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29 décembre 2019 7 29 /12 /décembre /2019 06:25

 

Jérôme Garcin. Le dernier hiver du Cid. Paris : Gallimard, 2019

 

 

J’avais onze ans lorsque Gérard Philipe, le plus doué, le plus lumineux des acteurs de sa génération, fut foudroyé en quelques semaines par un mal qu’on ne savait guérir à l’époque : un méchant  et rarissime carcénome au foie. Dans le grand public, dans la profession, personne ne connaissait la gravité de la maladie du Cid. Lui-même avait été préservé par son médecin et sa femme qui lui avaient fait croire à une simple amibiase qu’une banale opération dégagerait sans peine. Une convalescence de quelques semaines et tout serait oublié.

 

C’est dire le choc que nous vécûmes tous lorsque disparut, à l’âge de trente six ans, cette figure extraordinaire du théâtre et du cinéma français, cet éternel jeune homme, sublime figure du romantisme à la française admirée dans le monde entier, cet artiste qui se projetait loin devant (“ je jouerai telle pièce dans vingt ans, j’aurais l’âge ", disait-il), mais aussi ce combattant infatigable des droits des artistes (il avait fondé le SFA, affilié à la CGT, et était proche du parti communiste français). Il envisageait d’incarner Raúl Castro dans un film à venir. Pour lui, le théâtre avait une dimension sociale, comme toutes les questions artistiques.

 

D’aucuns reprochent à Jérôme Garcin sa position mandarinale dans l’édition française. Je ne partage pas cette critique peut-être fondée, l’important pour moi étant qu’il écrive des livres de grande qualité. Par ailleurs, d’avoir épousé la fille de l’acteur (qui fut orpheline à l’âge de cinq ans alors qu’il perdit son frère jumeau à l’âge de six ans) lui a sûrement permis de connaître un privé auquel les meilleurs historiens n’auraient pu accéder. Mais même sans cette relation privilégiée, l’auteur du Syndrome de Garcin ou de Bleus horizons, qui honora sobrement son frère avec Olivier, aurait su mettre en pleine lumière l’aura de l’acteur en la replaçant avec grande justesse dans le contexte artistique, et aussi social et historique des années quarante et cinquante. Avec une erreur : Gérard Philipe ne put connaître le ravalement de Paris qui débuta en 1963.

 

La mort avait “frappé haut” - comme l’avait proclamé, droit et lugubre Jean Vilar sur la scène du TNP - un homme qui ne demandait qu’à jouer, à plaisanter (on lui pardonne son calembour préféré :  “ Que se passe-t-il, Valda” ?), à transmettre, à aimer.

 

Il sut s’accommoder avec élégance et amour d’une étrange parentèle : une mère franco-tchèque et un père nazi, condamné à mort pour faits de collaboration (détenteur d’un ausweis permanent et d’un permis de port d’armes) et réfugié en Espagne. Gérard s’engagea dans les FFI et participa à la libération de Paris.

 

Cet acteur que l’on vit dans trente films et vingt pièces fut un citoyen exemplaire, fort bien décrit par son ami et “frère d’armes” Michel Piccoli : “Le même qui était intemporel sur l’écran et la scène, se transformait dans la vie en citoyen parfaitement responsable de ses actes. Il me fascinait par sa précision et son autorité, qui contrastaient avec la grâce impalpable de son visage juvénile. L’acteur-ludion avait une vraie conscience politique, une stature et une personnalité de passeur.”

 

Après l’opération, il put rentrer et mourir chez lui, par un matin froid de novembre, après avoir lu quelques pages des Troyennes. Une embolie foudroyante avait achevé son corps martyrisé. L’élégie de François Mauriac, dont tout le séparait, capta l’instant avec lyrisme : ”Nous devrions finir par le savoir, que les êtres charmants et jeunes meurent eux aussi, mais c’est toujours le même étonnement, le même scandale qui faisait crier de douleur jusqu’à l’austère Bossuet devant la dépouille de Madame. ”

 

Il rêvait de jouer Hamlet.

 

Note de lecture (200)
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26 novembre 2019 2 26 /11 /novembre /2019 06:24

 

 

Liliane Held-Khawam. Coup d’État planétaire. Comment une élite financière s’arroge le pouvoir absolu par la captation universelle des ressources. Éditions Réorganisation du monde. 2019.

 

 

En 2018, Liliane Held-Khawam – qui a publié une cinquantaine d'articles dans Le Grand Soir –  nous avait expliqué dans Dépossession comment l’hyper puissance d’une élite financière mettait les États et les citoyens à genoux. Avec cet ouvrage magistral, très analytique et formidablement documenté, elle va plus loin en décrivant l’instauration d’une tyrannie globale qui ne fait même plus semblant de se cacher derrière les faux-nez d’une “ démocratie ” qui n’existe plus.

 

Économiste, entrepreneur, Liliane Held-Khawam a une vraie connaissance du système de l’intérieur. Pour elle, cette tyrannie s’est installée en trois moments. Un premier stade à partir 1960, avec l’essor des pétrodollars gérés par la haute finance qui a développé les paradis fiscaux jusqu’en 1986, l’année du big bang financier consécutif à la dérégulation financière imposée par l’Acte unique européen. Le deuxième stade a duré jusqu’en 2007, avec la crise du système monétaire et financier qui a culminé dans le scandale des subprimes. Cette période fut pour LH-K celle de la mondialisation proprement dite qui a vu les structures étatiques classiques se vider de leurs pouvoirs décisionnels. Le troisième stade nous amène à aujourd’hui. Non seulement les élus ont accepté d’être dépossédés de tout pouvoir par les groupes financiers transnationaux mais ils se sont efforcés de convaincre les peuples qu’ils étaient incapables de les protéger contre les effets dévastateurs de l’endettement pensé, programmé, des États.

 

Depuis une trentaine d’année, une petite oligarchie financière s’est appropriée la presque totalité de la création monétaire, ce qui lui a permis de coordonner les flux financiers qui régentent le marché mondial, l’industrie, le commerce, l’industrie dans son ensemble. Autrefois attribut du souverain, la création monétaire était jusqu’à il y a peu l’apanage des États. Dès lors que des instances privées peuvent battre monnaie, nous sommes en pleine forfaiture anticonstitutionnelle. Les banques centrales ont juste gardé la création monétaire numéraire. L’essentiel de la monnaie a été remis aux banques commerciales. La conséquence est que « les détenteurs de la création monétaire sont dépositaires de richesse incommensurables grâce à l’endettement généralisé des sociétés. […] En transférant la création monétaire-crédit à des privés, les États se privent d’importants bénéfices, sont lestés de dettes impossibles à rembourser, et gagent leur patrimoine commun. Ils s’asservissent à l’oligarchie monétaire. » Les Etats-Unis n’échappent pas à cette règle d’airain, leur dette étant actuellement de 22 trillons de dollars.

 

 

LH-K pose une grave question : un État peut-il encore être souverain ? Vu de la droite lucide, la réponse est « non ». Ainsi, pour Marie-France Garaud, l’élection présidentielle n’a strictement aucune importance car la souveraineté repose sur quatre pouvoirs dont les États et les politiques se sont progressivement défaits : battre monnaie, décider de la paix et de la guerre, faire les lois, rendre la justice.

 

L’économie est désormais organisée en monopoles. C’est le cas, par exemple et malheureusement, de l’industrie pharmaceutique qui voit l’appât du gain passer bien avant la santé des patients. Des médicaments cessent d’être fabriqués, d’autres ne sont pas vendus car leurs prix ne sont pas assez élevés selon les trusts. Ce sont ces mêmes trusts, ou leurs lobbys,  qui tiennent la plume lorsqu’il s’agit de rédiger des lois créant des niches fiscales. Ces mêmes trusts qui ne reconnaissent pas les tribunaux nationaux ou qui les défient lorsque c’est nécessaire comme quand la multinationale Lone Pine a demandé au gouvernement canadien de lui accorder 250 millions de dollars de « réparations » pour le manque à gagner à cause du moratoire sur l’extraction du gaz de schiste dans la vallée du Saint-Laurent. On a vu des entreprises étrangères engager des poursuites contre l’augmentation du salaire minimum en Égypte ou contre la limitation des émissions toxiques au PérouPlus de 450 procédures de ce type sont actuellement en cours dans le monde. Tous les Codes du travail font l’objet d’attaques frontales.

 

Nous sommes passés, explique Liliane Held-Khawam, au stade de la mondialisation par la transformation des citoyens en consommateurs. En Europe, même pas besoin de l’idéologie thatchérienne pour cela puisque la consommation figure dans les textes officiels de l’UR : « Avec 502 millions de consommateurs depuis l’élargissement de 2007, il s’agit du plus grand marché au monde. » La chute du Mur de Berlin a coïncidé avec la fin des trente glorieuses et a permis le passage de l’internationalisation à la mondialisation, que l’UNESCO définit comme « le processus d’intégration des marchés qui résulte de la libéralisation des échanges, de l’expansion de la concurrence et des retombées des technologies de l’information et de la communication à l’échelle planétaire. » Que pour l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture la culture et la concurrence soient en parfaite symbiose, cela est tout un programme, mieux une idéologie.

