tintin (" de 7 à 77 ans") et que je considère depuis toujours Hergé comme un des plus importants créateurs du XXe siècle, j'ai dévoré un ouvrage qui rend compte, sans œillères, précisons-le, d'un très grand nombre de facettes, d'un homme, d'une œuvre, d'un monde immensément riches, complexes, et parfois contradictoires. Et il répond avec pertinence à des questions que je m'étais plus ou moins posées (la plus brûlante étant : pourquoi Haddock, selon moi le personnage principal de la série, était-il poivrot lorsque Tintin le récupéra ?).

 

Par exemple : où sont les femmes ? Plus exactement les femmes qui, à part la Castafiore, la fleure blanche et chaste iconique, jouent un vrai rôle dans ces aventures ? Pour Algoud, il n'y en a qu'une, et elle est adultère : dans Les 7 boules de cristal, Madame Clairmont, femme d'un cinéaste revenu d'une expédition scientifique de deux ans (!), se rend seule au Music-Hall-Palace, où elle retrouve le professeur Hornet, conservateur du musée d'Histoire naturelle.

 

Hergé (dont la vie personnelle fut assez chaotique et cahoteuse, sa première femme étant et demeurant l'amie de Léon Degrelle, fondateur du parti nazi belge) et ses albums sont beaucoup plus délurés qu'on ne le croit. On n'est pas impunément le compatriote de Breughel, de Rops ou de Delvaux. Les pays où la censure est reine ne s'y sont pas trompés.  Dans les albums vendus en Iran, on ne voit jamais Haddock un verre à la main. En Turquie, il ne fume pas la pipe (une chaîne privée fut condamnée à 24 000 euros d'amende pour ne pas avoir respecté ce diktat).

 

C'est peut-être Jan Baetens, repris par Algoud, qui a le mieux analysé la dynamique interne, l'originalité textuelle de l'œuvre d'Hergé : "admettre que les péripéties d'une histoire n'épuise pas tout le système d'Hergé, c'est postuler la présence active d'une structuration différente que masque justement l'attention exclusive donnée au récit". Algoud explique ainsi pourquoi le nom du cirque Hipparque (où doit se poser la fusée de Tournesol) est transformé en " cirque du Parc" par les Dupondt :  ce n'est pas du tout le fruit d'un calembour hasardeux et médiocre. Plus généralement, on se rend compte que l'œuvre d'Hergé, dans sa totalité, est construite au millimètre près. Et si l'on ne voit pas le diable dans les détails, c'est que, par la grâce du génie créatif d'Hergé, rien n'est détail, tous les éléments importent avec la même force, mais à leur manière et à leur niveau. Ainsi, pourquoi à part Tintin à jamais glabre, 60% des personnages  importants hormis Nestor, valet de Haddock mais homme de secrets, ambigu, " présentent une pilosité faciale intéressante " (barbes, barbiches, moustaches).

 

J'ai énormément de difficultés à accepter l'hypothèse de l'auteur selon laquelle Milou est une femelle, même si tel était le nom d'une amie de cœur d'Hergé. Je serais incapable de le démontrer scientifiquement mais, pour moi, Milou est un mâle. Ne serait-ce que parce qu'il n'y a pas de personnage adjuvant femelle pour Tintin.

 

Pour finir, et pour la bonne bouche, la réponse de l'auteur à la question que je posais plus haut : pourquoi Haddock était-il alcoolique ?  Le 16 avril 1912, un vrai capitaine Haddock, commandant de l'Olympic, envoya un télégramme signalant que le Titanic avait sombré à 2 heures 20 du matin. L'Olympic était le navire-jumeau du Titanic. Né en 1907, Hergé avait cinq ans lors d'une catastrophe dont il est impossible d'imaginer à quel point elle traumatisa le monde entier (né en 1903, Orwell écrivit quelques pages très intéressantes à ce sujet). Les aventures de Tintin débutèrent en 1929. La capitaine Haddock apparut une bonne dizaine d'années plus tard. En assemblant tous les détails (sic) le concernant (ce qu'à fait Algoud), on s'aperçoit que le capitaine (le vrai ou le faux, zatizzekwechtion ?) a été anéanti par la vision des centaines de cadavres flottants dans l'océan glacial. Il en devint dépressif et alcoolique.

Note de lecture 210
Partager cet article
Repost0
7 février 2023 2 07 /02 /février /2023 06:01

 

J'ai plaisir à reproduire ici un long article d'Yves Faucoup publié dans Mediapart sur un colloque passionnant organisé à l’UFR de Psychologie (dirigée par Christine Lagabrielle), Université de Toulouse, par les étudiants et l’équipe pédagogique du master Psychologie de l’accompagnement professionnel, approches clinique et sociale (Laurent Combres, Antoine Duarte et Patricia Rossi, enseignants-chercheurs).

 

Une journée d’étude a été consacrée récemment à Toulouse aux liens entre travail, néolibéralisme et subjectivité. Le film Un autre monde a été projeté en présence du co-scénariste Olivier Gorce, suivi des interventions du psychanalyste Marie-Jean Sauret et du spécialiste de la souffrance au travail Christophe Dejours.

