Dîner à l'Hôtel (pardon : diner à l'Hotel) du Commerce à Cressanges, dans l'Allier en 1932. Tel que le menu est présenté, il me semble que le client mange tout ce qui est proposé à la carte.
Consommé velouté Poisson sauce vénitienne Bouchées financières Canards Soubise Civet de lièvre Saint-Hubert Petits pois à la Russe Poulardes rôties Salade Biscuit Breton Crème panachée Petits fours Coupes de fruits Vin Clos Chassignolles Café—Liqueurs |
Suite et (peut-être ?) fin des souvenirs d'enfance de mon vieux camarade Bernard C.
Les cours de gym étaient surtout le tremplin de compétitions sportives planifiées, officielles, inconnues à l’école primaire et dont l’accès assurait aux élus une onction solennelle, au moins par effet de promiscuité. Trois de nos plus valeureux ennemis du Collège Technique d’Agen, Henri Garcia, Christian Matkowski et Jean-Pierre Razat, qui nous surclassaient déjà en minimes, ne devinrent-ils pas champions de France de rugby à XV en 1962 avec le Sporting Union Agenais ? Sans compter un Villeneuvois pur pruneau, notre promotionnaire l’indomptable Jap Clar, qui rendait ce jour-là vingt kilos à son vis-à-vis, ci-devant pilier international.
Pressentions-nous ces destins fabuleux quand nous plantions nos crampons conquérants dans le terrain d’honneur du stade Armandie pour un match de rugby à VII ou à VIII, entre benjamins, sous les ordres d’un vrai arbitre, dans sa vraie tenue noire, et qui nous vouvoyait : « Le six, lâchez la balle ! Le deux, reculez, vous êtes hors jeu. » ? C’était souvent un colosse aux cheveux plaqués en arrière, qui n’était pas commode ! Quinze ans plus tard, Albert Ferrasse, cet arbitre sévère, s’emparerait de la présidence de la Fédération Française de Rugby qu’il tiendrait d’une poigne discrétionnaire pendant un quart de siècle. Nous jouions devant des spectateurs dont le nombre croissait à mesure que s’élevait la catégorie d’âge de la compétition. En juniors, les oppositions Collège de Villeneuve – Collège Technique d’Agen étaient attendues et suivies par plusieurs dizaines de connaisseurs. Avec le terrain réduit du rugby à VII en benjamins, les quelques spectateurs adultes se trouvaient plus près de nous et nous entendions leurs commentaires ; « Il a une belle passe, ce petit demi de mêlée, il y voit clair. » ; « Allez, morpion, c’est bien mais pense un peu aux autres. » ; « C’est dans le cul que tu le mériterais, le coup de pied ! Il tape au lieu de servir… Quel couillon ! »
Le match fini, nous nous dépêchions de nous remettre en civil pour suivre celui de nos aînés qui ne jouaient plus à VII mais à XV, avec, dès les minimes, les mêmes règles qu’en première division. On s’y préparait donc aussi soigneusement. On se massait les jambes au Dolpic ; le teigneux Paquito avivait ses crampons sur une plaque de ciment ; le frère de Nénette, talonneur des cadets, enduisait de vaseline ses arcades et ses oreilles ; il ressemblait ainsi à Jake LaMotta montant à New-York sur le ring du Madison Square Garden. Nos équipes gagnaient souvent, sauf contre le Collège Technique d’Agen, La Prat’, qui nous passait chez eux des roustes monumentales, à part quand l’arbitre officiel ne se déplaçait pas : la direction du match incombait alors à l’équipe visiteuse, donc à M. Leterre. Une fois, nous nous enorgueillîmes devant le prof d’allemand que les cadets avaient failli battre La Prat’ : « Ne me dites pas qui arbitrait ! » ricana M. Beck qui nourrissait une franche animosité envers les profs de gym ; ils osaient faire jouer le jeudi des élèves que son club de basket devait utiliser le dimanche suivant.
