Un très bon reportage de Mediapart
J'y ai passé la première année de ma vie. Á respirer la fumée jaune des cokeries... Lorsque mes parents faisaient sécher les draps après la lessive, en une demi-heure ils étaient jaunes !
Ce qui me frappe d'abord, lorsque je retourne du côté d'Hénin, c'est que – comme il est dit dans l'article – au milieu d'une des populations les plus pauvres de France, on trouve la densité la plus importante de super et d'hyper-marchés du pays.
Dans cette petite ville communiste du Pas-de-Calais, les échanges avec les habitants laissent apparaître l’ampleur de la déconnexion avec les thèmes et paroles qui rythment la campagne électorale médiatique.
Drocourt (Pas-de-Calais).– La rue d’Arras serpente sur toute la longueur de la commune de Drocourt (2 938 âmes et 2 077 inscrit·es sur la liste électorale). Sous le crachin de fin janvier, la chaussée est pareille à la queue écaillée d’un saurien.
Drocourt est administré par le communiste Bernard Czerwinski, 63 ans, maire depuis cinq mandats qu’on tutoie et appelle par son prénom : « Il faut savoir que le vote RN est ici aussi fort [47 % au premier tour de la présidentielle 2017 pour le FN et 64 % au second – ndlr] qu’à Hénin-Beaumont. Par ailleurs, je pense que nous aurons une très, très forte abstention, car les slogans et programmes ne parlent pas du tout à la population », déplore celui qui fut trente ans instituteur dans la commune. Celle-ci jouxte à l’ouest Rouvroy (8 657 habitants), bastion communiste depuis 1977, et au nord-est Hénin-Beaumont (26 370 habitants), gérée depuis 2014 par le FN, devenu RN, Steeve Briois.
Drocourt, l’une des quatorze communes qui composent la communauté d’agglomération Hénin-Carvin (120 000 habitants) au cœur de l’ancien bassin minier, est coupé en deux. Drocourt « mines » et Drocourt « village ». Laissant entendre une oscillation sociologique : d’un côté un habitat locatif de corons et de l’autre un habitat composé de maisons mitoyennes et de nouveaux pavillons avec portails coulissants et boîtiers connectés.
« Que tu ailles d’un côté ou de l’autre de la commune, tu restes quand même dans une région sinistrée », précise Patrick en salopette grise et qui impressionne par sa haute carrure. Il est l’un des deux patrons garagistes de la commune. Justement ce dernier s’apprête à mettre sur le marché une Opel Combo Diesel de 2011 qu’il vient de réviser : « 200 000 kilomètres, 2 000 euros. Ici, dans le coin, c’est une voiture neuve. Tu crois p’têt’ qu’on roule à l’électrique ? Et tu vas la faire réparer où, ta voiture, hein ? En plus chez moi on paye en quatre fois, car les gens n’ont pas d’argent pour payer cash une distribution sur un moteur Diesel (environ 800 euros) », explique cet homme chaleureux aux yeux mobiles, qui juge « que la première préoccupation des gens, c’est le pouvoir d’achat avec le prix du gazole qui n’arrête pas de grimper ».
Le dernier symbole de la géographie charbonnière de la commune, la cokerie de Drocourt, filiale des Charbonnages de France, a fermé en 2002. Née à l’aube du XXe siècle, reconstruite après le conflit mondial, la cokerie acheminait par le rail encore 300 tonnes de coke vers Metaleurop, distante de 13 km, liquidée brutalement en 2003, jetant littéralement à la rue plus de huit cents personnes, sans compter les sous-traitants. Au total, près de deux mille personnes ont été frappées par la fermeture.
Aucun politique ne pourrait vivre comme les gens d’ici, payer le loyer, les courses, passer à la pompe.
Pour avoir la taille exacte du fantôme d’acier qui crachait des fumées blanches ou parfois bleutées – sans compter les tonnes de suie –, il faut savoir qu’au mitan des années 1980 sortent alors 5 000 tonnes par jour de coke incandescent, dont 2 000 consacrées à la fonderie de construction de blocs-moteurs et plaques d’égout. Des 70 hectares de tuyauteries géantes de la cokerie, il ne reste rien. En lieu et place, un parc paysager, appelé Parc des îles, à cheval sur Hénin, Rouvroy et Drocourt.
Seul vestige de cette époque industrieuse, un terril fait face à la cité minière « La Parisienne », 280 logements locatifs, dont huit foyers d’ayants droit dépendant du régime minier. Contiguë à la cité « La Parisienne », mais sise sur la commune de Hénin, l’épicerie Chez Momo est ouverte tous les jours de 10 heures à 20 heures, sauf le vendredi.