 

Afin d’être partie prenante de la globalisation, les grandes entreprises vont devenir transnationales, « en se construisant indépendamment des frontières ». Elles vont se dénationaliser, « gommer ce qui les relient à leur pays d’origine ». La filiale “ française ” d’un géant étasunien installera son siège social à La Haye et payera (en fait, ne payera guère) ses impôts au Luxembourg. Toute tentative de résistance de la part des travailleurs ou des pouvoirs publics français débouchera sur une prompte délocalisation en Pologne ou au Viet Nam. Dans le cas d’un super géant comme Amazon, l'entreprise se permettra de collecter 10 fois plus de données que l’Administration, et de les revendre.

 

 

Note de lecture (199)

 

Les maîtres de ces entreprises vont s’emparer petit à petit de la gouvernance des États (sur le concept de «gouvernance » qui est loin d’être neutre, lire absolument cet article de Bernard Cassen de 2001) en devenant les partenaires privilégiés et officiels des gouvernements (les tristement célèbres PPP, partenariat public-privé, se pratiquent désormais à l’échelle mondiale). L’autrice de ce livre connaît à fond les arcanes des lobbys bruxellois, à commencer par Business Europe, organisation qui regroupe entre autres Bayer, BMW, Google, Microsoft, Shell, Total. Un lobby capable de tenir 170 réunions en trois ans avec l’élite de la Commission. Quand il y a lobby, il y a vite pub. C’est ainsi que Coca Cola sponsorise la présidence roumaine de l’UE.

 

Autre caractéristique de la globalisation : les pratiques des entreprises transnationales s’imposent progressivement aux méthodes de fonctionnement des fonctions publiques. Avec l’aide, pour ce qui nous concerne, des manitous de l’UE. Au premier chef, les social-traîtres du style Moscovici pour qui « on peut très bien avoir des services publics gérés par des entreprises privées. » Quand l’État se met à genoux devant le service privé, il se retrouve sur les genoux, comme quand il accorde – de son plein gré, n’est-ce pas ? – 205 millions d’Euros à la SNCM au moment où elle a étét privatisée par le fonds Butler Capital Partners et Veolia Transport.

 

Quoiqu’il arrive, les intérêts privés sont toujours gagnants. Les autoroutes que la classe politique gouvernante française dans son entier a privatisées représentent 15% des activités de Vinci, mais 60% de ses profits. Leurs sociétés dégagent une marge brute de 73%.

 

E la nave va. Pas forcément dans le mur…

 

 

Le blog de LH-K

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26 septembre 2018 3 26 /09 /septembre /2018 05:22

 

André Gardies. Les Lys blancs de Clara. Les Éditions Chum : Avignon 2018.

 

André Gardies, qui fut un temps lyonnais, situe son neuvième roman dans la Capitale des Gaules, du côté de la Croix Rousse, Saint-Jean, Fourrière et mon désormais cher 7èmearrondissement. Et l’on se replonge avec délices dans son univers, qui est beaucoup moins géographique que mental et esthétique. Même si, petit bémol, on est un peu déçu que cette histoire lui ait été « fournie » (selon son expression) par une amie. J’ai une légère préférence pour les textes qui sortent directement des tripes de cet auteur.

 

De très bon matin, la propriétaire d’un petit hôtel de la rue Saint-Michel à Lyon appelle le SAMU car un de ses clients vient de tomber en syncope devant la porte d’entrée. Elle diagnostique une sorte coma éthylique. Le roman raconte le retour à la conscience, à la vie, d’un homme qui est loin d’être une épave ou une victime de la société. En cela, il sera soutenu par une infirmière admirable pour qui la proximité, la parole, sont bien plus curatives que les drogues médicamenteuses.

 

On est tout de suite en présence de l’amour de Gardies pour l’humanité, de son optimisme à toute épreuve. On peut en effet douter que, dans la vraie vie, une infirmière puisse passer autant de temps, puisse déployer autant de sollicitude pour un malade. Cette légère entorse au réalisme ne saurait faire oublier l’admirable relation entre la soignante et celui qui voulait mourir, une relation spéculaire qui permet aux deux protagonistes d’entrer en eux-mêmes, de se découvrir – de manière pronominale et réfléchie – en des processus saccadés, parfois douloureux, mais avec l’insubmersible volonté de réussir. Florence l’infirmière (les Florence sont des créatrices de vie) « s’enroule au creux d’elle-même » pour faire « éclore » la force qui remonte « du fond de son corps ». Dans un premier temps, Jean le rescapé morigène sa sauveuse à qui il reproche de l’avoir sauvé : « Fallait pas me réveiller. » Mais elle sait que le « noyau dur » de la conscience assoupie du ressuscité vaut le détour. Derrière ses larmes, sa colère, il est « une souffrance enracinée dans l’âme ». Sa mémoire implicite (ce que les Anglo-Saxons appellent dynamic brain) est opérationnelle. Tout comme sa mémoire sémantique. Patiemment, Florence va attendre de pouvoir lire sur le visage de Jean une « beauté paisible » et écouter sa voix « grave et mesurée », une voix issue des profondeurs.

 

Jean se souvient qu’il exerça comme cinéaste documentaire au service cinématographique des armées. Il redécouvre ses talents de dessinateur. Mais le retour à la pleine conscience est lent, comme s’il était « rayé de lui-même ». Les bruits du monde lui parviennent désincarnés, « désancrés ». Il a peur de savoir qui il fut, de savoir ce qui a pu le pousser à se détruire. Mais il doit trouver pour porter sa croix. Dans1984 de George Orwell, un citoyen de l’ancien monde vend au héros un bloc de verre hémisphérique contenant du corail. Cette boule va servir d’intercesseur avec la conscience du monde d'avant. De même, Florence possède une « Lune de cristal » qui contient une fermière dans un paysage neigeux. Un monde intérieur, encapsulé, source d’imaginaire. La mémoire de Jean se nourrit de photos, et aussi de musique. Plus exactement de la chanson “ Clara ” de Jacques Brel :

 

Je suis mort à Paris

De m’être trop donné

Je t’aimais tant, Clara,

Je t’aimais tant.

 

Jean a connu une Clara qui a lutté en vain contre l’hépatite B qui la rongea inexorablement des mois durant. La chanson de Brel a fait revenir à la surface cette Clara aimée qu’il fut impuissant à aider et qu’il s’accuse d’avoir menée à sa perte : « Elle est morte à cause de moi. Le virus, le poison. Je l’ai contaminée. C’était moi le porteur et je l’ignorais. »

 

Florence va aider Jean à vivre avec cette culpabilité, sans pour autant s’en « défaire ». Alors sera possible un nouvel hymne à la vie pour celui qui s’était perdu et pour celle qui s’est redécouverte. Ensemble ? L’histoire ne le dit pas.

 

Note de lecture (180)
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23 mai 2018 3 23 /05 /mai /2018 05:30

Sylvie Simmons. I’m Your Man. La vie de Leonard Cohen. Édité sous la direction de Jean-Paaul Liégeois. Traduit de l’anglais par Élisabeth Domergue et Françoise Vella. Paris : L’Échappée, 2018.

 

 

 

Lorsque Bob Dylan fut distingué par un prix Nobel de littérature – qu’il alla chercher à reculons, certains estimèrent que Leonard Cohen aurait dû l’obtenir à sa place. Ne connaissant pas in extenso l’œuvre de ces deux géants de la culture populaire, je ne me prononcerai pas.

 

Cette nième biographie de Leonard Cohen arrive à point : chaleureuse mais retenue, empathique mais juste, dans la proximité mais avec suffisamment de recul pour assurer une approche objective.

 

Ne jamais oublier que Cohen n’était pas étasunien mais canadien. Il est né en 1934 dans une banlieue plutôt aisée de Montréal, son père étant un tailleur de confection haut de gamme. Sa famille se rendait à la synagogue tous les samedis. Enfant, Leonard apprit l’hébreu. Mais il faudra de longues années avant que Leonard s’imprègne vraiment de judaïsme. Adolescent, c’est plutôt l’hypnose qui le passionne. La bonne de la maison, qu'il parvint à faire se dénuder, fut sa première victime. 

 

C’est vers l’âge de quinze ans que la poésie, la musique, le sexe, la spiritualité « entrèrent en collision et fusionnèrent pour la première fois ». Á dix-sept ans, Leonard intègre l’université McGill. La littérature est sa matière favorite mais il obtient des résultats décevants. Tout comme en français. En 1955, il remporte néanmoins le premier prix d’un concours littéraire, un de ses textes étant publié dans une revue spécialisée. Déjà, l’émotion et la maturité poignent :

 

 

Encore enfant, les chrétiens m’ont raconté

Comment nous avons épinglé Jésus

Á même le bois tel un adorable papillon,

Et j’ai pleuré à l’ombre des Calvaires

Sur ces blessures de velours

Et ses pieds tendrement enlacés.