Arbitre officiel ou pas, nos confrontations avec La Prat ‘ étaient toujours tendues. Face à l’homogénéité de leurs équipes, nous n’avions que l’orgueil de quelques-uns. Dans le car du retour, nous recensions les coups donnés – les coups reçus se voyaient suffisamment aux hématomes et aux grimaces que déclenchaient les élancements douloureux – et des incidents. Le plus fameux survint à Agen même lors d’un match de juniors où le paquet d’avants de La Prat’ marchait sur le nôtre encore plus facilement que d’habitude. Les mains en porte-voix, M. Leterre s’égosillait : « Chalareng, tape en touche ! Tape en touche, Chalareng ! » C’est grand, un terrain de rugby, surtout quand on prend une raclée ; avec le bruit des acteurs et des spectateurs, Chalareng n’entendait pas. A chaque mêlée, à chaque touche, M. Leterre raboyait la consigne. Au plus fort de tout vacarme surgissent d’inattendues plages de silence. A une énième exhortation de M. Leterre répondit un formidable écho agenais : « Ta gueule, vieux con ! ». C’était Garcia, un petit rouquin impulsif et rageur, qui jouait trois-quarts centre. M. Leterre se précipite sur le terrain, nous le suivons, et tout le monde entoure l’arbitre. M. Leterre exigeait l’arrêt du match. Ce n’était sans doute pas prévu par le règlement mais l’âge de M. Leterre lui valait encore – ces temps sont heureusement révolus – considération et respect. Les Villeneuvois hurlaient au sacrilège, écartant par avance tout débat sur le fond. L’arbitre finit par demander à l’entraîneur agenais que des excuses fussent présentées. Garcia, demeuré à l’écart, jeta son maillot par terre en criant que si c’était comme ça il ne jouerait plus jamais ; et il ajouta même une désobligeante couche supplémentaire sur l’honneur galvaudé de M. Leterre mais tout le monde, heureusement, n’entendit pas. Alors M. Lafage, le prof de gym de La Prat’, un Landais dont le béret débordant ressemblait à un de ces larges cèpes qui, grillés sur la plaque de fonte de l’âtre, sont un régal avec une persillade arrosée d’un trait de vinaigre, M. Lafage donc, par amour du noble jeu, formula des excuses officielles : « Bon, voilà, on s’esscuse pour la grrossièrreté, il n’aurrait pas dû vous dirre ça. Mais vous avouerrez que c’est quand même emmerrdant de vous entendrre tout le temps gueuler comme ça.» Le match reprit, notre calvaire aussi.
Aller à Agen constituait un déplacement guère plus long que nos retours hebdomadaires en famille mais il introduisait dans un aréopage des plus enviés. Outre les satisfactions sportives et les plaisirs périphériques, nous échappions encore à l’étude de fin d’après-midi qui assommait le commun des internes. Nous quittions Villeneuve sitôt après le repas de midi, le car nous attendant sur une placette avoisinante. Le voyage était paisible, je n’oserai pas dire que nous étions plongés dans la préparation mentale du match mais nous y pensions quand même un peu. Pour le retour, une alternative se présentait. Nous avions perdu : M. Leterre, visage fermé, arpentait l’allée du car, appuyant, dans sa progression, alternativement chaque main sur le haut de la bordure des banquettes, étouffant ainsi toute velléité de chahut ou d’art lyrique intempestif. Nous avions gagné : M. Leterre, félicitations aux lèvres, appuyant alternativement chaque main sur le métal de la bordure des banquettes, faisait un aller-retour et s’asseyait près du chauffeur, définitivement. Dès les premiers kilomètres, le niveau sonore des conversations augmentait, se chargeait de hurlements et de quintes de rire ; puis des solistes s’éclaircissaient la voix et les chœurs reprenaient les bluettes traditionnelles dont la préférée exaltait un avantage anatomique de nos grands-pères et les regrets subséquents de leurs épouses. Les chanteurs déficients participaient à la liesse en allumant des P 4, des High Life ou de populacières tiges de huit. M. Leterre ne fumait pas mais les effluves des clopes victorieuses n’offensaient jamais ses narines. Il arrivait aussi que quelque externe munificent fît circuler une flasque d’Izarra ou de Cointreau pour adoucir l’âcreté du tabac dans les gorges juvéniles. A notre manière de pénétrer dans la cour, les prisonniers de l’étude étaient renseignés sur la fortune de nos couleurs.
