Tombant récemment dans une rubrique de chiens écrasés espagnols sur une histoire de
chien enragé, j’ai repensé à ce petit chef-d’œuvre de la chanson anglaise “ Mad Dogs and Englishmen ” de Noël Coward.
Cet homme, dont le nom signifiait “ poltron ”, fut un des créateurs les plus complets
du XXe siècle : auteur dramatique, compositeur, chanteur, acteur, réalisateur. Pendant la guerre, il produisit quatre des films culte du cinéma anglais : In Which We
Serve (Ceux qui servent en mer), This Happy Breed (Heureux
mortels), Blithe Spirit (L’esprit s’amuse), Brief
Encounter (Brève rencontre), réalisant les deux premiers. S’il fallait trouver en France une personnalité
artistique de sa surface, de son génie, on pourrait aller chercher du côté de Sacha Guitry, l’orientation sexuelle en moins (Coward, j’y reviendrai, était homosexuel), mais avec les mêmes idées
politiques : à droite comme il faut. Comme chez Guitry, il y avait en lui de la grâce, une très grande assurance, un réel m’as-tu-vuisme, une bonne dose de snobisme et un sens profond
de la provocation bien tempérée.
Né en 1899 dans les classes moyennes dédorées, il fréquente, jeune homme, la haute société, le
seul milieu qu’il connaîtra réellement bien et où il situera la plupart de ses pièces. Il jouira d’un succès ininterrompu jusqu’à sa mort en 1973. Nombre de ses pièces sont toujours jouées
partout en Grande-Bretagne, par des troupes d’amateurs ou de professionnels. Des centaines de ses chansons sont toujours fredonnées. Tout comme sont lus et relus ses ouvrages de poésie, de
nouvelles, son roman Pomp and Circumstance et son autobiographie en trois volumes.
Comme tout bon Anglais qui se respecte, Coward travailla pour les services secrets de son pays au début de la
Deuxième Guerre mondiale, usant de son influence auprès des États-Unis pour que ceux-ci rejoignent le théâtre des opérations le plus vite possible. Il fut anobli en 1969.
Malgré la libération des mœurs dans les années soixante, Coward ne reconnut jamais son
homosexualité (il écrivit dans son autobiographie : « Il y a encore à Worthing quelques vieilles ladies qui ne sont pas au
courant »), s’affichant ostensiblement en compagnie de femmes flamboyantes, comme Marlene Dietrich, avec qui il entretint une amitié amoureuse de plusieurs dizaines d’années. Il aima pendant
trente ans l’acteur Graham Payne, mais aussi le musicien étatsunien Ned Rorem qui, lui, n’hésita pas à évoquer ses relations avec Coward, ainsi qu’avec d’autres grands compositeurs classiques
comme Leonard Bernstein ou Samuel Barber. Coward entretint également des relations très proches avec un des fils du roi Georges V, le duc de Kent George Edward Alexander Edmund, bisexuel
revendiqué, amant entre autres, de Barbara Cartland. Lorsque le duc mourut, Coward déclara : « J’ai soudain compris que je l’aimais plus que je ne croyais. » Le célèbre
critique de théâtre Kenneth Tynan (un homme au physique épicène porté sur les relations sado-masos) le qualifia en 1953 de « célibataire invétéré », comme John Gielgud ou Ivor Novello,
lui aussi artiste aux talents très multiples.
Tout comme Guitry, Coward fut un élève médiocre, mais un parfait autodidacte, d’autant qu’il ne bénéficia pas de
l’extraordinaire milieu culturel et artistique que connut le Français. Sa mère le poussa sur les planches, si bien qu’il se retrouva sur la scène du Garrick Theatre à l’âge de 12 ans. Il joua
dans Peter Pan à l’âge de 14 ans (le chef d’œuvre de James Barrie avait été tout récemment adapté pour le théâtre) et il créa le rôle principal de la
pièce pour enfants Where the Rainbows End en 1915.