 

Samedi 28 janvier, l’Université Jean-Jaurès de Toulouse est déserte, comme tous les samedis, mais un amphi est bondé : 350 personnes (psychologues, médecins du travail, étudiants, anciens étudiants) participent à une journée d’étude ayant pour thème : Travail, néolibéralisme et subjectivité

 

Le néolibéralisme change-t-il nos subjectivités ?, par Christophe Dejours

 

Christophe Dejours qui a écrit sur les conditions de travail, la souffrance et la violence dans le travail, tient des propos très forts à l’encontre du néolibéralisme, son cynisme et sa cruauté.

 

Il tient au préalable à définir le néolibéralisme, selon divers auteurs et philosophes : c’est une théorie politique et sociale hantée par la lutte contre les Lumières, contre le Christianisme, le socialisme, la planification, et contre l’État-Providence. Son but est d’établir la loi du marché et la concurrence généralisée entre les humains de façon à assurer aux créateurs de richesses la liberté d’entreprendre. Le terme même liberté est inapproprié car peut-on parler de liberté quand il s‘agit de prendre le pouvoir et de s’emparer de la richesse ?

 

Pour répondre à la question de savoir si le néolibéralisme influe sur la subjectivité, c’est-à-dire le fonctionnement psychique, il faut en passer par la clinique du travail. La centralité du travail, c’est d’abord la santé (mentale, du corps), au point que, pour beaucoup, le travail devient un médiateur : ce n’est pas seulement un plaisir, c’est le moyen de construire sa santé. Mais, dans le pire des cas, il mène jusqu’au suicide. Il n’y a pas de neutralité. Il faut essayer de comprendre pourquoi ça tourne dans un sens, ou ça tourne dans l’autre. La première caractéristique de cette centralité du travail est qu’il est à « la base de l’expérimentation sociale ».  Et de ce fait « le monde du travail est la zone privilégiée d’expérimentation sociale de la domination », depuis toujours, depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui : « le néolibéralisme ne devient concrètement une domination que lorsque celle-ci a pris possession du monde du travail ». À partir de là, elle gagne tout le reste de la société à cause de cette centralité du travail. Il n’y a pas d’étanchéité entre travail et hors-travail, de sorte que lorsque je suis entraîné par le travail à restructurer, remanier ma personnalité, mon comportement, mes conduites dans le monde du travail, il est évident que cela a des incidences sur le monde extérieur, non seulement sur la famille, mais aussi sur ma civilité, et donc la société. Si vous gagnez le monde du travail, vous gagnez la société… nos adversaires le savent très bien ! Nous sommes les naïfs qui n’avons pas compris ça, cela fait pourtant longtemps qu’il en est ainsi.

 

Deuxième point, sur cette centralité du travail : c’est le programme de refondation sociale promu par le Medef à l’époque d’Ernest-Antoine Sellière qui définissait l’entreprise comme l’unité fondamentale de la société. Tout doit être calqué sur le modèle de l’entreprise. Et c’est ainsi que, pour le président Macron, il s’agit de gouverner la France comme une entreprise et de diriger les citoyens comme des salariés de son entreprise.


Le néolibéralisme dans le travail c’est le tournant gestionnaire, c’est-à-dire l’éviction de ceux qui avaient jusqu’alors la main sur l’organisation du travail : les ingénieurs et les gens de métiers. Ils tenaient la gouverne de la domination : ils n’étaient pas très tendres. Ils ont été évincés et remplacés par les gestionnaires. Ce tournant gestionnaire (la « gouvernance par les nombres » selon la formule d’Alain Supiot) se traduit par une augmentation considérable de puissances dans le monde du travail, parce qu’ils ont introduit des dispositifs d’une force extrême : l’évaluation individuelle des performances (diabolique, pire que Taylor comme mode de domination), la qualité totale, la standardisation des modes opératoires (machine à dégrader le travail bien fait), la frappe communicationnelle (la novlangue managériale, interdiction du vocabulaire ancien), la précarisation de l’emploi.

 

À l’extérieur de l’entreprise, c’est le démantèlement du Code du travail qui avait été construit par le Conseil National de la Résistance et qui a été détruit systématiquement par Macron 1, El Khomri 2, Macron 2 à partir de 2017. Et aussi dans la formation des élites où on expurge tout ce qui relève de la science du travail. C’est la stratégie de l’ignorance : les élites sont formées à ne pas savoir penser ! Dans les écoles de commerce, de management, d’ingénieurs, on n’apprend plus les sciences du travail. Idem à Polytechnique, où on n’apprend que la gestion, le management : les meilleurs terminent à Goldman Sachs, qui recrute aussi aux Ponts-et-chaussées, dans les grandes écoles françaises, bon gisement des leaders du néolibéralisme. Et dans l’enseignement secondaire, dans le programme de philosophie de terminale, où les « thèmes » avaient déjà remplacé les grand sujets philosophiques, on a vu, sous l’égide de Blanquer, la tentative de faire disparaître deux thèmes : le travail et… la psychiatrie. La mobilisation d’enseignants a empêché la suppression du thème travail.

 

Ainsi des progrès considérables ont été réalisés en matière de domination : ils iront jusqu’au bout, nettoyant tout ce qu’ils pourront dans l’enseignement. Cette opération a du succès, sauf qu’elle repose sur des bases scientifiques fausses (comme l’évaluation). Comment se fait-il que ça marche ? Tout simplement… parce que les gens le font marcher ! Pas parce qu’on l’impose : certains se précipitent, car c’est bon pour le CV, pour la carrière. On est en plein dans la servitude volontaire que dénonçait La Boétie (1548) : « la tyrannie ne peut fonctionner du seul fait du tyran, il faut que des gens se mettent au service d’un système qui pourtant nous broie ».  