Une ou deux fois l’an, nous partions à Arcachon rencontrer à XIII l’équipe du lycée « climatique ». Nous allions sans doute avoir affaire avec des Martiens ou des tuberculeux. En fin de compte, ils étaient à peu près comme nous et nous leur passions de bonnes trempes. Aller à Arcachon était une véritable expédition. Pensez, presque quatre cents kilomètres à parcourir dans la journée à une époque où, à soixante à l’heure, les cars vibraient de toutes les tôles de leur carcasse. On partait à neuf heures du matin. L’économe avait prévu les deux repas pour les internes (les sandwichs de midi / les sandwichs du soir), les externes apportaient du ravitaillement à gogo. On rejoignait la 113 (la nationale Toulouse-Bordeaux) à Tonneins et on la suivait jusqu’à Langon. Là, on prenait à gauche et la forêt de pins commençait après les vignobles. Nous nous arrêtions pour le repas de midi vers Hostens dans un café où nous arrosions nos sandwichs de vin blanc doux local. Son alliance avec la mousse de foie que nous avait tartinée la mère Sérouge était un pic du Midi gourmand. C’est là, en avril ou mai 1957, que je payai mon premier apéritif : un guignolet-kirsch, 55 F (anciens, bien entendu), je n’avais pas quatorze ans. Dans les bistrots, vins cuits et boissons assimilées étaient considérés comme des fortifiants dont la consommation favorisait la croissance et le développement intellectuel de la jeunesse. Le soir, après la victoire, nous repassions dans ce même café et réchauffions de nos chants la fraîcheur vespérale de la sylve environnante. Arcachon était la ville la plus luxueuse que de jeunes campagnards puissent voir ; d’énormes villas, et l’exotisme des palmiers, des cactus, des aloès. Arcachon passait pour le Miami de l’Aquitaine. « Jeudi, on est allés jouer à Arcachon ! » allumait le regard des gens du village qui nous demandaient de raconter notre semaine.
Une fois, à cause de foyers d’incendie vers Saint-Symphorien et Hostens, nous passâmes par La Brède et cassâmes la croûte devant le château de Charles-Louis de Secondat, baron de Montesquieu… Ses douves sombres recélaient des carpes énormes dont certaines avaient peut-être vu le célèbre philosophe. A la surface de l’eau, leurs têtes grises aux reflets dorés faisaient comme une chaussée de pavés arrondis et nous lancions des morceaux de pain dans les gueules béantes. Sa provision épuisée, l’un d’entre nous, de qui le cœur saignait sans doute de ne pouvoir nourrir encore ces bouches suppliantes, jeta un mégot éteint qui fut autant apprécié que la mie la plus tendre. D’autres mégots, allumés ceux-là, suivirent puis une averse de graviers. Alerté, M. Leterre ferma le robinet de cette manne zoophile. Déçues, les carpes continuaient à bâiller désespérément. Dans les semaines qui suivirent, les professeurs de lettres constatèrent un net regain d’intérêt pour le Siècle des Lumières. Loin de la rejeter dans l’ombre, le rugby encourageait donc l’étude de la littérature.
Après ces émotions, nous rentrions d’Arcachon aphones. Les autres internes étaient déjà couchés.
Alors que vacille la frêle flamme de ma lampe à pétrole personnelle face aux illuminations lasérisées de la modernitude, une question me vient à l’esprit : le capricieux ovale en cuir râpé de M. Leterre ne valait-il pas les actuels référentiels bondissants élucubrés par le brain trust de la ravie Najat Vallaud-Belkhacem ?
Mon vieil ami Bernard C. poursuit sa recherche du temps, quand il était élève au collège de Villeneuve-sur-Lot (le premier chapitre de ses souvenirs est ici).
Sur leurs collègues des matières assises, les profs de gym possédaient l’avantage d’évoluer en terre propice car, presque tous d’origine rurale et rompus aux exercices du corps, nous adorions l’activité physique : nous inclinions donc naturellement vers ceux qui nous la donnaient à pratiquer, bien qu’ils ne disposassent pas du majestueux piédestal de l’estrade ni de l’intimidante tenue vestimentaire. Le sifflet en sautoir compensait largement le costume trois-pièces et l’apparition du chronomètre, réservée aux moments solennels, faisait sourdre parmi nous le même frisson de ferveur que l’élévation de l’ostensoir devant l’assemblée des fidèles.