 

 

En 1956, paraît, avec l’aide de l’université McGill, un petit recueil magistral : Let Us Compare Mythologies, où l’on voit sourdre les obsessions du jeune homme pour l’amour, la religion, la poésie. Á la même époque, Leonard est entré dans une phase de grande dépression. Il s’essaie au jeûne, dans le souci ascétique de perdre du poids. Il découvre la Grèce où il achète une petite maison en 1960 tout près de Hydra. Cette demeure sera pour lui un ancrage épisodique mais essentiel.

 

Il est alors assurément nettement plus politisé que Bob Dylan. Á Cuba, attiré par la jeune expérience socialiste, il emprunte les pas de Lorca, son poète préféré. La violence le fascine: « Je voulais savoir ce que cela signifiait pour un homme de prendre les armes et de tuer d’autres hommes, et à quel point exactement cela m’attirait. C’est ce qui se rapproche le plus de la vérité. Je voulais tuer ou être tué. » Il se trouve d’ailleurs à La Havane le jour du débarquement de la Baie des Cochons.

 

Il vit à l'époque en Grèce avec la mythique Marianne mais doit se rendre longuement en Amérique du Nord pour faire bouillir la marmite.

 

Sa vie durant, une féconde réflexion sur l’inspiration le poursuivra : « Personne n’a de pensée originale. Les pensées originales surgissent et nous les revendiquons. Einstein était assez modeste pour dire que la théorie de la relativité lui était venue d’ailleurs. Nous aimons à penser que nous inventons ces choses, mais en fait elles se présentent à nous puis nous les présentons comme nôtres. » D’une chanson, il dira : « Je ne l’ai pas écrite, je l’ai subie ».

 

En 1966, il publie le roman Beautiful Losers (Les Perdants magnifiques), texte symbolique, expérimental, difficile d’accès, « excessif ». Il y voit un livre rédempteur, une « tentative de rachat de l’âme », une attaque contre toutes les divinités profanes de l’époque.

 

Après Marianne, l’égérie suivante est l’allemande Christa Päffgen, chanteuse et mannequin connue sous le nom de Nico. Elle a auparavant fréquenté Alain Delon, Brian Jones, Bob Dylan. Plus tard, elle partagera la vie de Maurice Garrel. Puis Leonard connaîtra une passion débordante pour la chanteuse et peintresse Joni Mitchell.

 

 

En 1969, Cohen fait deux rencontres « déterminantes » : la femme qui lui donnera deux enfants et l’homme qui fera de lui un moine bouddhiste. Suzanne Elrod a quinze ans de moins que Leonard. Adam, leur premier enfant, n’est pas « un enfant du hasard », selon Suzanne. Leonard, qui est très famille, est partagé entre son souci de paternité et son obligation patriarcale. Rien de tel pour le déprimer. D’autant qu’il sort à l’époque Live Songs qui ne rencontre pas le succès, même en Angleterre (le chanteur a longtemps eu plus de succès en Europe qu'en Amérique). Pour ce qui est du bouddhisme, malgré des années de pratique, de retraites et de stricte discipline, il ne cessera jamais d’être juif, estimant les deux religions compatibles.

 

Il est très ébranlé par la guerre du Kippour en octobre 1973. Il s’envole pour Tel-Aviv, volontaire pour s’engager dans l’armée israélienne (« quiconque affirme que je ne suis pas juif n’est pas juif » , chantait-il). Lucides, les autorités militaires lui demanderont de divertir les troupes. « La guerre est formidable », confie-t-il au magazine ZigZag. « C’est une des rares occasions où les gens peuvent révéler ce qu’ils ont de meilleur en eux, chaque geste est précis, chaque effort est efficace. C’est tellement économe en termes de gestes et de mouvements. »

 

Et puis, il y a l’improbable association avec le compositeur et producteur Phil Spector. L’inventeur du mur de son (un son riche, complexe, réverbéré, pris par un seul micro), qui donnera “ Da Doo Ron Ron ” ou “ River Deep Mountain High ” d’Ike et Tina Turner, où la chanteuse explose littéralement. Il en sortira Death of a Ladies’ Man, un disque que Cohen regrettera. Il faut dire que Spector lui avait interdit l’entrée des studios au moment de la post-production.

 

On sait que s’il ne devait rester qu’une chanson de Leonard Cohen, “ Hallelujah ” serait celle-là. L’originalité de ce texte est que Cohen explique que, si on écrit, c’est autant pour plaire aux femmes qu'à Dieu. Avec une plongée dans la technique : « J’ai entendu dire qu’il y avait un accord secret joué par David. Ça fait comme ça, la quarte, la quinte ». Il faudra cinq ans d’écriture à Cohen pour « harmoniser le chaos et transcender la dualité ». Et pour proposer cette merveille de chanson d’amour et de soumission :

 

 

Ta foi était forte mais tu avais besoin de preuves

Tu l’a vue se baigner sur le toit

Sa beauté et le clair de lune t’ont bouleversé

Elle t’a attaché

Á une chaise de cuisine

Elle a brisé ton trône et t’a coupé les cheveux

Et de tes lèvres elle a tiré l’Hallelujah

 

 

Devenue hymne universel, cette chanson « se prête à toutes les projections » (Bryan Appleyard). 29 millions de vue pour l’interprétation de Susan Boyle

 

Et il y eut, entre deux séances de scientologie, d’autres femmes, de vrais engagements : la photographe française Dominique Isserman, l’actrice Rebecca de Mornay, la chanteuse Anjani Thomas.

 

 

 

Leonard et Marianne

Leonard et Marianne

 

Dans les années 2000, Cohen devient réellement très populaire. Il remplit des stades. Sa tournée de 2009 sera considérée comme la meilleure de l’année et rapportera 50 millions de dollars. Heureusement car, en 2004, son impresario Kelley Lynch avait détourné la même somme. Condamnée à dix-huit mois de prison, insolvable, elle ne remboursa rien. Peu de temps auparavant, apprenant que Marianne Ihlen était au plus mal, il lui écrivit cette bouleversant missive : « Nous sommes arrivés au point où nous sommes si vieux, nos corps tombent en lambeaux, et je pense que je te rejoindrai bientôt. Sache que je suis si près derrière toi, que si tu tends la main tu peux atteindre la mienne. Et tu sais que j’ai toujours aimé ta beauté et ta sagesse et je n’ai pas besoin d’en dire plus parce que tu sais tout cela. Je veux seulement te souhaiter un très beau voyage. Au revoir ma vieille amie. Mon amour éternel. Rendez-vous au bout du chemin. » Marianne Ihlen meurt deux jours après avoir lu la lettre.

 

Leonard Cohen s'installe désormais dans la grièveté de la mort. Il confie à son rabbin que tout ce qu'il a écrit était liturgie : « Comment produire une œuvre qui touche le cœur des hommes ? Nous voulons faire preuve de sérieux les uns avec les autres avec nos amis, dans notre travail. Il y a une sorte de volupté dans la gravité. C'est quelque chose dont nous avons profondément besoin. »

 

Atteint de leucémie aigüe, il décède le 7 novembre 2016. Il est inhumé dans un cercueil en pin ordinaire aux côtés de ses parents. Au moment de partir, il souhaitait que « les choses deviennent plus claires. »

 

I've worked at my work                    J'ai travaillé à mon ouvrage

I've slept at my sleep                         J'ai dormi mon sommeil

I've died at my death                        Je suis mort à ma mort

And now I can leave                          Et maintenant je peux m'en aller

 

(“ Mission ”, Book of Longing)

 

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14 février 2018 3 14 /02 /février /2018 06:35

 

Michel Cornaton. La Guerre d’Algérie n’a pas eu lieu – Du déni à l’oubli, chronique d’une tragédie. Paris : L’Harmattan, 2018.

 

Bon, je ne vous cacherai rien : je connais Michel Cornaton depuis une petite quarantaine d’années. Nous fûmes collègues à l’Université nationale de Côte d’Ivoire, ce lointain proche où des amitiés très solides pouvaient se nouer entre expatriés. Michel est l’une des personnalités les plus singulières, les plus riches et les plus attachantes qu’il m’a été donné de rencontrer.

 

Il est l’auteur d’une œuvre importante, dans les deux acceptions du terme. Entre autre d’une étude sur les camps de regroupement en Algérie dont j’ai rendu compte ici. Dans son étude et sa dénonciation de ces camps, il s’opposa à Pierre Bourdieu, dont la démarche, ou plutôt l’absence de démarche, fut une faute grave.

 

Toutes les vies sont des romans. Á condition de savoir les raconter, c’est-à-dire de partager ce postulat de Roland Barthes selon lequel le monde a été créé pour se terminer dans un livre. Avec Michel Cornaton, nous sommes servis. Trop bien, dirais-je. Avec le volumineux récit qu’il nous fournit, il aurait pu écrire deux ouvrages. Le titre est en effet un peu trompeur car la Guerre d’Algérie, qui fut la grande affaire, la grande cause de sa vie, n’occupe en gros que la moitié du livre.