 

Même si nous désapprouvons le système, nous sommes amenés à le servir. « Ce sont les ordres, on peut pas faire autrement », même les chefs disent ça. Et quand il s’agit d’évaluer, chacun est là à faire rentrer dans des cases, à faire du zèle, comme la certification dans les hôpitaux : on n’est pas d’accord, on le fait quand même. Nous nous retournons contre nous-mêmes, contre nos opinions : « et le pire de cette histoire est que, pour beaucoup d’entre nous, nous le faisons, et ça va très bien, merci ». Christophe Dejours a des mots très sévères à l’encontre des chercheurs qui participent aux travaux de l’Agence nationale d’évaluation de la recherche (AERES) qui évaluent leurs collègues sur des données fausses, le sachant, mais sans complexe. Ce qui ne les empêche pas de mener une petite vie tranquille : c’est ce qu’on appelle le clivage du moi.

 

Le clivage du moi, ceci dit en passant, c’est ce qui caractérise… le pervers sexuel. C’est très répandu même chez des gens qui ne sont pas des pervers sexuels. Cela rejoint, chez les Grecs, le concept d’acrasie, agir à l’encontre de son meilleur jugement, faiblesse de la volonté. Je sais ce qui est bien, ce qui est juste, notre sens moral est intact, et pourtant cela n’empêche pas de massacrer des subordonnés, faire des plans sociaux, mentir sur les mots, obéir, trahir la solidarité, les valeurs. Pour certains, une grosse minorité, cela provoque des conflits psychiques, angoisses, souffrance éthique : c’est dangereux pour la santé mentale.

 

Les autres continuent de servir. Comment font-ils ? Tout simplement en arrêtant de penser : alors je ne peux plus juger (cf. Hannah Arendt à propos d’Eichmann : « j’exécute les ordres »). Et c’est assez facile d’arrêter de penser. Car pour faire le bien il faut le penser. Avoir une préoccupation de l’autre, le collègue, le destinataire, le client, le malade, le bénéficiaire, mais l’autre c’est aussi l’environnement. Je pense à l’incidence de ce que je fais sur la civilisation. Si je tiens compte de l’autre, je fais des compromis avec mes intérêts, que je dois en partie sacrifier. Si j’arrête de penser,   je protège mes intérêts personnels, je glisse vers le mal et j’entre dans la compétition généralisée. Les gens se font des saloperies, tout le monde se méfie des uns des autres. Beaucoup s’en satisfont, c’est plus confortable, ils le font le mieux possible, mettant toute leur intelligence au profit du système, car faire le bien c’est compliqué : ça demande des arbitrages, des jugements, des compromis, des remaniements.

 

La clinique est cruelle : elle nous fait découvrir combien c’est la servitude volontaire qui permet à la tyrannie néolibérale et gestionnaire de fonctionner. En même temps, il y a ambiguïté dans ce clivage acrasique : il faut le dire, « cela permet aux gens de ne pas tomber malades », c’est une stratégie de défense.

 

« Le Bien nait des penchants les plus vils »

 

Christophe Dejours montre alors d’où vient le néolibéralisme : ce n’est pas la nature, ce n’est pas un état de fait, cela a été pensé par des décisions humaines. Le néolibéralisme est pensé contre la bonté, l’assistance à autrui, la pitié, toutes notions défavorables à l’économie. Les préceptes des néolibéraux (élaborés par des savants, des économistes, des sociologues, des psychologues) sont les suivants : « la vertu morale produit une science pauvre et malheureuse », « l’égoïsme produit la prospérité universelle ». Il ne faut pas s’en remettre à la morale et aux religions mais à la science. Le marché, si on le laisse faire, atteint les fins visées par la morale et la religion. L’égoïsme est méprisable mais il produit davantage d’effets moraux que ceux qui prétendent agir pour faire le bien. C’est la “ Fable des abeilles ” de Bernard Mandeville et sa querelle du luxe (XVIIIe siècle) : « le Bien nait des penchants les plus vils », les vices de chacun contribuent au bonheur collectif. C’est aussi Milton Friedman et la recherche de son propre intérêt, Adam Smith avec « la main invisible » du marché, et Hayek qui considère qu’une dictature peut être plus libérale qu’une démocratie.

 

Avec le néolibéralisme, le chômage a explosé, l’emploi s’est précarisé, le but étant que tout le monde évolue entre chômage et emplois incertains. Les individus sans travail sont privés de la reconnaissance qui est un élément fondamental de la construction de l’identité. Pathologie des chômeurs de longue durée (toxicomanie, alcoolisme, décompensation psychologiques et somatiques) et tentative de compenser ce manque par le travail illégal, le trafic de drogue, l’exploitation sexuelle, visant à une reconnaissance par l’argent. La sublimation chez Freud le fait au profit d’activités socialement utiles, tandis que le néolibéralisme laisse faire la pulsion antisociale, la main invisible du marché rétablira l’ordre social. Or les gens privés de travail sont privés du droit de sublimer.