Coward se produisit sur diverses scènes durant la Première Guerre mondiale. En 1918, il rejoignit un régiment d’artistes mais
fut réformé pour cause de tuberculose latente. Il publia des nouvelles, divers articles et écrivit sa première pièce à l’âge de 18 ans. En 1920, sa pièce I’ll Leave it to You
reçut un accueil très favorable de la presse nationale. Il joua également les classiques (Le Chevalier au pilon ardent de Beaumont et Fletcher). En 1923, il connut son premier grand succès avec The Young Idea. Ses bons mots firent alors le
tour de Londres sous le nom de Noëlismes. En 1924, il rencontra son premier vrai succès de scandale avec la pièce The Vortex qui mettait en scène
une nymphomane et son fils drogué. À cette occasion, Coward fit la connaissance de l’agent de change étatsunien Jack Wilson qui deviendra son homme d’affaires et son amant. L’amour étant aveugle,
Coward accepta de se laisser plumer par ce businessman véreux et alcoolique. Suivirent
d’autres succès, en particulier Hay Fever (adapté en français sous le titre Week End). En 1925,
quatre pièce de l’auteur étaient simultanément à l’affiche dans les beaux quartiers de Londres.
Avec Coward, nous sommes loin de Brecht. Ses pièces nous montrent des belles-mères en conflit avec leurs gendres snobinards,
de l’union libre chez les riches, des aristos adultères. En 1929, Coward est l’un des auteurs les plus riches au monde avec un revenu annuel de 50 000 livres. Alors que la crise frappe le
pays, tout ce qu’il touche devient or : Bitter Sweet, une comédie musicale qui montre les coucheries d’une jeune femme avec son professeur de
musique, Cavalcade qui raconte la vie dans une famille de richards sur une période de trente ans. Dans Private
Lives, il joue avec le jeune Laurence Olivier. Craignant que sa pièce Design for Living ne soit censurée
(il y explore la bisexualité et le ménage à trois), il la fait jouer à New York.
En 1933, il écrit pour Yvonne Printemps (qui disait que Sacha Guitry ne serait raide que quand il
serait mort) l’opérette Conversation Piece qu’il monte et joue avec elle à New York et à Londres. Puis il adapte pour le théâtre une série de
nouvelles, dont Still Life, qui deviendra Brève rencontre. Juste avant la guerre, il s’intéresse enfin à la
classe ouvrière avec une pièce tragique, This Happy Breed (Cette joyeuse génération).
Pendant la guerre, il œuvre pour les services de renseignements. Le roi Georges VI souhaite le
faire anoblir, mais Churchill refuse au prétexte que Coward a écopé d’une amende de 200 livres pour avoir enfreint les règles en matière de devises. Si l’Allemagne avait envahi la
Grande-Bretagne, Coward eût été exécuté, son nom figurant sur le Livre noir des Nazis, au même titre que Virginia Woolf et Bertrand Russel. Pendant la guerre, à la demande de Churchill, il chanta
partout où combattait l’armée britannique. Il écrivit et réalisa avec David Lean In Which We Serve (Ceux qui servent en mer), un des films les mieux réussis de la période de guerre. Coward y tenait le rôle principal. Tournée avec l’aide du ministère de l’Information, cette
œuvre dramatique relatait le naufrage du contre-torpilleur HMS Kelly, commandé par Louis Mountbatten (oncle du futur duc d’Édimbourg, assassiné par
l’IRA en 1979, et dont Coward était l’ami) lors de la Bataille de Crête.
À partir de 1941, Coward connaît un immense succès avec sa pièce Blithe
Spirit, une sombre histoire de spiritisme. La pièce sera jouée à Londres sans interruption pendant six ans, et deux ans à Broadway. David Lean l’adaptera
au cinéma, avec Rex Harrison dans le rôle principal. En 1946, Coward écrit une pièce qui s’écarte de son inspiration ordinaire, Peace in Our Time. Il
reprend, en la déformant quelque peu l’expression religieuse utilisée par Neville Chamberlain le jour de la signature des Accords de Munich, « Peace FOR our time ». Dans cette pièce,
Coward imagine son pays occupé par l’Allemagne nazie.