Au collège Georges-Leygues, les deux professeurs d’éducation physique étaient MM. Leterre et Massaly. « Faites-le taire, il m’a sali » gloussait finement notre condisciple Fournier, par ailleurs expert en calembours géographiques : Tu ponds, dis, chérie ? Quel cul t’as ! Rabats tes fesses que le mec naisse, (Pour qu’un mec naisse, faut qu’un salaud nique)… Fortiche, le Fournier ; sa grande sœur se payait une superbe paire de nichons à la manière d’Ava Gardner. Fournier, issu de l’école primaire annexée au collège, nous avait aussi avertis que M. Leterre n’appréciait pas, mais alors pas du tout, qu’on l’appelât Juteux. Fait rare, M. Massaly n’avait pas de surnom. Tous deux étaient d’anciens moniteurs sportifs militaires, diplômés de l’Ecole d’Antibes ou de Joinville. M. Leterre approchait de la soixantaine, il aurait pu être notre grand-père ; M. Massaly avait dix ans de moins.
Nous respections et craignions M. Massaly, capable, jambes tendues, en se laissant simplement aller en avant, de toucher du front ses genoux. M. Massaly respirait sa fonction ; vêtu d’un survêtement bleu marine vintage 1950, il allongeait un pas martial de sa démarche élastique. Nous craignions et vénérions M. Leterre qu’un hasard favorable nous attribua les trois premières années. « Je jouais à la mêlée avec Maxou à l’ouverture. » Il fallait l’entendre raconter comment il mystifiait les adversaires en lançant, au lieu du cuir, son béret à Max Rousié (à l’époque ancienne, on gardait les bérets pour jouer). Vous ne connaissez pas Max Rousié ? Il était au rugby ce que fut Pelé au football, Michel-Ange à la sculpture. M. Leterre avait été un éminent gymnaste, il conservait à cinquante mètres du collège une salle de culture physique où la rumeur lui faisait encore donner quelques leçons particulières et où certains d’entre nous – j’en étais, et très fier – l’accompagnaient parfois pour prendre un accessoire.
L'auteur de cet article est sur la photo, au premier rang. Je n'en dis pas plus...
M. Leterre portait en toutes circonstances des chaussettes à motif écossais, un pantalon de golf, un blouson de velours marron à fermeture éclair et un béret. Par grand froid, il endossait par dessus une canadienne avec le col fourré de laquelle il se couvrait les oreilles. Nouveau centaure, M. Leterre enfourchait son vélo à sacoches et nous partions pour les Allées, où les leçons se déroulaient. La classe, préalablement bâtée du matériel didactique, traversait le centre-ville par la rue principale et le boulevard, sous la surveillance platonique de M. Leterre qui, résident de longue date, saluait tous les passants. Il n’était d’ailleurs pas nécessaire de nous surveiller : la circulation était peu dense à l’époque, et nous évitions les comportements déplacés, non par sagesse congénitale mais par sens pratique. En effet, nous savions que M. Leterre pouvait être averti en direct live de ce que faisait le grand sifflet aux oreilles décollées ou le petit gros aux cheveux en brosse. Qu’un incident survienne, la main de granit de M. Leterre s’abattrait sur le crâne du malotru et, pour la séance à suivre, le ballon de rugby resterait dans la sacoche matricielle. Avec M. Leterre, le cours de gym, c’était surtout le ballon ! La marche ayant servi d’échauffement, la séquence de saut en hauteur était tôt expédiée : nous défilions entre les poteaux à la vitesse d’un stick de parachutistes (la file qui se succède par la même porte) en quête de record du monde. Alors M. Leterre sortait le ballon … et le vrai bon temps commençait, comme le dit Petit Toomaï du Livre de la jungle. Evidemment, pas question de plaquer sur le sol nu de l’esplanade : on se contentait de jouer à toucher ou à tenir. Par contre, le samedi après-midi, nous jouions pour de vrai.