 

C’est le syndrome des banlieues, accroissement de la violence, radicalisation, intégrisme et terrorisme : il ne s’agit pas d’affirmations en l’air, mais de pièces étudiées dans les dossiers des parquets. Dans le djihadisme il y a une promesse d’accomplissement de soi, d’être vraiment reconnu, que la société néolibérale n’offre pas. La subjectivité, ici, est dans la sublimation de la mort (on le voit dans les dossiers : amour de la mort, destruction de la démocratie, de la vie, des femmes), l’idéalisation d’un futur. Tous les intégrismes sont au service de la destruction des autres et de soi. La sublimation chez Freud, c’est au service de la vie, de la culture, c’est honorer la vie.

 

À la question « est-ce que le néolibéralisme est susceptible de transformer la subjectivité », Christophe Dejours répond tel qu’il le comprend aujourd’hui sachant que cela doit être débattu : « en sapant les conditions de possibilité de la sublimation, le néolibéralisme est contre la sublimation, la pensée néolibérale est un appauvrissement de la subjectivité et une limitation de l’accomplissement de soi (…) il agit de façon très puissante sur la subjectivité de nos contemporains ». Mais il importe de préciser que le néolibéralisme ne crée pas ce clivage acrasique ex-nihilo. Ce n’est pas une création, c’est bien ça qui est terrible : ce clivage est présent chez chacun d’entre nous, c’est une potentialité psychique à l’intérieur de chaque être humain. « Le néolibéralisme déséquilibre la subjectivité, c’est-à-dire le fonctionnement psychique, en faveur de la perversion, au dépens de la civilisation, et dans la marge il crée le fanatisme, le nihilisme, et le terrorisme ».

 

J’ai interrogé Christophe Dejours sur les propos qu’il venait de tenir : il m’a précisé qu’à ce jour aucun de ses ouvrages ne s’en fait l’écho.

 

Quel fil nouent travail, subjectivité et néolibéralisme ?  par Marie-Jean Sauret 

 

Il débute son propos en direct du divan, citant les plaintes entendues : « Nous ne sommes pas des bœufs », « pas des machines », « on nous traite comme du bétail » ! Le langage humain est pouvoir de symboliser, de représenter, à ce titre il est pouvoir de création, mais il est aussi menteur : par cette opposition au sein même du langage, le sujet est divisé car la vérité se dérobe à lui. L’humain est l’animal le plus prématuré : raison pour laquelle, sans doute, il a adopté le langage et aussi la famille pour que soin et éducation lui soient procurés. C’est parce que le réel du sujet est inaccessible (« ce que l’inconscient s’efforce de chiffrer ») que l’être humain tente de s’inscrire dans une filiation et de s’interroger via la figure de Dieu (« le transcendant est une réponse à l’énigme du sujet parlant »). Par ce travail symbolique, « l’humain a quitté sa niche écologique pour habiter le discours, ce qui fait de lui une sorte d’inadapté à son environnement ». Il s’est éloigné de la nature (et de la sélection naturelle) en se fondant sur la culture (la « civilisation » dit Marie-Jean Sauret) : technique, science, art, mythes, religions, philosophie, politique, guerre. Freud a parlé de « travail de culture » et Durkheim caractérise une société par son rapport au travail.

 

L’humain, parce qu’il est parlant, est confronté au manque, et c’est ce manque qui crée le désir. C’est ce désir que le sujet vise dans le travail de culture et dans le travail tout court : « le travail participe du processus de subjectivation », et donc de l’élaboration de l’identité. Ainsi, outre ce que le travail apporte en moyens matériels (dont alimentation, vêtements, habitat), il contribue au sens de l’existence de l’individu, par son travail il se réalise lui-même. La question qui est posée par le thème de cette journée est : en quoi le néolibéralisme affecte la société, c’est-à-dire le travail lui-même et, de ce fait, la subjectivité de chacun (le désir, la solidarité) ?

 

L’humain n’a cessé de travailler et d’inventer : le marché et la techno-science, ce qui a renforcé le capitalisme. Ce dernier est un système qui tient un discours, mais l’homme ne l’habite pas, il fait avec. Selon Marx, le prolétaire, conséquence du capitalisme industriel, est réduit à ses capacités reproductives, sans discours propre, aliéné. C’est par la conscience de classe que le prolétaire investit (enfin) un discours, se situe dans le lien social et refuse de subir la vérité du capitalisme (Prolétaires de tous les pays, unissez-vous).

 

Tous les secteurs de la vie (pas seulement la consommation) sont contaminés par la promesse du discours capitaliste qui « promet de tout expliquer, tout comprendre, tout fabriquer et jouir de tout ». Partout et en tous lieux, du fait de cette promesse de jouissance (de plus-value), le sujet veut plus : savoir, construire, produire toujours plus. Donc plus (davantage) de travail. Le manque, qui est au cœur de l’être humain, pourrait être ainsi comblé par des objets manufacturés qui n’apportent jamais satisfaction tant il est vrai que le capitalisme est « un régime de frustration » (forclusion de la castration, dit Lacan). Et Marie-Jean Sauret d’asséner cette phrase sans détour : « le capitaliste ne veut pas d’argent, il veut plus d’argent » ! Et il entraîne tout le monde dans cette spirale. Sauf ceux qui dépriment et deviennent « anorexiques » de tous ces biens, pouvant aller jusqu’au suicide (mortalité la plus fréquente chez les jeunes).

