Universitaire d'origine malienne, Manthia Diawara enseigne et vit aux Etats-Unis. Il vien de livrer à
Mediapart une réflexion très intérressante, parce que très politique, sur l'affaire DSK. J'en propose ici de larges extraits.
Pouvons-nous comparer cette scène, assez banalisée aux aéroports de Roissy et Orly, à celle de la «perp walk» de Dominique Strauss-Kahn qui a soulevé l'indignation générale des Français? Le sort d'hommes et de femmes noirs dont le seul crime est de venir en France pour chercher du travail qu'ils ne trouvent plus chez eux, contre celui d'un homme puissant accusé de viol sur une femme de chambre, une femme noire originaire d'Afrique, qui aurait pu être à la place de ces «sans papiers».
«Il n y a pas eu mort d'homme!» s'exclame une certaine intelligentsia française, pour que DSK puisse être traité de cette façon barbare. Se posant en Emile Zola contemporain, le philosophe Bernard Henri Lévy a accusé la justice américaine d'avoir «jeté aux chiens», sans justification aucune, un homme honorable et un ami. Toujours dans sa posture zola-esque de polémiqueur, BHL souligne la fierté et la dignité affichées par DSK sous les feux des caméras, et la brutalité de la police new-yorkaise, malgré le manque de sommeil et nous ramène à l'esprit Alfred Dreyfus. Pour BHL, comme pour beaucoup de Français, aucun comportement ne pouvait justifier de tels traitements envers un homme à la tête du Fonds monétaire international, et qui marchait tout droit vers la présidence française.
Le stoïcisme de DSK nous rappelle, à nous aussi, la
résistance noble des «sans-papiers» maliens et sénégalais que l'on jette à la mort, expose à l'humiliation, et que l'on maintient sur les bancs du chômage et de la misère, pour le seul crime
d'être venus chercher du travail en France.
Il semble maintenant que les avocats de l'ancien directeur du FMI souhaitent défendre leur client sur la base d'une relation consensuelle, plutôt qu'une «relation forcée», ou un viol. Pour sortir DSK de cette affaire, il faudrait arguer et payer beaucoup d'argent pour prouver que la présumée victime n'est pas en fait une victime, et pire, qu'elle a violé le contrat, sinon moral, d'intérêt mutuel, ou de désir, qui la liait avec l'un des hommes les plus puissants du monde. Ce serait donc DSK qui serait la victime de celle qui l'accuse de viol. Cette représentation aussi me fait penser à la relation de dépendance entre les pays sous-développés et les institutions telles que la Banque mondiale et le FMI, qu'on qualifie d'aide au sous-développement et de solidarité entre les peuples. On nous dit que personne n'oblige les pays africains à demander de l'aide aux pays développés mais qu'au contraire, ils sont désireux et consentants de cette aide et de toutes les conditions de sa dotation.
Reconnaissons, au moins, qu'il y a un rapport de force, entre puissant et faible, DSK et la femme de chambre de l'hôtel, le FMI et les pays africains, qui fait que le plus faible est obligé d'accepter l'offre du plus fort, même si cela voudrait dire son endettement à jamais, son humiliation, sa perte de toute dignité, sa mort. Ce que le plus fort gagne par ce contrat «légal» et (im)moral, ce n'est pas seulement le silence et le consentement du plus faible, mais aussi l'asservissement du faible à ses désirs, son éblouissement par sa puissance, son admiration à son égard et, par la suite, sa dépersonnalisation.
L'ambivalence du sujet postcolonial dont nous parlons ici réside dans le fait qu'il sait que son existence dépend de la générosité et de la bonne volonté de ces Occidentaux à l'image du Père sublime; mais aussi dans son désir inassouvi de tuer ce Père qui l'étouffe. Ainsi, pour certains, la présumée victime dans l'affaire DSK, par revanche, serait en train de faire chuter, intégralement, celui qui assurait son existence, celui qui aurait été son «sweet daddy» (papa gâteau).
Mais, malgré le pouvoir d'argumentation des avocats de DSK, son argent et ses puissants amis, nous disons que la vraie victime ici c'est la femme de chambre, qu'il ait eu viol ou non. On s'attendait donc de la part d'un grand intellectuel des droits de l'homme comme BHL, à ce qu'il exprime de la sympathie pour la présumée victime de viol, ou du moins une neutralité de jugement avant de voir clair dans cette situation, mais pas une indignation prématurée contre la justice américaine et contre tous ceux qui pensent que DSK est allé trop loin, ou qu'il s'y est mal pris, pour exercer son «droit de cuissage».
Une partie de la presse française et francophone a évoqué le «Non» de Sékou Touré et de la Guinée au général De Gaulle pour définir la résistance de la victime à son présumé assaillant, DSK. Pour continuer dans cette analogie, disons que la défense actuelle de DSK veut punir doublement la présumée victime, comme la Guinée a eu à subir la punition de De Gaulle et de tous ses successeurs, à la suite de son «Non» à la colonisation. Il est à prévoir que la présumée victime subira un autre viol pendant le tribunal, où elle sera non seulement obligée de décrire ce qui lui est arrivé, mais aussi de défendre sa réputation contre les accusations des célèbres avocats de DSK.