 

 

Note de lecture (175)

Michel Cornaton derrière le poète Jean Tardieu

 

 

Né dans un milieu modeste de la région de Bourg-en-Bresse, Cornaton fut tout : fils, petit-fils, écolier, séminariste, sportif de bon niveau, soldat, père de famille, travailleur en usine, professeur des universités, syndicaliste, sociologue, psychologue.

 

Il y a chez Cornaton une force intellectuelle tranquille et désarmante à laquelle je me suis frotté pendant des années à Abidjan, quand il introduit mine de rien un argument, une réflexion dans la conversation, avec humour et en soulevant, en un effort feint, des montagnes d’esprit qui désarçonnent. « Parler c’est vivre », disait Claude Halmos. Dans cette Guerre d’Algérie n’a pas eu lieu, Cornaton libère la parole, le discours et le langage dont il dénonce la « dénaturation » : « Á leur retour au pays, la plupart des deux millions de jeunes hommes enrôlés n’ont rien pu dire sur l’enfer vécu en Algérie ».

 

Pour retrouver et dire les mots de ses souvenirs – il a la chance (?) d’être hypermnésique – il a installé dans son récit un double de lui-même qu’il observe avec une distance légère. Mais avec la précision et les exigences d’un entomologue, à la recherche des « vies obscures » (Virginia Woolf) ou des « vies minuscules » (Pierre Michon). Dans le monde bressan du petit Michel, on va au cinéma (le Vox) une fois par an. Alors on en parle avant, pendant et après pendant des jours. Des cousines s’appellent Anthelmette. On écoute « La famille Duraton » grâce à Radio Luxembourg (ah ! Ded Rysel, Jean Carmet jeune…). On vibre à “ Quitte ou double ” de Zappy Max et au “ Radio Crochet ” de Jean Nohain. Au séminaire, chacun est tétanisé par le crime monstrueux de l’abbé d’Uruffe. Mais « Face au “ S ” du Scandale, la stratégie des trois “ S ”, Silence-Sacré-Secret, a parfaitement opéré. » Quant à la vie militaire, c’est « un monde du “ je ne veux pas le savoir ”, du “ marche ou crève ”, le mieux étant, une nouvelle fois, de rentrer dans sa coquille et de brancher le pilotage automatique. » Un monde où, dans les dortoirs, un muret sépare les vrais Français des FSNA (Français de souche nord-africaine). Un monde de conditionnement, de harcèlement dont on s’échappe un instant en allant voir Et Dieu créa la femme (avec « Brigitte Bardot à poil »).

 

Quant à la sale Guerre d’Algérie qui n’a jamais dit son nom (on parlait d’« événements », de « pacification »), cette horreur traumatisa à jamais Michel : 1500 condamnations à mort, « en ne comptabilisant que ceux qui eurent droit à un procès, sans que figurent non plus dans les statistiques tous ceux qui furent pendus, étranglés, jetés d’avion ou d’hélicoptère, et nombre de ceux qui furent exécutés à l’occasion des “ corvées de bois ”. Il y eut 222 hommes guillotinés [et non fusillés car ils ne s’agissait pas de soldats en guerre mais de bandits de grand chemin] entre 1956 et 1962, l’équivalent du quart de l’épuration officielle de la Seconde Guerre mondiale. Sur ces 222, les quarante-cinq premiers le furent sous la responsabilité de François Mitterrand qui, du temps où il fut Garde des sceaux, refusa systématiquement le recours en grâce. » Sans parler des prisonniers abattus en campagne d’une balle dans le dos parce qu’il fallait faire du chiffre. Chaque jour de cette guerre durant laquelle Michel parvint à ne jamais tirer sur un adversaire, dix soldats français moururent, cent furent blessés. La France officielle écrivit l’histoire de la Guerre d'Algérie avec une gomme. Par exemple, en amnistiant en 1962 les coupables d’infractions commises dans le cadre de la répression contre l’insurrection algérienne et en effaçant en 1968 toute peine pénale en lien avec la Guerre d’Algérie.

 

Cornaton retourna en Algérie pour y étudier, en vue d’une thèse, les centres de regroupement, zones où les occupants français concentrèrent des centaines de milliers de civils. Il trouva sur son chemin Pierre Bourdieu, pour qui l’Algérie était un peu une chasse gardée : « L’histoire ne m’intéresse pas. L’urgence que vous évoquez n’est pas là. Vous pouvez me dire l’intérêt d’étudier des centres de regroupement qui n’existent plus ? Les habitants en sont partis et ils n’y remettront pas les pieds. » Ce à quoi Cornaton répondit : « Ce n’est peut-être plus le cas. Je viens seulement de redécouvrir le pays et m’apprête à y retourner prochainement. Sans les rechercher particulièrement, j’ai pu apercevoir nombre de regroupements habités. Vous avez les nouveaux arrivants qui ont pris la place de ceux qui s’étaient dégroupés.  Vous avez des milliers, pour ne pas dire des millions d’Algériens qui continuent à vivre en marge de leur société. » Michel (ou son double d’écriture ?) fut alors à deux doigts de flanquer une grosse baffe dans la figure du prestigieux sociologue. Il eut, en fin de comptes, le grand mérite de soutenir, en France, la première thèse sur la Guerre d’Algérie.

 

Le négationnisme de la France officielle poursuivra Cornaton jusqu’à l’université de Lyon 2 où il sera nommé professeur et terminera sa carrière universitaire. Par une ironie dramatique dont la France a le secret, c’est dans la ville de Marc Bloch où s’est illustré Jean Moulin qu’a fleuri le pire des négationnismes. Á Lyon 1 et Lyon 3, l’établissement que la bourgeoisie lyonnaise considère comme « son » université, de manière militante, et à Lyon 2 de manière moins ostentatoire mais pas moins efficace. Dans une page très courageuse, Michel Cornaton fait le tour de la question : « Lyon a revêtu les deux aspects d’une capitale de la résistance et de la collaboration puis du révisionnisme. l’Université Claude Bernard Lyon 1 s’est empêtrée toute seule dans l’affaire de l’eugéniste Alexis Carrel, dont la Faculté de médecine portera le nom avant d’être rebaptisée Laennec, sous la pression de l’opinion publique. L’Université Lyon 3, paradoxalement nommée Jean Moulin, au moment où elle réussissait à se défaire d’une partie de ses oripeaux de la honte, n’a pas été capable de régler par elle-même la question Notin, un enseignant négationniste. Quant à Lyon 2, elle n’a rien trouvé de mieux, en 1987, que de choisir comme parrains deux Bisontins, les frères Auguste et Louis Lumière, au long passé pétainiste [et admirateurs du fascisme italien]. Le palmarès révisionniste de Lyon 2 ne manque pas d’être éloquent lui aussi : Robert Faurisson en lettres, Pierre Zind, un frère mariste enseignant en sciences de l’éducation, plus tard François Robert, un ex-collaborateur d’une revue négationniste. »

 

Malgré l'utilisation d'un double, d'un intercesseur (ou peut-être grâce à), on peut dire qu'il n'y a pas l'épaisseur d'une feuille de papier à cigarette entre l'œuvre et l'homme. Michel Cornaton ne reconstruit pas son passé : il le déconstruit pour en offrir une vision construite bourrée de sens. L'empathie qu'il éprouve pour son double est contagieuse. Comme Montaigne, c'est lui-même qu'il peint mais il n'a pas besoin d'avertir son lecteur que son œuvre est « de bonne foi ». Comme Montaigne  il « forge son âme ». Il quête ce que les Allemands appellent Erfahrung, c'est-à-dire l'expérience accumulée, et il nous en donne l'origine. Et comme son écriture est aussi précise que limpide, on sort enrichi et heureux de l'avoir lu.

 

 

Note de lecture (175)

 

Á côté de Michel Cornaton, ma fille aînée Isabelle.

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28 janvier 2018 7 28 /01 /janvier /2018 06:42

 

 

André Gardies. Derrière les ponts. Cazouls-lès-Béziers, 2017. 3e réédition.

 

Quand André Gardies tisse de nouveau les fils de sa vie jusqu’à son enfance, il brode une dentelle qui devient une toile de Bayeux. Dans cet ouvrage, qui est une troisième réédition et que l’on peut qualifier d’autofiction, il nous (se) transporte soixante-dix ans en arrière, dans une portion de France qui va de Nîmes à la Lozère, une France qui, à bien des égards et jusque dans ses moindres recoins, a survécu aux profonds bouleversements du XXe siècle.

 

Cet ouvrage commence par une fausse piste, celle des origines d’un enfant qui eut deux mères, celle de tous les jours, tangible, consolatrice vraie et celle du discours : « Celle qui faisait vibrer son cœur, qui pansait les blessures de l’âme et du corps, bref celle qu’il connaissait d’amour, la vraie pour lui, qu’il appelait Man, mais qui n’était pas la vraie, et celle qui vivait par la paroles des autres. » Malheureusement (selon moi), Gardies va laisser de côté cette dichotomie déstabilisante et inquiétante, pour écrire un autre livre, celui d’un au-delà où « tout est à vivre ». Ces souvenirs seront rapportés grâce aux yeux de l’enfant, avec quelques prises de parole d’autorité pas vraiment utiles d’un narrateur devenu soudain adulte, même si cela donne des morceaux de bravoure, comme cette superbe description de la figue, fruit autant mâle que femelle.