 

 

Cette quête infinie est déjà inscrite dans l’idéologie des Lumières : progrès infini de la science. Le capitalisme (marché et technoscience) disqualifie toutes les valeurs qui ne sont pas marchandes : « ne compte que ce qui compte après avoir été compté ». Toutes les questions existentielles sont rejetées, mais il ne peut empêcher que les sujets s’interrogent (y compris ceux qui fabriquent la science, parfois avec angoisse, car « la science ne dit pas ce qu’il faut faire de la science »). Et c’est ainsi que se développe le scientisme prétendant répondre à la science et aux questions existentielles : religions scientistes (Scientologie, Raéliens), radicalismes paranoïaques (évangélisme, islamisme), complotismes, transhumanisme (« qui prétend nous guérir de la vie, de la mort et maintenant du travail ») et Design Intelligent (contestation de l’évolution, Dieu étant aux commandes). Et Marie-Jean Sauret d’analyser que « ces idéologies construisent une anthropologie susceptible de nous adapter au discours capitaliste », propos qui mériterait d’être proclamé haut et fort, complété par cette autre phrase percutante : nous sommes condamnés « à nous penser en entrepreneur de soi-même, en individu sans singularité, soumis aux mêmes lois économiques et bio-psycho-sociales que ses semblables, chacun se devant d’être utile, compétent, rentable, efficace, économique, durable, etc. »

 

Tout est ramené à la valeur économique, marchande du travail, à sa rentabilité. Il donne sens à l’existence, sauf pour ceux qui en sont privés, qualifiés d’inutiles, par le néolibéralisme qui s’emploie à les culpabiliser (en réduisant les indemnités de chômage) et en créant un marché des déshérités. Tandis que le capitaliste, lui, profite du système sans travailler ! La bataille pour les retraites c’est souvent un souhait de quitter un emploi aliénant et la retraite est un temps de changement d’identité (dans un monde où tout est tourné vers le travail, où l’inactif est traité de fainéant). Le paradoxe est que « la qualité de la retraite dépend de la qualité du travail qui l’a précédé ».

 

Ainsi, apparemment, « la politique s’est tout entière mise au service de l’économie ». Le sujet est réduit à une démocratie formelle : « la dimension prédatrice du système ne se dissimule plus : le capitalisme est un système de prédation (cannibale, avancent certains) profitant du surmoi de chacun pour le soumettre à l’impératif de jouissance ». Le tout « sous couvert de guérir chacun du manque » et en rejetant les « ‘choses de l’amour’ par voie de conséquence (ce qui mériterait un développement que l’on entrevoit dans le film Un autre monde) ».

 

Marie-Jean Sauret conteste la promesse d’un monde sans travail (un « fantasme »). A l’avenir, le travail disponible se réduira aux seules tâches qui ne pourront être abandonnées aux machines. Il faudra alors définir de quelle manière répartir les richesses : « un revenu universel n’y suffira pas si l’on ne sort pas du système inégalitaire qui les fabrique ». Cela suppose que l’on débatte du type de société que nous voulons : soit poursuivre dans la voie néolibérale qui suppose un déficit de démocratie, soit en sortir, seule condition pour la survie du sujet, avec des dispositifs garantissant sa singularité. Mais il y a tout lieu de parier sur le fait que les agents du néolibéralisme s’y opposeront. Il sera invoqué le fait que « l’issue par le partage et la solidarité est contrecarrée par la ‘nature humaine’ peu encline à faire des sacrifices, à partager, à renoncer à la jouissance du pouvoir ». D’ailleurs, la soumission volontaire à l’aliénation néolibérale tendrait à prouver que la nature humaine n’est pas partageuse.

 

Le psychanalyste termine son propos en invoquant un allié : le symptôme. Ce dernier, qui s’exprime par la souffrance, est le lieu de tension entre le singulier et le social : « Il a la charge d’éviter au sujet de se dissoudre dans la masse et au collectif de voler en éclats ».

 

« La tâche du clinicien est sans doute de permettre à chacun de se débarrasser de la dimension pathologique du symptôme sans renoncer à sa fonction. Cet objectif va avec la récupération de sa possibilité d’acte, de la responsabilité de sa position, de sa capacité d’aimer et de travailler. Ce sujet est le sujet qu’exigent la démocratie et l’éthique. La conception que nous en faisons est donc politique. Mais on le devine, une telle issue ne permettra la mutation que la société appelle que si chacun met le capitalisme hors de lui : s’il ne confond pas le plus de jouir avec la plus-value, s’il échappe au fantasme d’un savoir absolue et d’une jouissance qui anéantirait l’inconscient avec le désir, et s’il devenait alors capable d’opter pour les satisfactions que l’expérience de sa propre vie, au fond la seule réalité qu’il connaîtra jamais, lui offre, et lui offre de partager avec ses semblables, ceux avec lesquels « il est engagé dans une œuvre humaine »... »

 

Après son intervention, Marie-Jean Sauret m’a confié qu’il était moins optimiste que Christophe Dejours sur l’effondrement prévisible du capitalisme du fait, selon Dejours, que la science de la gestion est une supercherie inventée par de faux savants, donc par des êtres humains (et non pas par une loi naturelle) et que d’autres êtres humains pourraient déboulonner. Selon Sauret, le capitalisme fonctionne grâce à l’intervention du pouvoir politique qui adapte sans cesse la loi de sorte qu’elle serve les grands possédants. Il ne tombera pas de lui-même, il faut militer pour un changement politique, sans oublier que pour Marx l’économie a une dimension idéologique (et de citer Jean-Pierre Dupuy qui parle d’économystification). La servitude volontaire ne suffit pas à expliquer que tant de personnes continuent à servir un système qui veut tout maîtriser (machines, hommes, nature). La sublimation ne suffira pas car la prédation a contaminé tous les domaines traditionnels de la sublimation. Vision pessimiste d’un monde où l’homme cyborg et la machine auraient remplacé les individus de notre espèce, « triomphe de la pulsion de mort ». 