Les années cinquante seront tout aussi prolifiques pour Coward, mais il connaît un succès
moindre. En revanche, durant les années soixante, il triomphe dans plusieurs pièces et comédies musicales, sans rien changer à son style désormais suranné. En 1966, avec A Song at
Twilight, Coward met en scène, pour la première fois officiellement, son homosexualité. La pièce, qu’il joue avec Lilli Palmer connaît un succès
considérable. Les Britanniques le considèrent désormais comme le plus grand dramaturge vivant outre-Manche.
Il est anobli en 1969. Il meurt d’une crise cardiaque en 1973. Lors de la cérémonie religieuse dans St
Martin-in-the-Fields, Gielgud et Olivier lisent quelques poèmes et Menuhin joue Bach. En 1984, la Reine Mère (son « amie », disait-elle) dévoile une stèle en son honneur dans le Coin
des Poètes de l’abbaye de Westminster.
Sa vie durant, Coward aida financièrement de jeunes collègues dans le besoin, il présida l’Orphelinat des
acteurs de 1964 à 1956. Sa générosité ne l’empêcha de quitter le Royaume-Uni dans les années cinquante pour des raisons fiscales. Il se fixa dans les Bermudes et en Suisse. D’autres célébrités
anglaises suivront son exemple : David Niven,
Richard Burton et Elizabeth Taylor, Julie Andrews et Blake Edwards, Ian Fleming et sa femme.
Politiquement, il se situa dans le camp conservateur, tout en sachant se montrer critique
vis-à-vis de certaines prises de position importantes. Il fut ainsi hostile à la politique d’apaisement de Chamberlain. Il fut naturellement contre tout engagement politique dans le théâtre.
« Le théâtre est un lieu merveilleux, un palais d’étrange enchantement, le temple des illusions », disait-il, tout en déployant sa vision très conservatrice des choses dans This
Happy Breed. Comme Sacha Guitry, il incarnait souvent sur scène des personnages accoutrés d’une robe de chambre à pois, un fume-cigarettes aux doigts. Il
se décrivait alors comme un « Chinois décadent ravagé par la drogue ». Il aimait offrir au public l’image que le public avait de lui : « Je me la jouais comme un fou. Je
faisais tout ce qu’on attendait de moi. Ça faisait partie du boulot. » Dans le milieu, on l’appelait “ Le Maître ”. Au départ, c’était une blague, et puis c’est devenu vrai. Comme
le reconnaissait ici Richard Burton : link
Il parlait sur un rythme très saccadé parce que sa mère était à moitié sourde. Ce staccato lui permettait de se
faire mieux comprendre et, accessoirement, d’éliminer le léger zozotement dont il était affecté.
Lors du 70ème anniversaire de l’artiste, Lord Mountbatten lui rendit hommage en ces
termes : « Il y a sûrement de plus grands peintres que Noël, de plus grands romanciers que Noël, de plus grands librettistes, de plus grands compositeurs, de plus grands chanteurs,
de plus grands danseurs, de plus grands comédiens, de plus grands tragédiens, de plus grands producteurs, de plus grands metteurs en scène, de plus grands artistes de cabaret, de plus grandes
vedettes de télévision. Si c’est le cas, il s’agit alors de quatorze personnes différentes. Un seul homme a pu regrouper ces quatorze différentes catégories – Le Maître. » Dans les
années trente, un esprit aussi fin que Cyril Conolly sous-évalua gravement les dons de Coward. Il vit en ses pièces des œuvres « périssables », prêtes à « tourner » comme le
lait en vingt-quatre heures. Il fallut attendre les années soixante pour que sa profondeur fût reconnue. Le Times le plaça au niveau de Sheridan,
d’Oscar Wilde ou George-Bernard Shaw.
Les Anglais fredonneront encore ses chansons dans cent ans. Paul McCartney l’a enregistré (“ A Room with a View ”),
tout comme Sting ou Elton John.
Son théâtre n’avait rien à voir avec le sien, et pourtant Harold Pinter (que Coward avait soutenu
financièrement) fut un grand admirateur de son aîné. On a pu dire que le « bavardage elliptique » de l’auteur du Retour devait beaucoup aux
« dialogues stylisés » de Coward.
