J’adore me plonger dans le Littré et son petit-neveu le Robert. En passant par le Centre national de Ressources textuelles et lexicales
Alors, revenons un instant sur le mot « nègre »
Au XIXe siècle, on l’utilisait déjà de manière péjorative. Ce contre quoi s’était insurgé Victor Hugo dans Bug-Jardal, roman dont il avait écrit la première mouture à 16 ans : « Nègres et mulâtres! (...) Viens-tu ici nous insulter avec ces noms odieux, inventés par le mépris des blancs? Il n'y a ici que des hommes de couleur et des noirs ». Dans Théâtre et son double, Artaud mettait en regard Blancs et Noirs de manière savoureuse : « Si nous pensons que les nègres sentent mauvais, nous ignorons que pour tout ce qui n'est pas l'Europe, c'est nous, Blancs, qui sentons mauvais. » Céline ne faisait pas dans la dentelle : « Des morceaux de la nuit tournés hystériques ! Voilà ce que c'est les nègres, moi j'vous le dis ! Enfin, des dégueulasses... des dégénérés quoi !... − Viennent-ils souvent pour vous acheter ? − Acheter ? Ah ! rendez-vous compte ! Faut les voler avant qu'ils vous volent… (Voyage au bout de la nuit)
Dans son recueil Corps perdus, Aimé Césaire faisait briller le mot nègre : « Et comme le mot soleil est un claquement de balles / et comme le mot nuit un taffetas qu'on déchire / le mot nègre / dru savez-vous / du tonnerre d'un été / que s'arrogent / des libertés incrédules. »
Au XIXe siècle, on a utilisé ce vocable d’une manière qui se voulait scientifique : un nègre blanc était un albinos de race noir, et un nègre pie était une curiosité dont l’albinisme n’était pas complet. Un botaniste avait proposé cette comparaison audacieuse : « Les nègres-pie ou tachés de blanc sur diverses parties de leur corps, ressemblent à ces panachures des pétales et feuilles de certains végétaux cultivés. » Clemenceau utilisait le mot de manière factuelle : « Des nègres se sont fait tuer au service de la cause esclavagiste, dans la grande guerre civile américaine. On vit des nègres narguer John Brown qui montait à l'échafaud pour avoir voulu délivrer la race noire de ses chaînes. » Plutôt condescendant, l’expression « parler petit nègre » date de la fin du XIXe siècle. « Au XXe siècle, on utilisa le mot nègre de manière ordurière : « noir comme dans le trou du cul d’un nègre », « à vouloir blanchir la tête d’un nègre, on perd sa lessive. » Ou péjorative : « travailler comme un nègre ». Mais aussi de manière plus gentille : « un nègre en chemise », ou – rien à voir : un panneau noir qui intercepte la lumière des projecteurs. Depuis le début du XXe siècle, un nègre est quelqu’un qui a écrit un livre qu’un autre a signé. L’anglais a deux mots : « ghost writer », écrivain fantôme, qui est neutre, et « hack writer », qui est péjoratif (qui écrit à la hache). Quarteron qui se décrivait comme un « nègre », avec des « cheveux crépus » et un « accent légèrement créole », Alexandre Dumas fut l’auteur (sic) de 650 livres. Écrits par 45 nègres, dont la tâche de certains consistait simplement à recopier les manuscrits des autres. De retour de Saint-Petersbourg où il avait courtisé la comtesse Hańska, Balzac déroba à celle-ci l’ossature, et même carrément une première mouture, de Modeste Mignon.