 

[Photos YF] 

Voir article de Bernard Gensane sur le dernier livre de MJ Sauret : Marie-Jean Sauret. Le fil politique (1991-2022).

[Á propos de Christophe Dejours, je me permets (BG) de signaler cet article de 2008 dans Le Grand Soir : https://www.legrandsoir.info/Travail-et-souffrance.html]

Billet n° 719

Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 700 et au  n° 600.

Contact : yves.faucoup.mediapart@sfr.fr ; Lien avec ma page Facebook ; Tweeter : @YvesFaucoup

 

Néolibéralisme et impact du travail sur notre psychisme
Néolibéralisme et impact du travail sur notre psychisme
Néolibéralisme et impact du travail sur notre psychisme
Néolibéralisme et impact du travail sur notre psychisme
Néolibéralisme et impact du travail sur notre psychisme
Néolibéralisme et impact du travail sur notre psychisme
Néolibéralisme et impact du travail sur notre psychisme
Partager cet article
Repost0
29 janvier 2023 7 29 /01 /janvier /2023 06:01

Du temps où j’étais en activité – je suis en retraite depuis 14 ans – c’était une prérogative des professeurs d’université, à une époque où cette fonction, ce titre, signifiaient encore quelque chose.

 

999 fois sur 1 000, cela se passait fort bien. Le directeur de thèse sollicitait des collègues en leur demandant, bien sûr, de prendre une décision rapidement. Si, durant la rédaction de la thèse, les relations entre le directeur et le candidat avaient été bonnes, le directeur pouvait fort bien demander au candidat s’il souhaitait voir figurer tel ou tel collègue dans son jury. Ou si, au contraire, il était des collègues dont il ne voulait à aucun prix.

 

Quelques semaines avant la soutenance, il était demandé à deux pré-rapporteurs, futurs membres du jury ou pas, de donner leur avis sur la soutenance à venir, un avis scientifique, cela va sans dire. Cet avis était très rarement négatif.

 

Les jurys étaient généralement composés de 4 ou 5 membres, l’obligation étant de 3. Il ne serait venu à l’idée de personne d’enquêter sur les jurés, d’évaluer, par exemple, leurs relations au directeur de thèse ou au candidat.

 

Oui, mais ça, c’était avant. Avant que l’administration prenne le pouvoir dans l’université et avant que le corps des enseignants-chercheurs devienne une espèce de ventre mou ayant peur de son ombre et étant terrorisé à l’idée de mal faire.

 

Plusieurs dérives, toutes plus imbéciles les unes que les autres car elles ne garantissent en aucun cas la qualité des travaux scientifiques, se sont faites jour ces dernières années.

 

— Dans le cadre du flicage généralisé de l’Alma Mater, tout le monde surveille tout le monde, et réciproquement. Il n’existe aucune directive du ministère en ce sens. C’est le zèle des faibles qui en est la cause. Ainsi, dans certains établissements, on va demander aux membres des jurys de fournir à l’administration un curriculum vitae. Sans mépriser qui que ce soit, je ne vois pas comment des personnels administratifs, qui ne sont pas membres de l’université car ils pourraient fort bien exercer ailleurs, dans un rectorat ou dans un collège, qui sont généralement titulaires d’un Bac + 2 ou +3, peuvent donner un avis sur des cv de 12 pages d’universitaires à Bac+ 8 ou 10, avec des listes de publications longues comme le bras et des listes de cours auxquelles on ne comprend strictement rien si l’on n’est pas de la partie. Et puis, par définition, un professeur des universités, vu son parcours en tant qu’enseignant, en tant que chercheur et en tant qu’administrateur, n’a plus à prouver quoi que ce soit à qui que ce soit.

 

— Les jurys ont inexorablement enflé : on rencontre désormais des jurys à 6, 7 ou 8 membres. Cela ne sert strictement à rien et, comme cela coûte cher en frais de déplacement, le critère principal n’est pas scientifique mais de proximité : un directeur de thèse lyonnais invitera volontiers un Stéphanois ou un Grenoblois mais réfléchira à deux fois avant de faire venir un Rennais.

 

— La parité homme-femme est une exigence absolue. Sauf… quand ce n’est pas possible, dans des spécialités très confidentielles comme la littérature cambodgienne ou la grammaire de l’hébreu. Les collègues féminines ne sauraient être en infériorité numérique par rapport aux collègues hommes. Un jury de 6 personnes devra comporter obligatoirement 2 femmes. Mais il arrive parfois ce qui doit arriver : à cause de désistements de dernière minute, des jurys se retrouvent soudain très féminisés, les hommes subissant une injustice grave. Dans certaines universités, il est par ailleurs exigé que plus de la moitié des membres soient étrangers à l’université où se tient la soutenance. Combiner ces deux critères, sexuels et géographiques, est souvent un véritable casse-tête, ce qui n’est pas grave puisque les universitaires ont désormais intériorisé le fait qu’ils doivent consacrer leur temps à ce genre de broutilles subalternes, au détriment de leurs propres travaux. Désormais, le directeur de thèse participe au jury mais ne prend pas part à la délibération. Dans l’établissement de la composition du jury, il est tout de même considéré comme membre interne.