J’en viens pour finir à la chanson “ Mad Dogs and Englishmen ”. Pour qualifier leur
patriotisme extrême, leur nationalisme débridé, la supériorité de leur race, les Anglais convaincus qu’ils sont les meilleurs ont forgé le mot jingoism. Avec cette chanson, nous y sommes en plein. Écrite en 1931, de tête, sans instrument de musique et même sans papier ni crayon, la chanson fut interprétée pour la première fois
en public par la chanteuse canadienne Beatrice Lillie (qu’on peu écouter ici link). La plupart des couplets commencent par « Mad dogs
and Englishmen go out in the midday sun » (les chiens fous et les Anglais se promènent sous le soleil de midi), une phrase devenue aussi célèbre que « J’ai deux amours, mon pays et
Paris » ou « C’est si bon ».
La supériorité de l’homme blanc est évidente : les « indigènes sont chagrinés » de voir les
Blancs quitter leur case en plein midi, l’Anglais ne craint pas les rayons ultraviolets, les Chinois n’osent pas sortir, les Japonais n’y pensent même pas, « les Hindous et les Argentins
dorment profondément de midi à une heure ». Les Anglais sont « efféminés » mais « indifférents à la chaleur ». L’auteur fait le tour du monde, plus exactement celui d’un
empire où le soleil ne se couchait jamais et où le colon est inébranlable. Mais « fou ». Car cette chanson, qui affirme une supériorité, laisse clairement entendre que le prix à payer
pour régner sur le monde fut une forme d’aliénation. D’autant que la plupart des colons venaient des marges des Îles Britanniques : Galles, Écosse, Irlande.
In tropical climes
There are certain times
Of day
When all the citizens retire
To take their clothes off and perspire.
It's one of those rules
That the greatest fools
Obey,
Because the sun is far too sultry
And one must avoid its ultry
Violet ray.
The natives grieve
When the white men leave
Their huts.
Because they're obviously,
Definitely
Nuts.
Mad Dogs & Englishmen
Go out in the midday sun.
The Japanese don't care to,
The Chinese wouldn't dare to,
Hindus and Argentines
Sleep firmly from twelve to one,
But Englishmen
Detest a
Siesta.
In the Philippines
They have lovely screens
To protect you from the glare.
In the Malay states
There are hats like plates
Which the Britishers won't wear.
At twelve noon
The natives swoon,
And no further work is done,
But mad dogs and Englishmen
Go out in the midday sun!
Such a surprise
For the eastern eyes
To see,
That though the English are effete,
They're quite impervious to heat.
When the white man rides
Every native hides
In glee.
Because the simple creatures hope he
Will impale his solar topee
On a tree.
It seems such a shame
When the English claim
The Earth,
That they give rise
To such hilarity
And mirth.
Ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha,
Hoo, hoo, hoo, hoo, hoo, hoo, hoo, hoo,
He, he, he, he, he, he, he, he,
Hm, hm, hm, hm, hm, hm.
Mad dogs and Englishmen
Go out in the midday sun.
The toughest Burmese bandit
Can never understand it.
In Rangoon
The heat of noon
Is just what the natives shun,
They put their Scotch
Or Rye down
And lie down.
In a jungle town
Where the sun beats down
To the rage of man and beast,
The English garb
Of the English sahib
Merely gets a bit more creased.
In Bangkok
At twleve'o'clock
They foam at the mouth and run,
But mad dogs and Englishmen
Go out in the midday sun.
Mad dogs and Englishmen
Go out in the midday sun.
The smallest Malay rabbit
Deplores this foolish habit.
In Hong Kong
They strike a gong
And fire off a noonday gun
To reprimand
Each inmate
Who's in late.
In the Mangrove swamps
Where the python romps
There is peace from twelve to two,
Even caribous
Lie around and snooze,
For there's nothing else to do.
In Bengal,
To move at all
Is seldom if ever done.
But mad dogs and Englishmen
Go out in the midday
Out in the midday
Out in the midday
Out in the midday
Out in the midday
Out in the midday
Out in the midday sun!
La chanson est interprétée par Coward lui-même ici : link