Il faut peut-être préciser ici que, si notre conception de la gym au collège semblait se limiter au ballon, c’est que les courses quotidiennes dans les collines abruptes, les batailles bihebdomadaires à coups de cailloux, les dénichages de pies en saison, nous avaient dotés d’une endurance et d’une capacité respiratoire qui se sont à coup sûr raréfiées dans nos pays développés. Pas besoin de nous initier au grimper de corde, nous en aurions remontré aux singes ; nos écoles de campagne disposaient de portiques auxquels nous avions accès en tout temps (à nos risques et périls, est-il nécessaire de le préciser ?). Ce que nous attendions du collège, c’était de jouer sur un terrain tracé, avec un ballon de match, selon les règles officielles, sous le regard d’un expert, et de mettre notre VO2max surdimensionné au service de nos aspirations.
En ce temps-là, écoles et collèges – comme tout le monde d’ailleurs – travaillaient le samedi entier. De deux heures à cinq heures, nous avions plein air : nous allions dans une prairie sur l’emplacement du futur lycée, à deux kilomètres. Nous, les pensionnaires, étions doublement heureux car, après le plein air, nous partirions en famille ; les valises patientaient dans l’entrée du dortoir. Jusqu’à ce que nous ayons passé le pont, M. Leterre pédalotait à nos côtés. Nous traversions encore le foirail en formation orthodoxe mais, tourné le coin du couvent des Annonciades, les rangs se distendaient et c’est en grappes allègres que nous suivions le trottoir de la rue Crochepierre. M. Leterre glissait alors à l’arrière, bavardant avec les riverains de rencontre. Nous menions bon train pour ne pas perdre trop de temps de jeu. Les façades collées du début de la rue se trouaient de courettes de plus en plus nombreuses puis venaient des maisons espacées entourées de jardins. Une fois traversée la route de Tournon, il n’y avait plus de trottoir ni même de maisons, A droite, des jardins clos, à gauche des champs qui bordaient la voie encaissée et étroite, le Chemin du Rooy. Nous arrivions alors au pré de tous les exploits.
Les premiers s’étaient déjà mis en tenue sous l’opportun marronnier quand M. Leterre arrivait, poussant devant lui quelques retardataires, toujours les mêmes, que le sport n’enthousiasmait pas. Cette poignée d’anarchistes, les bras cassés, était affectée par M. Leterre à la tâche exaltante de bouchonner et bichonner son destrier métallique avec des chiffons doux et du pétrole. Nous autres, sous les orgues célestes, pénétrions sur le terrain, les yeux illuminés d’un espoir de gloire infinie.
Dans les matières intellectuelles, la performance, tout en offrant des possibilités d’extension, s’inscrivait dans un cadre fini ; on ne pouvait faire mieux que zéro faute en orthographe. Au rugby, la subtilité de la passe, la pertinence du coup de pied, l’efficacité du plaquage, possédaient une potentialité de perfectionnement illimité qui, comme les secousses sismiques, s’étalonnait sur une échelle ouverte. Pour le sort du match en cours, la charge pachydermique de Fournier, le service au cordeau de Titine à son ailier, pouvaient même dépasser ceux des sublimes Tarozzi et Merquey. Le samedi après-midi des années de sixième et cinquième, nous réalisions des prouesses qui irrigueraient les conversations de la semaine à venir et dont les plus éclatantes nous accompagneraient durant la scolarité entière et même au-delà. Les assauts de Fournier étaient-ils contrariés par des mottes malencontreuses, les passes de Titine gâchées par les mains en bois de Nénette, aussi gourd qu’il était véloce ? Qu’importe. Loin de les réduire, les aléas grandissaient les actions : sans la touffe d’herbe, sans la maladresse de Nénette…