 

— Certaines universités n’acceptent pas que plus d’un membre du jury soit en visio. Sauf, naturellement, pendant les périodes de pandémie. Deux collègues en visio seraient une catastrophe.

 

— Avant la soutenance, le principe des pré-rapports existe toujours. Mais, pour toutes sortes de raisons, l’une étant l’ego boursouflé de certains rapporteurs, ces pré-rapports, qui faisaient 5 à 10 lignes de mon temps, peuvent faire aujourd’hui 6 ou 7 pages. Quant à des rapports de soutenance de 25 pages, c’est devenu banal (2 à 5 pages de mon temps).

 

— Dans certaines universités, le candidat ne doit pas avoir entretenu des relations institutionnelles de chercheur avec un membre du jury. Un professeur ayant signé un article avec le futur docteur est automatiquement disqualifié.

 

— Un dernier mot sur les “ comités de suivi individuel ”. Ils n’existaient pas de mon temps mais ils alourdissent aujourd’hui les tâches de tout le monde et qui sont, comme on dit désormais, chronophages – et fliquantes. Ce comité veille au bon déroulement du travail du thésard pendant l’élaboration et la rédaction de sa thèse. Il évalue les conditions de l’avancée de ses travaux. Il peut formuler des recommandations ou conseils au directeur de l’école doctorale, au directeur de thèse et au doctorant lui-même. Ce comité peut également, théoriquement, prévenir toute forme de conflit ou de harcèlement entre l’étudiant et sa hiérarchie.

 

 

Comment constituer un jury de thèse

PS : J'ai sous les yeux la composition d'un jury d'HDR en psychologie. 6 membres : 5 femmes, 1 homme. L'inverse, 5 hommes et 1 femmes, on aurait entendu des cris d'orfraie jusqu'au Cap Horn. De plus, dans de nombreuses universités, un minimum d'un tiers de femmes est requis. Et je note que le professeur homme – le cinquième du jury, donc – est émérite. Il est donc retraité. A peine la cinquième roue du chariot. J'espère qu'il n'est pas aussi diminué que moi...

Partager cet article
Repost0
18 janvier 2023 3 18 /01 /janvier /2023 06:01

Serge Tisseron. Le déni ou la fabrique de l’aveuglement. Paris : Albin Michel, 2022.

 

Comme le dit fort bien le titre de l’ouvrage, lorsque nous sommes dans le déni, nous fabriquons celui-ci, volontairement ou involontairement. Mais le déni, qui est une construction, a ceci de particulier que nous sommes rarement au clair avec lui. Nous le verbalisons très peu. Le déni se situe dans une zone grise.

 

Certes, nous n’adoptons pas nécessairement la démarche extrême d’Œdipe qui se crève les yeux pour ne pas voir qu’il s’est aveuglé face à la réalité … qui lui “ crevait les yeux ”. Nous sommes plutôt des enfumeurs car nous faisons « disparaître la réalité derrière un écran d’arguments qui peuvent être valables pris chacun séparément mais qui deviennent totalement fumeux s’ils sont pris ensemble. »

 

Le déni nous installe dans un entre-deux que nous cautionnons. Serge Tisseron donne l’exemple de la personne qui fait face à l’annonce d’une maladie mortelle et qui se réfugie dans le déni : « C’est une façon de rester attaché au paysage émotionnel qui a précédé la catastrophe et de tenir à l’écart les émotions extrêmes qu’elle vit. » Pas d’histoires, pas de problèmes, en particulier dans le cas de crimes collectifs comme quand la population allemande s’est voilée la face  devant les monstruosités concentrationnaires, mais aussi dans des situations familiales banales – on sait que la tante à Jules a couché avec le facteur – ou extrêmes comme l’inceste. La première femme française victime d’inceste et qui s'est exprimée publiquement a raconté à Tisseron que, pendant les conférences données par elle à l’occasion de la sortie de son livre (Eva Thomas : Le sang des mots), il se trouvait toujours un psychiatre pour lui expliquer qu’elle prenait ses « fantasmes œdipiens » pour la réalité, et que même si son histoire était vraie, il n’y avait pas de différence pour l’esprit humain entre vivre une situation et l’imaginer. » Ah bon !

 

Tisseron évoque longuement le déni comme produit de la double contrainte (double bind). Il est intéressant de constater que le principe de la double contrainte n’a été théorisé que récemment, dans les années 1950, alors qu’Antigone, pour ne citer qu’elle, en fut victime ; sachant qu’en étant fidèle à sa famille elle risquait la mort. Des difficultés chroniques, explique Tisseron, « peuvent amener des individus à se surcompenser pour ne pas voir qu’ils souffrent d’un handicap, risquant des ruptures physiques, psychiques ou relationnelles. » Dans une relation de hiérarchie, une personne au bas de l’échelle, prisonnière d’une situation qui la désavantage et la fait souffrir, va s’installer dans le déni (« ça pourrait être pire », « ça a toujours été comme ça »), cautionnant un rapport de domination source de souffrances mentales.