On a une idée aujourd'hui de ce que le «Non» de Sékou Touré a pu coûter aux Guinéens. On ignore encore quel sera le prix à payer par la présumée victime dans l'affaire DSK. Mais, si les grands avocats de DSK arrivaient à persuader les jurés que, plutôt que d'un viol, il s'agissait d' une rencontre sexuelle entre deux adultes consentants, quelle leçon de société et de justice donneraient-ils aux générations futures? Est-ce que l'exploitation sexuelle contre les pauvres, l'infidélité et les rapports sexuels sans préservatif, l'inégalité des sexes et le colonialisme français en Afrique peuvent continuer dans le silence, sans coup férir ni, mesure répressive légale?
Le choc des Français, suivi par le silence au début de l'affaire DSK, me rappellent le «Don't ask, don't tell» des Américains, en ce qui concerne la législation de l'homosexualité dans l'armée. Tout le monde sait qui est homosexuel dans l'armée, mais l'homosexuel n'a pas le droit de dire qu'il l'est, au risque d'être expulsé. En France, tout le monde sait que beaucoup d'hommes au pouvoir entretiennent en secret des maîtresses, ou s'amusent à raconter des blagues racistes lors de dîners. Mais personne ne dit rien tant que l'on considère que c'est leur vie privée. Personne ne dira que trop c'est trop.
En revanche, je ne partage pas l'opinion de Diawara sur la discrimination positive ("affirmative action") qu'il voudrait vouloir appliquer en France. Les mythes fondateurs varient d'un pays à l'autre. Dans les pays africains colonisés, ce furent les indépendances, dans la France d'aujourd'hui la République, aux États-Unis Fort Alamo (l'enfermement contre l'extérieur - 800 bases militaires étatsuniennes dans le monde), les sorcières de Salem (le puritanisme et son contraire qui est le même), la primauté absolue de l'individu face aux pouvoirs publics ("government", "administration"). Je cite Diawara :
"En France, les opposants aux quotas se réclament de la République, pour nous mettre en garde contre les dérives identitaires et le retour du racisme par la porte arrière. Ils nous disent qu'il ne faut pas faire de distinction entre une «discrimination positive» et l'autre «négative», parce que toutes les deux sont des discriminations, et donc anti-républicaines. Certains, aux Etats-Unis aussi sont arrivés à cette même conclusion, en arguant que les stéréotypes positifs du bon père noir, parlant bien l'anglais et chirurgien de son état, comme dans le «Cosby Show», n'est pas si différent du stéréotype négatif du nègre des ghettos des grandes villes, comme dans le show «What's Happening»! Ils produisent tous les deux les mêmes effets d'enfermement de l'image du noir en Amérique. Ils ne sont ouverts ni au changement des imaginaires et mentalités, ni au métissage des cultures."
Combien parmi nous, voyageurs, ont fait attention à l'indignation d'une petite minorité de passagers d'Air France contre les expulsions quotidiennes de «sans-papiers» vers le Mali et le Sénégal? Voir des hommes et des femmes noirs menottés et escortés manu militari jusqu'à leurs sièges dans l'avion par des policiers : comment ne pas être déstabilisé et choqué lorsque l'on est soumis à ce spectacle de déshumanisation. Une image des plus incongrues, à Roissy Charles-de-Gaulle où, chaque jour, des centaines de milliers de voyageurs s'agitent dans tous les sens, billet en main, vers des destinations inconnues. Cette scène inattendue agresse nos regards, blesse nos cœurs et nous confronte à une impuissance soudaine et contradictoire: réagir pour s'y opposer, ou l'ignorer parce qu'elle nous fait sortir de l'anonymat du voyageur que nous sommes.
Nous sommes ici à la surface des choses. Bien sûr il est normal qu'un entraîneur de basket américain soit sanctionné s'il tient des propos racistes contre un joueur noir. Mais l'important, à mes yeux, est ailleurs : le basket professionnel est une machine à broyer les gosses ; pour 1 vedette, il y a 99 mômes qui sont cassés avant d'être jetés du système. C'est le capitalisme sauvage dans le sport. Sans "affirmative action", il y a désormais dans le théâtre et le cinéma français des dizaines de bons comédiens d'origine africaine. Pas des nuls. Pas des pistonnés. On écrit pour eux, par eux, d'autres histoires. Les Bretons et les Auvergnats ne furent pas positivement discriminés (quel horrible oxymore !) lorsqu'ils sont arrivés à Paris. Les Italiens ne furent pas pistonnés lorsqu'ils ont fait redémarrer l'agriculture française dans l'entre-deux guerres. Ni les Portugais qui ont porté le bâtiment à bout de bras. Ce n'est pas un hasard si les partisans les plus chauds de l'"affirmative action" en France sont les sarkozystes, les tenants du capitalisme financier (cette "action" est une machine à casser les solidarités de classe). La politique des quotas c'est, d'abord et avant tout : combien de Noirs et d'Arabes vais-je remettre dans l'avion ? La politique ethnique, du "respect des différences" a échoué au Royaume-Uni, qui n'est plus du tout "united" mais extraordinairement "divided".
Laissons les États-Unis avancer chez eux comme ils l'entendent mais n'allons pas chercher à Washington des recettes miracles pour nous. Je me fiche de savoir si Obama est métis, noir, coloré ou bleu. Pour moi, il est un président des États-Unis comme un autre, qui fait la guerre comme un autre, qui ne s'attaque pas aux inégalités réelles comme un autre, qui ne reconnaît pas l'autorité du Tribunal Pénal International comme un autre. Plus exactement comme quelques dirigeants de dictatures féroces.