 

Pour moi, la grande réussite de ce récit est la création, la présence quasi permanente d’un espace-temps où l’imaginaire se développe en toute liberté, dans le grand comme dans le petit. L’enfant habitait rue Salomon Reinach, dont il n’a jamais rien su car il ne figurait pas dans le Grand Larousse. Il s’agissait pourtant d’un des puits de sciences du début du XXe siècle, anthropologie, spécialiste de l’histoire de l’art et de la religion. Il lèguera sa fabuleuse bibliothèque à la ville de Lyon qui donnera son nom à une rue située à deux pas de chez moi. La rue Reinach est aujourd’hui une rue banale, éloignée du centre de Nîmes. Il y a soixante-dix ans, c’était un peu le début du Far-West : « Elle s’achevait ou plutôt disparaissait en se transformant en chemin de terre, un peu à la manière des cours d’eau asséchés de la garrigue, au milieu des jardins ouvriers, des champs à demi incultes et des sentiers incertains bordés de ronces. » Hé oui, comme chantait Brassens lorsque le narrateur avait une quinzaine d’années, « il suffit de passer le pont/c’est tout de suite l’aventure ». S’ouvrant vers le grand et l’étrange, l’espace-temps est aussi le lieu du petit et du très familier. En témoigne ce passage original et très bien troussé où l’enfant rencontre une poignée de porte, l’âme des choses : « Ainsi de la poignée de porcelaine blanche qui commandait la porte de la cave. Lourde et pleine comme un bel œuf luisant. Il en éprouve encore aujourd’hui la densité lisse au creux de la paume. En raison du mauvais clou tordu qui l’arrimait au canon usé, elle ballottait quand il la saisissait, toute molle et ne répondait qu’un moment plus tard à la rotation du poignet afin d’accomplir ainsi sa fonction. Ainsi dans ce bref instant d’hésitation et de suspension se glissait la fragilité angoissante de l’imprévisible. Entre le moment où la paume éprouvait la lourdeur lisse de l’œuf et celui où le pêne réagissait, le temps s’immobilisait dans l’attente d’une catastrophe, imaginaire certes mais qui avait alors le poids de la réalité. »

 

Comme dans la plupart de ses autres ouvrages, André Gardies est à la recherche du sens de la vie, de sa vie. Il le trouve une fois que les images du passé « se détachent de la réalité qui les a fait naître ». Lorsqu’elles peuvent « s’offrir aux métamorphoses de l’esprit » et répondre au Sphinx, monstre féminin – le Sphinx était une Sphinge – qui mène l’enfant vers demain, vers l’ailleurs.

Note de lecture (174)
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3 novembre 2017 5 03 /11 /novembre /2017 07:29

Robert Chaudenson. Hollandexit, mai 2015-mai 2017. Paris : Les impliqués, 2017

 

Après Putain, trois ans, Robert Chaudenson a réuni la suite de ses articles de blog publiés, entre autres, dans les colonnes de Mediapart. Résultat : on pourra les relire dans dix ans, ils seront toujours aussi nécessaires.

 

Une petite anecdote personnelle qui intéressera sûrement l’éminent sociolinguiste qu’est l'auteur. Il y a une quinzaine d’années, je me retrouvais pour des raisons familiales dans un chef-lieu de canton du Lot-et-Garonne, une bourgade que je connais depuis 1954 et où la piscine olympique (inaugurée par Christine Caron) dans laquelle je barbotais quand j’étais ado fut incendiée un beau jour d’avril 1999 par des esprits facétieux et désœuvrés après avoir été fermée parce que saccagée par ces mêmes esprits.

 

Note de lecture (171)

 

Tournant le dos à ce désastre, des édiles hilares !

 

Je venais de loin et j’avais un peu d’avance. En ce bel après-midi de mai, je m'installai à la terrasse d’un café pour un citron pressé revigorant. Á deux mètres de moi, trois djeuns d’origine maghrébine, dont deux avaient incontestablement moins de 16 ans et auraient dû être en classe, devisaient tranquillement. Entre autre de football. J’écoutais d’une oreille distraite quand, soudain, je notai ce qu’avait d’incongru leur parler. Ces gosses, nés dans ce canton, comme leurs parents et leurs grands-parents (dans ce département, l’immigration nord-africaine date d’avant la guerre d’Algérie), ces gosses, qui n’avaient jamais été plus loin qu’Agen ou Villeneuve-sur-Lot, parlaient avec l’accent des banlieues, un univers totalement inconnu d’eux. Face à ces ados désintégrés, dont les parents s’exprimaient en français avec l’accent du Lot-et-Garonne, je me dis que nous avions tout raté et que réparer nos erreurs prendrait une, deux, trois générations.

 

Je commence la recension de cet ouvrage par cette anecdote car Robert Chaudenson revient à plusieurs reprises, avec toute l’autorité scientifique qui est la sienne, sur l’erreur monumentale de Giscard et Chirac – que nous n’avons pas fini de payer – qui a consisté à instaurer le regroupement familial pour des centaines de milliers de Nord-Africains (pour doper la démographie et surtout pour exercer une pression sur les salaires ouvriers) sans en tirer les conclusions élémentaires au niveau de l’école : on n’a pas éduqué ces enfants correctement en français et on ne leur a pas appris la langue française comme il convenait. On a fait d’une grande partie de ces jeunes des enfants du placard. Bien que nés en France, tous ces gosses ne sont pas nés dans la langue, par la langue. Par manque d’emprise sur la langue, ils n’ont pas pu développer de vraies relations sociales. Ils n’ont pas pu nous rejoindre dans notre système cognitif, notre pensée abstraite, notre humanité. Comme on ne se développe que par la culture, grâce au langage, la société française a été donnée à ces jeunes (et ils la rejettent) mais pas enseignée. On testa les performances en mathématiques de ces enfants originaires du Maghreb, mais pas leur français. On n’adapta pas « les programmes et les stratégies scolaires, ce qui allait fortement aggraver la crise de l’école, en particulier primaire (les fondamentaux !), et ce qui conduirait la France à dégringoler progressivement dans les statistiques internationales de l’Éducation (PISA). L’enfant serait d’autant plus prêt et plus enclin à entrer en guerre contre une société qui l’avait traité ainsi et par là à écouter ceux qui contestaient cet ordre et cette société ». Et Chaudenson de citer Bernard Rougier (Qu’est-ce que le salafisme, P.U.F., 2008) : « Le salafisme se définit par une attitude de dégagement par rapport à toutes formes de verticalité, que celles-ci soient religieuses (le refus de la tradition jurisprudentielle) ou politiques (le refus du lien d’allégeance national et institutionnel) ».

 

Au fait, ces jeunes  connaissent-ils aujourd’hui le Coran aussi bien que notre auteur qui n’hésite pas à avancer ceci (attention les yeux !) : « La paradis musulman est, de toute évidence, gay ! La sourate 76, l’Homme (El-Insan – verset 19 indique que «Et là autour d’eux circuleront des enfants à l’éternelle jeunesse ; quand tu les verras, tu penseras que ce sont des perles éparpillées ». Aux vierges promises s’ajoutent donc sans conteste des éphèbes, comme on le constate à la sourate 56, l’Evénement (El-Waqi’ah) – verset 17, qui est sans ambiguïté : « Autour d’eux, des éphèbes toujours jeunes, avec des coupes, des aiguières et un verre rempli d’une liqueur de source ».

 

 

On pouvait s’y attendre, l’auteur a, pendant ces deux dernières années, beaucoup écrit sur ce que j’évoquais précédemment : l’acculturation de centaine de milliers de jeunes, ainsi que sur les origines du terrorisme islamiste dans notre pays. Comme par hasard, l’inoxydable et prétentieux Giscard porte une très lourde part de responsabilité dans ce cancer. En donnant l’hospitalité à Khomeini, en facilitant la révolution islamique à Neauphle-le-Château, il a permis le développement sur notre sol d’un pouvoir religieux qui hait et combat la démocratie et la République. Les responsables politiques, rappelle Chaudenson, ont accordé au compte-gouttes des visas pour des chercheurs du Maghreb tandis qu’ils laissaient entrer les prêcheurs islamistes par wagons. L’idée (stupide) étant que les futurs prêchés, en s’adonnant à l’islam, ne gonfleraient pas les rangs des trafiquants de drogue et des drogués. Dès lors le dérapage fut général : « C’est ainsi que nous avons aidé à radicaliser “ l’islam de France ” avec l’idée absurde qu’il valait mieux que les jeunes “ rebeus ” aillent à la mosquée au lieu de brûler les voitures (comme si l’un empêchait l’autre) ». S’est-on demandé pourquoi quatre des cinq pays enregistrant les plus forts taux de radicalisation dans le monde étaient francophones ? S’est-on demandé pourquoi seuls des musulmans se transforment en djihadistes ? S’est-on demandé pourquoi ces fondamentalistes refusent toutes mesures intégratives aux sociétés d’accueil ? Rien n'est simple. Chaudenson sait critiquer les errements de l’administration française. Il remarque, à propos de l’interdiction du burkini, que : « on ne peut interdire l’usage d’un vêtement qui ne possède pas de nom en français, et surtout en français administratif, et dont on ne sait même pas en quoi il consiste exactement sauf à l’évoquer comme n’étant pas une tenue respectueuse des bonnes mœurs et de la laïcité ».