Mohamed est installé depuis trente ans et appelle ses clients par leur prénom. Visage rond et sourire que l’on devine crispé derrière le masque, le commerçant en a vu plus d’un tenter de le fouiller à coups de questions faussement indiscrètes : au fait, il est comment, Briois ? Et le RN ? Vous vous y faites ? Pas trop dur ? Comprendre : pour vous, c’est pas évident, hein ?
Momo, qui n’est pas né de la dernière pluie, élude : « Ici, c’est dur, vous savez. Tout a fermé et les gens n’ont pas de travail. » Mais enfin, le maire de Hénin ? « Il fait beaucoup pour sa commune et il est populaire. » Et l’abstention ? « Moi, en tout cas, j’irai voter. C’est un devoir, comme pour mes enfants. » Pour certains, les dieux sont morts, y compris le dieu travail il y a bien longtemps. On comptait à la chute du mur de Berlin 90 paroisses polonaises dans l’ancien Nord-de-Calais. Aujourd’hui, onze.
« Il faudrait augmenter le Smic, baisser les charges des entreprises. Je ne parle pas de l’assistanat… Aucun politique ne pourrait vivre comme les gens d’ici, payer le loyer, les courses, passer à la pompe », explose cette commerçante de Drocourt. « Aucun. » La voilà remontée : « Voter ? Mais pour qui ? »
Dans l’une des rues du coron, enveloppée dans un peignoir éponge à motifs, Brigitte (prénom modifié), la petite cinquantaine, apprêtée, sort sa poubelle. Elle souhaiterait d’emblée « qu’une femme prenne le pouvoir ». Laquelle ? « Ah, je ne peux pas vous dire. » Puis, un instant gênée, elle poursuit d’un trait ce qu’elle a sur le cœur : « D’abord, je ne voterai jamais pour un banquier. Heureusement, poursuit-elle, que j’ai mes enfants qui travaillent en intérim et qui me font le plein [de courses]. Mais pour eux, y a pas moyen de se projeter plus loin que six mois. Pourtant on est bien ici, on se connaît tous. On s’entraide, vous savez. C’est encore l’esprit des mines. »
« La Parisienne » sera cette année réhabilitée pour un montant de 14 millions d’euros. Face à église Sainte-Barbe, édifice en briques néogothique et bardé d’un grillage pour prévenir du vandalisme, Joël Balan, 66 ans, ancien gardien « d’une copropriété huppée » à Mouvaux (59), moustaches en forme de guidon, mène l’opposition RN au conseil municipal de Drocourt. Il parle tout doucement, comme on le ferait dans une chambre de malade. Fils de mineur de Hénin-Liétard (fusion de Hénin-Liétard et de Beaumont-en-Artois en 1971, qui donnera Hénin-Beaumont), il a voté tour à tour communiste puis socialiste. Puis en 2011, « a suivi les idées de Marine Le Pen », dit-il.
À l’écouter, à Drocourt on ne parle que du pouvoir d’achat et de la vie chère. « Ici, les gens sont ouvriers ou n’ont pas de travail », mais pour autant, selon lui, ils ne se« retrouvent pas » dans les idées de Zemmour. « En fait, il ne leur parle pas. Les gens sont totalement déboussolés, perdus. »
Et vers qui se tournent-ils ? « Vers Marine », dit-il. « Quand on a fait campagne pour les municipales, juste avant le Covid, les gens nous disaient : “Oh là là, il y a bien longtemps que personne n’est venu nous voir. C’étaient les communistes qui faisaient ça avant, comme vous du porte-à-porte. Qui prenait le temps de sonner et de discuter », explique Joël Balan.