Un samedi cependant, la terre trembla. Dans le virage avant le passage à niveau, notre avant-garde fut dépassée en trombe par M. Leterre. La garde-barrière s’essuya les mains à son tablier de cuisine et ferma la route de son portail roulant. Nous nous attroupâmes, les yeux ronds, à deux mètres du professeur. « Quel est celui qui a dit que j’étais un con ? » Un renard surgissant au milieu d’une convention de gélines n’eût pas créé plus d’émoi que la question de M. Leterre. Ce fut un ahurissement majuscule. Des camarades survenaient, que M. Leterre bloqua à distance : « Dans mes sacoches, j’ai un poste de radio émetteur-récepteur et j’ai tout entendu : quel est celui qui a dit que j’étais un con ? » Une onde d’absolue dénégation émanait de notre groupe : rien à en sortir. « En rangs par deux ! » Ce jour-là, nous alignâmes abdominaux et tours de terrain, les bras cassés aussi. C’est dans la même formation militaire que nous revînmes au collège, à la stupéfaction des passants. Le lundi matin, grand branle-bas dans Landerneau : qui avait traité M. Leterre de con ? Les externes restaient prudents : l’avant-garde du samedi n’en comptait aucun, sauf Fournier, mais, bien que plus nombreux, ils se méfiaient de l’instinct grégaire et agressif des pensionnaires. L’affaire débordait la confrérie ; des élèves de troisième, et même de seconde ! étaient venus aux nouvelles. Dans le groupe ciblé par M. Leterre, on tentait de reconstituer le verbatim des conversations du Chemin du Rooy mais, en totale bonne foi, nul n’avait souvenir de l’insulte. D’ailleurs qui aurait osé Monsieur Leterre est un con alors que nous le révérions ? Un bras cassé aigri, à la rigueur, mais ils étaient hors de cause.
Après le repas du soir, nous cherchions encore lorsque Nénette se souvint qu’on avait parlé des joueurs de l’équipe de cadets (son frère aîné, minime surclassé, en faisait partie) et que Fournier avait dit que M. Leterre avait dit que, si Chalareng continuait à jouer comme ça, il allait avoir sa place en équipe première de Villeneuve XIII (avec Tarozzi et Merquey !), alors, devant l’énormité du postulat, Titine avait rigolé : « Quel con, ce Juteux ! » Ce n’était pas une insulte mais un commentaire. Il s’agissait donc d’un malentendu, difficile, convenons-en, à expliquer. Titine avait voulu dire ; « Monsieur Leterre exagère. » Pour nous, l’affaire était close. Une énigme subsistait : comment M. Leterre avait-il pu savoir ? Le poste émetteur-récepteur avait fortement ébranlé nos esprits. « Mais vous êtes cons, puisque Juteux n’était pas avec vous, comment son poste aurait pu vous capter ? » C’était vrai aussi. « Vous parliez fort et quelqu’un qui faisait son jardin a entendu. Quand Juteux est passé, le type vous a cafardés. » Le grand-frère de Nénette venait de remettre les choses en place. Durant la quinzaine qui suivit, nous redoublâmes de bonne volonté et de gentillesse – de bassesse et de léchage de Pataugas ? – avec M. Leterre qui voulut bien jeter au Lot cette offense non avenue.
Bernard, mon ami septuagénaire, continue de dérouler ses souvenirs d'enfance. Il a la gentillesse de le faire pour mon blog, et pas pour celui de la voisine. Originaires du Pas-de-calais et de la Somme, nous nous sommes connus à Monclar (d'Agenais) au début des années cinquante. J'avais six ans (lui quelques années de plus). Moi, le chti du plat pays, je découvrais des rues en pente, un drôle d'accent, des Espagnols (réfugiés politiques), des Italiens (qui avaient fui la misère) et des Nord-Africains qui avaient choisi la France avant le début de la Guerre d'Algérie.
Dans ce village qui me fait aujourd'hui pitié, à l'écart de tout développement économique, le Front National a obtenu 30% des voix lors du premier tour des élections régionales, la droite en général plus de 60%. C'était autrefois un bastion du radical-socialisme. J'ai raconté ailleurs comment ce village n'était en rien, à l'époque, un terreau de communautarisme.