 

En fin observateur du capitalisme – qu’il ne remet pas vraiment en cause cependant – Chaudenson revient sur l’une des plus grandes arnaques de la fin du XXe siècle : la privatisation de France Télécom et son achat de la société Orange. Avec la complicité (ce que ne dit pas l’auteur) de 99% des employés de FT qui s’étaient – pauvres bêtas – portés acquéreurs d’actions de la nouvelle société privée. En gros, FT a acheté Orange trois fois trop cher, ce que la compagnie désormais privatisée et nous-mêmes payons encore aujourd’hui. Au pilori Thierry Breton, ou encore Didier Lombard (qui avait spontanément qualifié de « mode » les suicides à FT) et leur suppression de 22 000 postes !

 

Chaudenson est un portraitiste redoutable (au paradis des faussaires, feu Richard Descoings patron de Sciences-Po, en sait quelque chose). Parce qu’il est un vrai chercheur qui s’informe et vérifie ses sources (sa traque de l’homme d’argent Fillon ou encore de la fortune pas vraiment imposée de Macron, sont des modèles du genre) et, parce qu’il a un certain âge, il cingle autant dans le syntagme que dans le paradigme : il connaît – et rappelle à bon escient – toutes les métamorphoses des marquis d’aujourd’hui qui tentent de nous faire oublier leurs actions d’antan glorieuses, qu’elles aient été feintes ou pas. Moi qui ai un peu fréquenté des membres de la bande de Charlie Hebdo à la grande époque, je me réjouis du portrait que Chaudenson brosse de Val, cet anarchiste qui a fini en condamnant Snowden, en déjeunant au Cap Nègre avec Nicolas et Carla et en virant le responsable de la revue de presse de France Inter Frédéric Pommier, coupable d’avoir cité Siné Hebdo. Si Chaudenson avait été solidement de gauche, il aurait pu ajouter, au débit de Val, son soutien indéfectible à l’OTAN et aux guerres impérialistes des États-Unis.

 

Note de lecture (171)

 

 

Chaudenson n’est pas le premier à pointer du doigt l’immense responsabilité des États-Unis dans le capharnaüm proche-oriental et dans l’épanouissement, pour quelques décennies, du terrorisme islamiste, mais il n'y va pas de main morte : «Nous tendons à oublier que les cadres de DAECH sont quasi exclusivement d’anciens officiers de l’armée de Saddam Hussein et d’ex-cadres de ses services de renseignement. Cette circonstance tient largement à la politique des Américains qui ont poussé à licencier, en les humiliant et surtout en les laissant sans solde ni retraites les officiers bassistes et sunnites de l’armée de Saddam Hussein pour donner le pouvoir en Irak aux Chiites. »

 

Peu d’erreurs factuelles dans cette somme d'un auteur dont on regrette qu'il puisse parfois céder à la vulgarité, comme quand il évoque les « gitons de Yann Barthès » (et alors ?). Une concernant l’ineffable Nadine Morano : elle n’est pas « ritale » . Elle ne l’est qu’à moitié. Elle est la fille de Michel Pucelle (transformé en “ Pugelle” en 1974). Morano est le nom de son ancien mari.

 

PS : Puisque Robert Chaudenson me pose la question dans son livre, le problème avec la traduction éventuelle en français de l’anglais doggy bag est que ce sac à emporter les restes (un emporte-restes ?) peut signifier également le sac à collecter les crottes du chien. Encore que les Anglais préfèrent pick-up kit.

 

PPS : Je rédige cette recension au moment où j’apprends la mort accidentelle de Jacques Sauvageot, président de l’UNEF en 1968, que j’ai un peu côtoyé. Après les « événements », il refusa toute médiatisation, paya cher dans sa vie professionnelle le fait d’avoir été à la tête de la révolte, mais il demeura parfaitement fidèle à ses idéaux. L’inverse de l’histrion arriviste et anti-communiste primaire Cohn-Bendit.

 

 

 

 

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30 novembre 2016 3 30 /11 /novembre /2016 06:18

Daniel Pantchenko. Léo Ferré sur le boulevard du crime. Paris, Le Cherche Midi, 2016

 

Un ouvrage chaleureux, celui d’un connaisseur rigoureux, sur le créateur de “Jolie môme”, plus précisément sur sa longue relation avec le théâtre Déjazet.

 

Le 1er février 1986 le chanteur inaugure le TLP-Déjazet, baptisé « Théâtre Libertaire de Paris » par ses amis anarchistes. Ce théâtre à l’italienne, à l’acoustique exceptionnelle (Mozart y joua devant Marie-Antoinette), constitue le dernier vestige du Boulevard du Crime que Prévert, Carné et Trauner ont immortalisé dans Les Enfants du paradis (le lieu fut un bordel sous Charles X). Ferré disait qu’il se produisait volontiers à Déjazet parce que c’était « des copains » avec qui il ne signait même pas de contrat.

 

Léo Ferré voit le jour en 1916 à Monaco d’un père directeur du personnel du casino et d’une mère couturière. Ses parents, qui s’appellent Joseph et Marie, le mettent en pension dans une institution catholique italienne. Il est alors de nationalité française. La monégasque viendra plus tard. Très doué pour la musique, il prend, enfant, des cours avec un élève de Scriabine. Il chante dans le sud-est avant de monter à Paris sur les conseils d’Édith Piaf. Il débute au Bœuf sur le toit dans le spectacle des Frères Jacques et du duo Roche et Aznavour. Il fait la rencontre décisive de Jean-Roger Caussimon, dont il n’admettra jamais « psychologiquement » le décès. Le 11 novembre 1946, il participe à un gala de la Fédération anarchiste et de sa revue Le Libertaire dont le secrétaire de rédaction n’est autre que George Brassens. En mars 1947, il signe un contrat avec le plus ancien label français encore en activité, Le Chant du Monde, une maison de disque proche du Parti communiste (elle est l'éditrice, et donc propriétaire des droits, de “Plaine ma plaine”, “L’Internationale”, “La Danse du sabre” de Katchatourian). Le 29 avril 1954, Léo Ferré dirige pour la première fois un orchestre symphonique qui joue ses propres œuvres, grâce au prince Rainier de Monaco. Deux semaines plus tard, il est engagé à l’Olympia.

 

Après avoir mis en musique Les Fleurs du mal en 1957, Ferré crée un pur chef-d’œuvre en 1961 en mettant en musique Aragon (“L’Affiche rouge”, “Est-ce ainsi que les hommes vivent ?” etc.). La même année, entre dans sa vie la guenon Pépée, au désespoir de sa belle-fille Annie. Ni Léo ni sa femme Madeleine n’ont tenu compte de l’avertissement du vendeur : « Encore plus qu’un autre animal, il faut qu’un champanzé sache qui est le maître, sinon vous allez au désastre ». Madeleine fera tuer cet animal devenu tyrannique de deux balles en plein front, ce qui précipitera l’explosion du couple.

 

En 1967, Ferré entre en conflit avec Barclay. Il a enregistré sur son dernier disque “Á une chanteuse morte” dédié à Édith Piaf, où il s’en prend à Mireille Mathieu et surtout à son mentor Johnny Stark. Barclay sort le disque sans la chanson. Ferré demande à ses admirateurs de ne pas acheter le disque tronqué.

 

Pour diverses raisons, Léo Ferré passe un peu à côté de Mai 68. Ses barricades à lui étaient dans sa tête depuis toujours. Il a été subjugué quelques mois plus tôt par les Moody Blues et leur chanson “Nights in White Satin” qui a plus de succès en France qu’outre-Manche. Il leur rend hommage dans son très célèbre et passablement érotique “C’est extra” : « C'est extra Un Moody Blues qui chant'la nuit / Comme un satin de blanc marié / Et dans le port de cette nuit / Une fille qui tangue et vient mouiller ». En octobre 1970, il sort son plus grand succès commercial : “Avec le temps”, inspiré par son amour perdu avec Madeleine. Cette chanson a été depuis reprise dans le monde entier.

 

Il s’installe en Toscane et épouse Marie-Christine, sa dernière compagne qui lui donnera trois enfants.

 

Le 1er février 1986, le TLP-Déjazet ouvre ses portes. Léo est là, pour ses «copains». Il donne son dernier concert le 13 septembre à la Fête de L’Humanité, invité par Bernard Lavilliers. Il chante “Les anarchistes” et se rattrape avec “Est-ce ainsi que les hommes vivent ?”.

 

Léo ferré s’éteint le jour de la Fête Nationale  de 1993, dernier clin d’œil anarchiste.