La « négritie » de Flaubert (le monde des Noirs) n’eut guère de succès : « Je bûche, je pioche, (...) comme la négritie en personne. »
Au XXe siècle, on broda à qui mieux-mieux sur le mot nègre. Dans Le Voyage au bout de la nuit, Céline tente de remettre au goût du jour « nègrerie » (lieu où on enferme les nègres : « La nègrerie pue sa misère, ses vanités interminables, ses résignations immondes. » Paul Morand et Marcel Aymé affectionnent « négrescent » ou « négrescant » (qui ressemble à un nègre : « Pour l'instant, les justes étaient tous noirs, noir d'ivoire, mulâtres olive, quarterons foncés, (...) métis bistres, créoles négrescents (Morand) ». « Les puants du cinéma et du porte-plume, tous métèques, négrescants, macaques épouillés de l’avant-veille (Aymé). « Négrité », comme « vietnamité » et « francité » firent long feu. Tout comme la « négrure » (état de celui qui a la peau foncée) d’Alphonse Daudet (« C’est pas la négrure, c’est pas ça qui le fait pleurer, c’est que l’imposture du vieux péché »). « Négrifier » (1939) n’a pas pris non plus.
Á l’origine, « nègre » est un adjectif qui vient du latin niger, nigra, nigrum. Un homo niger est un homme dont la peau est noire. Aucun jugement moral dans ce qui n’est qu’une simple observation. « Nègre » deviendra substantif à la fin du XVIIIe siècle. On oppose alors les nègres vivant près de l’océan – et dont beaucoup furent réduits en esclavages – aux Maures qui vivent près de la Méditerranée. « Nègre » vient du Portugais « negro », mot forgé par les Portugais lorsqu’ils abordent la côte occidentale de l’Afrique. Ce qu’expliquera Littré par la suite : « Quand les Portugais découvrirent la côte occidentale de l’Afrique, ils donnèrent aux peuples noirs qui l’habitent le nom de negro, qui signifie noir. De là vient notre mot nègre. L’usage a gardé quelque chose de cette origine. Tandis que noir se rapporte à la couleur, nègre se rapporte aussi au pays ; et l’on dit plutôt les nègres, en parlant des habitants de la côte occidentale d’Afrique, que les noirs. » Le mot est apparu dans la langue française en 1516 (son féminin « négresse » date de 1637) mais fut rare jusqu’au XVIIIe siècle. Le vocable n’était toujours pas péjoratif. Une « négresse » au XIXe siècle est une bouteille de vin rouge tandis qu’au XXe, le « nègre » est un appareil qui charge les grumes sur le chariot d’une scie mécanique.
Il commencera à le devenir vers 1800. Où l’on commence à utiliser des expressions comme « traiter comme un nègre », synonyme de « traiter comme un esclave ». Au XXe siècle, le mot devient de plus en plus souvent péjoratif. Mais pas systématiquement. « L’art nègre », la « Revue nègre » ne sont pas des expressions dépréciatives. Voir également L’anthologie nègre de Blaise Cendrars en 1921. Lorsqu’Aimé Césaire crée le concept de négritude dans les années 1930, il s’agit d’une proclamation revendicative : « Qui sommes-nous dans ce monde de Blancs », demandait-il ? Jean-Paul Sartre emboita le pas en 1949 : « Le nègre ne peut nier qu’il soit nègre ni réclamer pour lui cette abstraite humanité incolore : il est noir. Aussi est-il acculé à l’authenticité : insulté, asservi, il se redresse, il ramasse le mot de « nègre » qu’on lui a jeté comme une pierre, il se revendique comme Noir en face du Blanc, dans sa fierté. »
Nous sommes loin de Baudelaire et le proche lointain de la femme noire :
Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique
Piétinant dans la boue et cherchant l’œil hagard,
Les cocotiers absents de la superbe Afrique
Derrière la muraille immense du brouillard.
Dans son édition de 2001, le Robert dit du mot « nègre » qu’il est raciste, « sauf lorsqu’il est employé par les Noirs eux-mêmes. » Un nègre est aussi le premier d’une promotion de Saint-Cyr depuis que Mac-Mahon salua un mulâtre qui avait fait mieux que les Blancs d’un « C’est vous le Nègre ? Eh bien, continuez ! »