 

Dans ces processus, le langage joue un rôle capital. Orwell l’avait démontré dans 1984 : il est en mutation permanente et l’arbitrarité du signe est utilisée de la manière la plus perverse qui soit (« La guerre, c’est la paix »). La novlangue du capitalisme est un instrument de domination redoutable, en particulier dans les démocraties car elle est d’une évidence tranquille. Tisseron reprend une analyse de Pierre Bourdieu (Langage et pouvoir symbolique, 2014) qui notait qu’à partir des années 2000 « les patrons, les hauts-fonctionnaires internationaux, les intellectuels médiatiques et les journalistes en vue parlaient plus volontiers de mondialisation – [“ heureuse ”, souvenons-nous] –, de flexibilité, de gouvernance, de nouvelles économies, de communautarisme et d’ethnicité que de capitalisme, de classe, d’exploitation, de domination, ou encore d’inégalité. Pour lui, il s’agissait de dénier l’existence de certains phénomènes en abandonnant l’usage des mots qui les désignent. » Le langage s’imposait ainsi comme un puissant outil au service du déni.

 

Au niveau sociétal, une technique de déni consiste à parcelliser des situations globales. Ainsi, pendant des années, des abus sexuels commis par des religieux sur des enfants ont été traités de manière individuelle, comme des faits divers isolés, non comme des faits de société, ce qui a empêché une vision collective du problème. Des dénis ont pu perdurer à échelle nationale. On pense par exemple aux massacres de Katyń. 22 000 officiers d’active et de réserve – une bonne partie de l’élite polonaise, donc – furent massacrés par des troupes soviétiques tandis que 60 000 autres étaient déportés. L’URSS parvint pendant longtemps à imputer ce forfait aux troupes nazies, en particulier durant toute la guerre froide. Il fallut attendre 1990 pour que l’URSS reconnaisse sa responsabilité. Pendant la guerre, le déni avait fonctionné d’autant plus facilement que le massacre, découvert en 1941 par les troupes allemandes, avait été dénoncé par ces mêmes troupes au début de 1943, cette révélation ayant pu être taxée d’odieuse propagande.

 

Tisseron exige pour tous le droit d’être cru, le droit de ne pas être compris, le droit d’accès à toutes les informations disponibles, le droit à la sécurité, le droit à l’égalité, le droit à ne pas se sentir coupable, le droit à la solution altruiste. Mais la protection de l’individu a désormais un ennemi qui la dévore : internet, un espace « disponible à tout moment dans lequel tout est juxtaposé [mais non hiérarchisable] et indécidable, qui aggrave le poison, c’est-à-dire l’angoisse d’un monde totalement incompréhensible et met à la portée de tous un contrepoison qui n’est finalement qu’un autre poison : des théories du complot. » Incapable de donner un sens à ce qui nous semble caché, on se demande qui est le grand Manitou qui tire les ficelles.

 

A ce livre extrêmement salutaire, je ferai une petite critique de forme. L’auteur utilise à de nombreuses reprises l’anglais “ boost/booster ”, comme verbe ou comme substantif. Comme tous les emprunts paresseux, ce terme, plaqué dans notre langue, veut dire tout et n’importe quoi. Tout et rien. Je fais donc observer à Serge Tisseron, qu’il existe une bonne dizaine de traductions possibles en français de “ booster ”. Il est fatiguant d’aller les débusquer, mais qu’est-ce qu’on gagne en précision !

Note de lecture 208
Partager cet article
Repost0
15 janvier 2023 7 15 /01 /janvier /2023 06:01

Dans un ouvrage dont je rendrai compte incessamment sous peu (Le déni ou la fabrique de l’aveuglement), Serge Tisseron analyse la dualité qui rend la vie des enfants d’immigrés vraiment difficile :

 

« Si leurs parents sont porteurs de la nostalgie d’un monde d’avant, […] il leur est difficile de guérir de leur dualité. La rupture que leurs parents ont vécu entre en résonance chez eux avec l’effondrement précoce qu’ils ont subi et dont ils n’ont pas de représentation. Et cette résonance est encore plus forte lorsque les parents évoquent cette rupture comme l’équivalent d’un abandon par Dieu ou par le destin. Les enfants retrouvent dans ce récit non seulement l’idée d’un “ avant ” et d’un “ après ”, mais aussi celle d’une catastrophe indescriptible.

 

L’histoire de leur famille ou de leur communauté redouble et légitime leur dualité intérieure en lui donnant un sens. Alors ces enfants habillent la fracture profonde qui les habite avec les vêtements de la crise sociale, politique ou religieuse que leur communauté a traversée. Ils partent en lutte contre la violence dont eux-mêmes, leurs parents ou leur communauté ont été victimes. Ils deviennent agressifs aussi souvent qu’il leur est possible contre les membres du groupe dont ils pensent que leur propre famille ou leur propre communauté a eu à souffrir.

 

Leur objectif n’est pas d’améliorer leur sort ou celui de leurs enfants, quoi qu’ils puissent en dire. C’est de détruire un monde qui leur apparaît comme un faux monde, pour retrouver l’harmonie d’avant cette immense fracture qui les habite et dont ils pensent qu’elle habite aussi le monde. Parfois une organisation terroriste les manipule. Ils peuvent commettre des adtes extrêmes en croyant venger les humiliations et les souffrances de leurs parents, mais le moteur de leurs actes est fondamentalement endogène. »

Enfants d’immigrés : la nostalgie du monde d’avant
Partager cet article
Repost0