 

On relèvera pour finir que ce livre est parsemé de photos magnifiques du chanteur, de plusieurs entretiens avec l’auteur du livre, de témoignages très touchants de sa femme, de son fils, de Raphaël, le fils de Jean-Roger Caussimon, de Bernard Lavilliers, de Julien Clerc, de Monique Le Marcis (ancienne directrice de la programmation musicale de RTL) et de Jean-Michel Boris (ancien directeur de l’Olympia. On visionnera le CD qui accompagne le livre (récital du 8 mai 1988).

Note de lecture (164)
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23 novembre 2016 3 23 /11 /novembre /2016 06:41

 

André Gardies. La Baraque du Cheval noir. Paris, La Différence, 2016

 

Il y a un monde d’André Gardies. Á la fois un monde perdu et un monde étonnamment présent dans la géographie physique et dans notre géographie personnelle. Un monde où des femmes portent encore des sabots à semelles de bois, où un vieux est à la fois « sabotier, guérisseur et sorcier », où l’on va chercher des girolles « en mobylette » avec le braconnier, un monde de nos frayeurs d’enfance et de nos désirs d’adulte.

 

Pour aller sous la surface des choses, pour rencontrer les mystères de la vie, de l’avant-vie, pour se trouver lui-même, André Gardies aime à mettre en scène un intercesseur qui, innocent, va découvrir avec lenteur la vérité de son archéologie (au besoin en utilisant lui-même un intercesseur en second), mais dont l’inconscient sait, ce qui permet, dans le cas de cet ouvrage en particulier, d’avancer plus vite que le narrateur, et donc de s’annexer le lecteur.

 

L’auteur Jacques Torrant s’installe « au cœur » du Massif Central (le cœur de cette montagne n’étant évidemment pas qu’une donnée géographique), dans une ancienne ferme isolée, « à la lisière d’une forêt ». Le cœur, la lisière, toujours cette indétermination qui permet tous les possibles. La ferme est louée par l’administration des Ponts et Chaussées (qui appartient, elle aussi, au monde perdu de Gardies). Il va tenter de percer le mystère de la mort « mystérieuse » de son oncle Paul, en évitant le « Trou du péché » (lo Trau dau pecat). Cette enquête progressera face à l’hostilité de nombreux habitants, dans une nature belle et sauvage, porteuse de mystères parfois effrayants. Dans le monde fictif de Torrant (comme dans celui de Gardies ?), l’obscurité est inquiétante car inexpliquée, comme pour les enfants. Elle avale, comme la tourbière qui tue mieux que des sables mouvants. La mollesse est à la fois douceur et hostilité. Même le coton est oppressant.


 

Note de lecture (163)

 

Á de nombreuses occasions, le personnage prend directement en charge la narration. Habile, fort bien agencé, le procédé joue, selon moi, contre lui-même car le récit va alors trop vite. C’est par cette narration seconde que Gardies fait passer ce qu’on appelle communément les « messages ». Comme, par exemple, ce qui a trait au désir ou, plus exactement, ce qui surprendra à peine, à sa négation : « Ne cherchez pas, nous disent-elles, notre corps, notre chair, notre désir se sont effacés pour que s’efface de votre œil l’éclat de votre lubricité. Un pays où l’érotisme est banni, inlassablement pourchassé […] Quelle faute a donc commis ce pays pour qu’un dieu terrible ait asséché le ventre et les seins des femmes de leur douceur enivrante ? ». Allons André, La Panouse n’est pas Téhéran. Moi qui ai passé une partie de mon enfance dans un village du Lot-et-Garonne, j’affirme que, là comme ailleurs, ça retroussait et détroussait à qui mieux-mieux dans les années cinquante et soixante. Et pourquoi donc les hommes auraient-ils le privilège d’une sensualité exacerbée, comme dans ce passage très troublant : « Depuis ce matin, il me semble à nouveau sentir un parfum doux, entêtant et légèrement acidulé, venu de l’enfance au mas, celle des pommes que l’on conservait au grenier. J’aimais me glisser en secret dans la pénombre parfumée de la vaste pièce pour m’abandonner à la caresse sucrée des fruits amollis et tendres. » ? Ne nous inquiétons pas : Adam trouvera bientôt son Eve, une femme jeune et, comme souvent chez l’auteur, au dos bien cambrée et à la poitrine ferme et généreuse.

 

Il y a comme toujours chez Gardies les descriptions époustouflantes d’un écrivain qui fait corps à la fois avec la langue française et avec ce qu’il évoque avec puissance : « Il approche du chaos colossal qu’on voit depuis la maison et qui barre la vue. D'énormes blocs arrondis par l’érosion ont été catapultés tout autour de lui comme des boulets géants. Tous habillés d’un lichen verdâtre sur leur face nord. Certains balafrés par la colère de la foudre, d’autres fendus sous l’étreinte du gel, plusieurs empilés les uns sur les autres par un gigantesque carambolage. » Moi qui connaît un peu ces lieux pour de vrai, je l’affirme : c’est exactement cela.

 

En bref, une intrigue rondement menée, une histoire très touchante où André Gardies, par delà le monde d’en haut hostile et violent et le monde d’en bas inexplicable et déstabilisant, nous demande de croire en nous-mêmes et de saisir nos démons à bras-le-corps.

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29 janvier 2015 4 29 /01 /janvier /2015 06:15

Johann Chapoutot. La loi du sang – Penser et agir en nazi. Paris : Gallimard, 2014

 

Il y a une vingtaine d’années, m’est tombée sous les yeux une longue étude sur les Einsatzgruppen, ces groupes d’intervention composés surtout de SS, chargés de l’assassinat de populations civiles, principalement juives, dans l’Europe centrale et de l’Est. On sait que ces supplétifs se comportèrent avec une férocité inouïe au point de susciter un vrai malaise dans la Wehrmacht. Ce que l’on sait moins (et que je découvris lors de cette lecture), c’est qu’à l’image d’un des principaux responsables de ces tueurs, Otto Ohlendorf, assistant d’un professeur de droit public, les commandants de ces Einsatzgruppen étaient bardés de diplômes. Le plus souvent dans les matières littéraires et artistiques.

 

Je fis part de mon étonnement à un collègue allemand de ma génération. Il était parfaitement au courant des qualifications de ces officiers et ajouta que, dans le parti nazi, les enseignants, les dentistes, les architectes étaient surreprésentés. Une des raisons pour lesquelles, selon lui, l’Allemagne des années soixante connaîtrait une telle effervescence gauchiste, en réaction à la dénazification bien timide des cadres de l’Éducation, de la Police, de la Justice, de la Fonction publique en générale.

 

 

Ceci pour dire qu’il serait primaire de ne voir dans le nazisme qu’une bande de bourrins (même s’il y en eut quelques-uns, Ribbentrop, par exemple) menée par un fou furieux. En 1933, l’Allemagne est, jusque dans ses profondeurs, un pays de grande culture dotée d’une administration très efficace, en partie grâce aux juifs qui aiment cette contrée où ils vivent depuis des siècles (alors que les juifs russes ou polonais ne raffolent pas de leur pays de résidence).

 

Végétarien, Himmler honnissait la chasse : « Comment pouvez-vous prendre plaisir à tirer par surprise sur les pauvres bêtes innocentes et sans défense qui broutent paisiblement à l'orée des bois ? A bien y regarder, c'est de l'assassinat pur et simple... ». Pour passer de l’amour des biches à l’extermination industrielle de millions d’humains ou, plus exactement, pour se livrer simultanément à ses deux activités, il fallait, bien sûr, une logistique phénoménale, mais surtout un corpus idéologique, une armée d’intellectuels comme seules les grands pays en possèdent. Buchenwald est située à 10 kilomètres de Weimar, ville associée à Goethe, Cranach, Bach, Schiller, Liszt, Strauss, Kandinsky, Klee, Gropius, Mies van der Rohe.

 

Dans son dernier livre, Johann Chapoutot – dont la thèse de Doctorat traitait de l’Antiquité et du nazisme – creuse jusqu’aux racines du mal, jusqu’à ce qui a permis de rendre « normale » et « légale » la monstruosité. Pour revenir à ce que je mentionnais plus haut, il fallait effectivement des diplômés dans le commandement des Einsatzgruppen, capables de raisonner, de faire partager leur cheminement intellectuel à des hommes de base qui, a priori, répugnaient, par exemple, à tuer d’une balle dans la tête des enfants devant leurs parents ou à brûler vif la population d’un village dans une synagogue. « Mieux comprendre », nous dit Chapoutot, sert à « mieux juger ».

 

 

Comme Hannah Arendt lorsqu’elle parlait d’Eichman, Chapoutot postule qu’il ne faut pas faire des criminels nazis des étrangers à notre humanité. Les nazis furent des êtres humains qui ne considérèrent pas leurs actes comme des crimes, comme des actes monstrueux mais comme un devoir (aufgabe) nécessaire, historique et glorieux. Ceci posé, il convient de partir à la recherche de l’univers mental des nazis, de leur vision du monde, de leur système de valeurs.