Le maire reconnaît bien volontiers le plagiat de la part du RN du « savoir-faire » communiste en matière militante. Il est d’ailleurs toujours stupéfait quand les élus RN, siégeant à la communauté d’agglomération, en appellent aux mânes de Maurice Thorez (né à Noyelles-Godault) et de Georges Marchais : « Il y a clairement une appropriation de nos méthodes », reconnaît-il, à la fois scié de la dépossession et estomaqué par le culot révisionniste. Puis il se ressaisit : « Si le vote PC dans la commune fait 12 %, ça sera un exploit », avance le maire, un peu rêveur. Patrick, le garagiste, à ce score, s’étrangle de rire : « Mais Bernard, dit-il comme si le maire était devant lui, c’est pas possible… 12 % ?!? »
Il ne reste que deux exploitations agricoles dans la commune, dont l’une fait de la vente directe d’œufs, de poireaux et de pommes de terre. Deux friteries se font face sur la route d’Arras, en chiens de faïence. La Fabrik (6 employés) ne désemplit pas. Elle est tenue par Hervé Bourel, 47 ans. La barquette de frites est à deux euros (impossible d’en arriver à bout). « À quatre euros, dit-il, les gens ne reviendraient pas : trop cher. »Hervé est né à Drocourt et a été en primaire à Maurice-Thorez : « J’étais heureux. J’aimais ça, l’école. »
Carrure de lutteur, yeux bleus, cordial, commerçant. Rien ne l’intimide. Il a chez lui une lucidité un peu désenchantée : « Nos élus, c’est simple, on ne les voit pas, ni le RN ni les communistes. Et Marine, je ne l’ai jamais vue ici. Les gens ont le sentiment d’avoir été laissés de côté. Abandonnés à leur sort, à leur misère. Sans compter les gros problèmes liés à l’alcool. Je ne vends plus de bière, rien que des softs : c’est trop compliqué de gérer des gens alcoolisés. » Puis de tendre la main vers les voitures qui stationnent attendant d’être servies « en drive » : « Là, sur dix voitures qui font la queue devant chez moi, neuf votent RN. »
Son vote est secret, mais tout de même assez clair : « Zemmour est bien trop radical pour les gens d’ici. Et c’est quoi cette histoire de vouloir changer de prénom quand on porte un prénom arabe : c’est n’importe quoi… » Il plisse ses yeux bleus : « Tiens, au fait, la frite, c’est pour moi. »
Deux bistrots dans la commune, dont Le Rallye qui est tenu par Laurent et sa sœur « qui font poste-relais ». C’est l’heure des « Grosses Têtes » sur RTL. Le bistrot est vide. Laurent va bientôt passer à table : « C’est mon heure, 16 h 30. » Dans les années 1950, il y avait 47 débits de boissons. La toute nouvelle pharmacie les « Quatre Vents », côté Drocourt « village », enchaîne les vaccinations. Les gens font la queue en silence. La radio passe Santé, le dernier tube de Stromae.
La campagne n’existe quasiment plus. Presque toutes les terres aux alentours ont été mangées par les zones commerciales (la plus forte densité hexagonale) et les entrepôts de logistique. Le principal bassin d’emplois se trouve dans la gigantesque zone commerciale de Noyelles-Godault. On y retrouve les grands fétiches de la consommation : Auchan, Ikea, Norauto, Kiabi, etc., grandes consommatrices de main-d’œuvre.
Les agences d’intérim à Hénin-Beaumont y pourvoient au point de ne pas pouvoir répondre à l’insatiable demande. « L’emploi repart en flèche », assure le responsable de l’une d’elles : « Caristes, manutentionnaires, préparateurs de commandes. On est quasi en pénurie de main-d’œuvre. Les clients sont même prêts à former… » Mais ce dernier peine à trouver suffisamment de bras, ajoutant de manière surprenante qu’« aujourd’hui, les employés sont presque des enfants rois, tellement il y a du boulot partout ».
Aurélien Gack, 31 ans, est agrégé de géographie et enseigne l’histoire-géographie au lycée Pasteur de Hénin-Beaumont. Il y est aussi conseiller municipal d’opposition sous l’étiquette La France insoumise (quatre opposants au total, dont l’élue EELV Marine Tondelier, l’une des porte-parole de Yannick Jadot). « Il faut savoir que les débats actuels de la gauche ne traversent pas la population de l’ancien bassin minier. Ici, c’est le social, encore le social, toujours le social. L’inclusivité ne parle absolument pas aux gens », explique ce Vosgien, fils d’un employé EDF et d’une femme de ménage, au cursus académique remarquablement élogieux.
L’empreinte du PS, qui tenait les baronnies du Nord-Pas-de-Calais, a disparu. Fabrice Houziaux, 54 ans, éducateur, est militant depuis trente-deux ans. Des yeux bleus, une tête mélancolique : « Notre section se réduit à peau de chagrin. Que reste-t-il de nous ? Va-t-on survire ? Les militants à Drocourt ont disparu du jour au lendemain. On n’a même plus de local… Vous me voyez sonner chez les gens, à Drocourt : “Bonsoir, nous sommes du PS” ? » Il fait non de la tête. « Et avec qui ? Nous ne sommes plus que neuf dans la section, dont trois ont plus de 75 ans… »
Les débats qui agitent la gauche « éveillée » et intersectionnelle ne provoquent en retour que des paires d’yeux ronds comme des soucoupes. Thomas, 24 ans, a ouvert il y a deux ans, quelques semaines avant le premier confinement, un commerce de voitures d’occasion à Drocourt, dans un ancien bâtiment de ferme qui jouxte le local d’un armurier et accessoires de pêche. Ce dernier voulait bien parler puis s’est ravisé le lendemain : « La nuit porte conseil. » Et la porte s’est claquée. « Il y a des semaines sans un coup de fil d’acheteur, lâche Thomas en haussant les épaules. Mais faut tenir. Je ne me verse pas de salaire en ce moment, heureusement qu’il y a les parents… » Au fait, le « wokisme » ? Thomas interroge son père du regard. Le père lève la tête du moteur de la petite Peugeot Diesel qui hoquette : « Le quoi ? » Père et fils, eux, iront voter.
Jean-Louis Le Touzet