Lycéens des années cinquante, nous ne jouissions pas de ces armes incomparables d’instruction massive, – télévision et nouvelles technologies de l’information et de la communication, qui épanouissent si fort les générations actuelles. Après leur sortie mondiale, les films mettaient un an pour illuminer les écrans des Cyranos et Lutetias de nos sous-préfectures, trois ans pour les chefs-lieux de canton. Aussi le rôle de nous ouvrir le monde et au monde reposait-il principalement sur nos respectés professeurs. En proportion de l’intérêt que leur personnalité et leur enseignement suscitaient, nous les installions plus ou moins haut sur les pentes de l’Olympe et, bien qu’il nous arrivât d’en traiter certains en simples mortels, jamais ne remettions-nous en cause leur essence sacrée.
C’est avec une appréhension mêlée de fierté que les élèves de première entraient dans la classe de M. G... qui enseignait l’histoire et la géographie, épreuve du baccalauréat première partie. Ficelle, surnom trivial pour ce quinquagénaire à l’aise dans le traditionnel costume gris trois-pièces. Assez grand, mince, d’une calvitie abondante, nous lui eussions trouvé une ressemblance prononcée avec Lee Van Cleef si ce dernier eût déjà été à la mode : « Déjà quinze secondes perdues ! », soulignait-il sarcastiquement alors que nos outils étaient pourtant prêts en un temps record. Réglé comme du papier à musique, il dictait son cours en tournant lentement dans les rangées, toujours en sens contraire des aiguilles d’une montre. La rumeur le prétendait nostalgique de l’Ancien Régime : il portait, paraît-il, une cravate noire le 21 janvier, anniversaire de la mort de Louis XVI. A la date fatidique, l’on ne pensait pas à vérifier, ou ça tombait un dimanche, ou l’on n’avait pas cours avec lui. De toute façon, nos professeurs portaient toujours des cravates sombres : à cette époque, les hippies et Antoine n’étaient pas encore nés.
La fantaisie de la phrase introductive du cours d’histoire de M. G... – nous ignorions son prénom – illustrait le personnage ; En 1789, la France était une mosaïque de circonscriptions enchevêtrées. Nous la notions avec la ferveur de l’alchimiste au bord de découvrir le suprême secret. Dans le programme de géographie, le contrecoup du plissement alpin s’était avéré un monument érotique parce que Ficelle le mentionna à l’instant où il remontait vers le tableau, ce qui laissa à Gaston, dans le dos imperturbable de notre Amerigo Vespucci, le temps de mimer l’acte sexuel, en ramenant vers lui ses deux poings serrés dans une frénétique secousse. Monsieur G... nous conduisait, manu militari, vers les cimes du savoir dont il figurait une haute mais aride représentation. Il était en quelque sorte notre huile de foie de morue intellectuelle.
A côté de notre appétence pas toujours spontanée pour les travaux de l’esprit, nous accordions une part considérable au sport, à sa pratique, à son spectacle et aux commentaires enflammés qui en découlaient. Villeneuve-sur-Lot était une place forte du rugby à XIII et la décennie cinquante y fut grandiose. Il nous arrivait de reconnaître en ville des joueurs qui enchantaient le spectacle dominical. Hors de leur costume d’apparat, ils rapetissaient un peu sans perdre cependant l’auréole gagnée à grands coups de charges folles, de plaquages destructeurs ou d’insaisissables arabesques.
On poussait parfois la porte de la pharmacie de la rue de Paris en espérant recevoir le tube de Dolpic des mains magiques de Jacques Merquey. Les fées s’étaient penchées sur le berceau rustique de ce fils de très modestes paysans, le douant de qualités exceptionnelles. Le rugby lui avait permis de faire des études de pharmacie et d’acheter une officine : la réalité éclipsait la légende. En passant devant la station Shell qui jouxtait le théâtre Georges-Leygues, on apercevait souvent Tito Tarozzi, penché sur un moteur, immense dos en V à la taille pincée par la ceinture élastique de la combinaison bleu-ciel, habit ouvrier que magnifiait la gloire de son propriétaire. On osait l’interpeller : « Bonjour, Tito ! », il se dépliait et répondait d’un large sourire en agitant sa clé à molette. L’élégance de Merquey et la puissance de Tarozzi incarnaient les deux faces du rugby villeneuvois et les deux pôles de nos rêves adolescents.