 

Le nazi appartient à une race dont le sang sécrète la culture, explique l'auteur. Le Juif est l’ennemi archétypique car il est de sang mêlé depuis les millénaires de la diaspora. Comme il n’a pas de conscience pure, il s’en remet à une transcendance, la Loi du rabbin. La Loi du nazi, en tant qu’être germanique, c’est « ce qu’il ressent comme juste », donc qu’il respecte de manière atavique. Le droit d’avant le Troisième Reich était un droit bourgeois, celui d’une classe qui luttait contre la monarchie absolue. Chez les Nazis, le droit est coutumier et oral. La norme juridique coule comme le sang. Le juriste préféré des nazis était Jacob Grimm (à qui Walt Disney doit tout), juriste philologue et folkloriste. Dans le folklore réside l’âme du peuple qui dicte la norme. Himmler exige que l’on réhabilite les proverbes juridiques : « Marie-toi sur un tas de fumier, tu sauras à qui tu peux te fier. » 

 

Fidèle, le Germanique sert le groupe. On retrouve le vocable Dienst dans quantité de mots composés et d’expression (un retraité est außer Dienst : hors du service, la Fonction publique est der öffentliche Dienst). Selon un manuel de la SS, la fidélité est une affaire de cœur, pas d’entendement. L’Allemand doit retrouver la vérité des peuples primitifs, ce que tentera l’amie d’Hitler (et de Cocteau !) Leni Riefenstahl avec les Nouba du Soudan.

 

 

 

 

Historiquement l’ennemi de l’Allemand est la Révolution française égalitariste, douce aux médiocres, assassine de l’ancienne aristocratie franque. Charlotte Corday est une héroïne qui a poignardé le juif (sic) Marat, d’origine sarde. L’égalitarisme de la Révolution française n’aurait pas été possible sans l’égalitarisme universaliste chrétien, du juif Paul (Saul) en particulier, qui a préféré les individus aux peuples, aux sangs. Pour les Nazis, Jésus n’a pas pu être « un Juif de plein sang » mais un Aryen qui pensa en Aryen. Il est cependant permis d’être chrétien à condition d’être “ chrétien-allemand ”. L’on peut dès lors communier avec la nature (religion-relier), avec « l’origine, avec la naissance ». Himmler pense par ailleurs que le christianisme tend vers « l’extermination absolue de la femme » et qu’il a rendu les blonds Germaniques émollients. Le rôle de l’État sera de préserver la « communauté des êtres vivants de même race et de même conformation physique et psychique », ce qui est bon pour la race étant forcément moral. Les individus peuvent mourir, les peuples demeurent. Les cinq piliers du peuple allemand sont « la race, le sol, le travail, la communauté, l’honneur ». Telle est la réalité de l’existence humaine. Le peuple est déterminé par le sang et le sol (Blut und Boden). Chaque race est associée à un territoire.

 

Pour les nazis, l’Allemand est spontanément un benêt un peu lourdaud. Il lui faut donc combattre (Mein Kampf) en permanence ceux qui lui tondent la laine sur le cou, lui dévorent sa chlorophylle : les Juifs, « le bacille juif ». C’est une obligation naturelle : un animal ne vit que lorsqu’il tue un autre animal. Hormis le bacille juif, il est nécessaire de combattre tous les asociaux, les « étrangers à la communauté », comme les homosexuels, les tziganes, les fous, les alcooliques.

 

L’Autre est nié, qu’il s’agisse d’un prisonnier de guerre russe, un slave donc un esclave, ou un Polonais dont le territoire sera récupéré pour satisfaire aux besoins de l’espace vital de l’Allemand. Bismarck et Guillaume II ont été trop faibles lorsqu’ils accordèrent quelques droits aux Polonais. Les cadres de ce pays devront être physiquement éliminés. Sous les ordres de Goering, 20 000 fonctionnaires vont organiser économiquement les pays occupés de l’Est. Autant le peuple allemand sera monolithique (il faudra donc récupérer les Allemands éparpillés à l’étranger par le traité de Versailles), autant les peules de l’Est devront être zersplittert, morcelés à l’extrême. Biologique, la citoyenneté allemande n’est pas déterminée par des frontières. Cette citoyenneté relève également de la nature : tout ce qui est à l’ouest de la ligne méridienne des hêtres a vocation à être allemand.

 

 

Mais, une fois le Reich vaincu, « penser et agir en nazi », ce sera tout à fait autre chose. À l'exception de quelques SS cohérents qui feront face à leur responsabilité en se rendant, les anciens maîtres du monde s'affubleront d'une fausse moustache et d'une paire de lunettes, raffleront tout ce qu'ils pourront dans la caisse et iront se cacher en Amérique latine où ils exerceront comme boulangers, éleveurs de poules ou conseillers techniques de polices ou d'armées de régimes fascisants.

 

Banal, disait Hannah Arendt. Misérable, plutôt.

 

 

PS : Je me permets de signaler ce témoignage de Maurice Cling, ancien professeur de linguistique anglaise à Paris 13, déporté enfant.

 

 

PPS : Le 1 août 2012, j'ai publié un court article intitulé “ À Treblinka ”. Je le reproduis ci-dessous :

 

 

http://cdn.dipity.com/uploads/events/b83dbc899ddf402717bd8cd78ba11227_1M.pngAuschwitz fut un camp de concentration et d’extermination. Treblinka (comme Sobibor ou Belzec) fut un camp d’extermination. Aux déportés qui en franchissaient l’enceinte il ne restait pas plus d’une heure à vivre. Ils étaient immédiatement dénudés, on leur coupait les cheveux et on les gazait (à 400 dans des chambres de 10 mètres sur 10). Leurs corps étaient ensuite enfouis dans d’immenses fosses communes. Il n’existait pas de fours crématoires à Treblinka. Au moins 750000 personnes périrent dans cet enfer (1200000, selon certaines estimations).

 

700 déportés furent employés dans cette usine de mort comme trieurs de vêtements, coiffeurs, dentistes ou enfouisseurs de cadavres. Quelques dizaines survécurent. Parmi eux Chil Rajman qui parvint à s’évader du camp avec quelques autres et à échapper aux paysans polonais, aux bandes fascistes ukrainiennes et à la Gestapo. Il publia un témoignage unique : Je suis le dernier Juif (Editions des Arènes, 2009).

Dans la préface, Annette Wievorka reprend une description du sol du camp par Vassili Grossman (Juif ukrainien, auteur de L’enfer de Treblinka) :

« La terre ondule sous les pieds, molle et grasse comme si elle avait été arrosée d’huile de lin, la terre sans fond de Treblinka, houleuse comme une mer. Cette étendue déserte qu’entourent des barbelés a englouti plus d’existences humaines que tous les océans et toutes les mers du globe depuis qu’existe le genre humain.

La terre rejette des fragments d’os, des dents, divers objets, des papiers. Elle ne veut pas être complice.

Les choses s’échappent du sol qui se fend, de ses blessures encore béantes : chemises à moitié consumées, culottes, chaussures, porte-cigares verdissants, rouages de montres, canifs, blaireaux, chandeliers, chaussons d’enfants à pompons rouges, serviettes brodées d’Ukraine, dentelles, ciseaux, dés, corsets, bandages. »

 

Je propose un court extrait de ce livre inoubliable.

« Sur la place devant la rampe, c’est un enfer. A l’ouverture des portes des chambres à gaz, les premières émanations sont dangereuses. Les cadavres, debout, sont tellement pressés les uns contre les autres, les bras enlacés et les jambes les unes sur les autres, que les préposés à la rampe risquent la mort aussi longtemps qu’ils ne parviennent pas à extirper les premières dizaines de cadavres. Ensuite, l’amas se désagrège et les corps se détachent tout seuls. Cette compression vient du fait que les gens sont terrorisés et serrés contre les autres quand on les force à entrer dans la chambre à gaz. Ils retiennent leur respiration pour pouvoir entrer et trouver de la place. Le corps gonfle ensuite lors de la suffocation et de l’agonie, de sorte que les cadavres ne forment plus qu’une masse.

Les cadavres présentaient une différence suivant qu’ils provenaient des grandes ou des petites chambres à gaz. Dans les petites, la mort était plus rapide et plus facile. On aurait dit, à observer les visages, que les personnes étaient endormies : les yeux fermés, seule la bouche, chez une partie seulement des gazés, était déformée, une écume mêlée de sang apparaissant sur les lèvres. Les corps étaient couverts de sueur. Avant d’expirer, ils avaient rendu urine et excréments. Les cadavres provenant des grandes chambres à gaz, où la mort mettait plus longtemps à venir, avaient connu une atroce métamorphose, ils avaient le visage tout noir, comme s’ils avaient été brûlés, les corps étaient gonflés et bleus. Ils avaient tellement serré les mâchoires qu’il était impossible de les leur desserrer pour accéder aux couronnes en or, il fallait parfois arracher les vraies dents pour leur ouvrir la bouche. »

Les négationnistes sont vraiment la lie de l’humanité.

 

 

 

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