Le cas de Merquey qui avait un pied dans chacun des deux ordres antinomiques, celui des savants et celui des athlètes, qui structuraient le monde, du moins tel qu’il nous apparaissait, aurait dû nous dessiller. Mais le sublime Jacky était encore au faite de sa carrière sportive, si bien que nous le rangions naturellement du côté des jambes. S’il passait le plus clair de ses journées en blouse blanche d’apothicaire, nous ne voulions le voir que dans le maillot vert à chevron et épaulières blancs.
Jacques Merquey
Les chevaliers du Corps et ceux de l’Esprit évoluant dans des sphères étanches et contradictoires, nous n’aurions jamais pensé que l’ébranlement de notre conception de l’univers pût un jour venir de Monsieur G... lui-même. Les jeudis après-midi sans compétitions sportives, les internes de première et de terminale avaient la permission de sortie en ville. Nous étions quatre mordus de billard qui nous rendions au café Castel, mitoyen de la Porte de Paris. En ces temps de plein emploi, les tapis étaient déserts et les clients se limitaient à quelques tables de beloteurs, retraités costumés et cravatés, à l’autre bout de l’immense salle 1900. Le seul repère familier, c’était les épaules démesurées de Tito Tarozzi qui attendait en tapant le carton l’heure de l’entraînement hebdomadaire. Une voix infernale troubla soudain nos calculs prévisionnels de carambolage : « Hé ! Hé ! Hé ! Tito ! Que pensez-vous de celui-là ? » N’eût été le lieu, elle ressemblait à s’y méprendre à celle de Monsieur G... Et la grosse voix sonore de Tito qui appréciait grassement : « Alors là, Monsieur G..., vous m’avez bien eu ! Je m’attendais pas que l’impasse, c’était vous. » Et le rire d’hyène qui crucifiait les réponses erronées des interrogations orales retentit et s’amplifia encore, accompagné des gloussements qui secouaient notre Tito.
Nous échangeâmes des regards déments et, soudain paniqués par la crainte d’être découverts en ce lieu de perdition par le plus redouté de nos professeurs, nous remisâmes dans l’instant les instruments et nous déguerpîmes sans penser alors à la tête que feraient nos condisciples…
Villeneuve-sur-Lot en 1959, bien avant Cahuzac. Quatre voitures dont deux Panhard (mais je vous parle d'un temps...).
Mon copain Bernard, qui a lu ma page de blog dès potronminet, ajoute ceci :
En sus de ses dons, Jacky Merquey était plus que beau : solaire. S'il avait été question de pétanque, on l'aurait qualifié de grand pointeur.
Ernesto a au moins quatre-vingts ans sur la photo. S'il est des gens que l'âge rend méconnaissables, Tito, cheveux noirs en moins, est le même, avec son nez qui en avait pris des tonnes ( une livre d'os répétitive multipliée par quarante matchs multipliés par quinze saisons, cela fait bien des tonnes) et cet air d'intérêt bienveillant qu'il portait en permanence sur tout interlocuteur ou toute chose. Son buste et ses bras étaient très longs. Quand il se courbait légèrement pour dézinguer un adversaire, on aurait dit la course d'un chimpanzé, ses mains velues frôlant le sol.
Université d’Aix-Marseille (ils disent désormais "Aix Marseille Université", ces colonisés dans leur tête par les Zuniens !). Une soutenance de thèse en linguistique. Tout se passe comme sur des roulettes. Très bonne thèse, très bonne soutenance.
Très ému, le président du jury fait remarquer que le jury est à l’image de la France d’aujourd’hui : un Juif, une personne d’origine italienne, une d’origine catalane, une autre d’origine espagnole. Le candidat est marocain.
Le titre de docteur une fois décerné, le thésé, comme c’est la coutume, offre un pot d’honneur aux jurés et à ceux qui ont assisté à la soutenance.
Pas de cochonnaille, pas de champagne ! Du jus d’orange pour faire passer les cornes de gazelle. Les professeurs, blanchis sous le harnais, n’avaient jamais vu cela.
Le pendant de cette scène ? Les soupes au cochon organisées par les identitaires fachos.
La France est désormais communautarisée à tous les étages. L’intégration n’est plus possible. Avant très longtemps, en tout cas.
Au Maroc, on sait boire du champagne.