Ci-dessous, une tribune d'Olivier Estevès, professeur des universités (Lille), publié dans Libération :
Bercés par le cliquetis de jeunes adultes qui prennent des notes, certes, mais checkent aussi leur «Insta», les cours en amphis sont touchés par un fléau de l’inattention. Pourquoi dès lors les maintenir ?
A la fin des années 70, il fallait deux amphis entiers pour accueillir le public se ruant sur les cours de Michel Foucault au Collège de France. Autour du grand philosophe, on trouvait parfois des dictaphones religieusement déposés par des personnes ne voulant rien, absolument rien rater des mots de l’auteur de Surveiller et Punir.
Bien sûr, cela fait de longues années que ces dictaphones n’existent plus, et qu’ils ont été supplantés par des ordinateurs portables, dont d’ailleurs la présence n’a jamais été sérieusement débattue dans l’université française. Pourtant, ces outils numériques sont autant d’armes de distraction massives qui, notamment dans l’anonymat de l’amphithéâtre, permettent de faire tout autre chose que de suivre le cours tout en véhiculant l’impression de prendre des notes. De très nombreux professeurs de cours magistraux ont déjà vécu cette expérience, d’autres enfin font semblant de ne pas le voir, car prendre la mesure de l’inattention en amphi serait prendre conscience que loin d’exercer quelque noble fonction de transmission des savoirs, nous aussi exerçons, au final, un peu d’un bullshit job.
« Faire le bordel », mais en silence
La prise de notes par ordinateur est beaucoup plus rapide qu’à la main, donc il est difficile d’interdire ces ordinateurs en amphi, même si on pourrait aussi penser que pour maximiser l’attention en cours, les amphis devraient être le lieu privilégié de l’interdiction des ordinateurs. Quant aux téléphones portables, ceux-ci sont parfois ubiquitaires et perturbent toujours l’attention en cours. Les amphis sont donc par excellence les lieux d’incivilités numériques innombrables, qui rendent parfois complètement illusoire toute velléité d’attention en cours. Et, là où, par le passé, un certain nombre de profs se faisaient «bordeller» pendant les cours magistraux, désormais les amphis sont plutôt silencieux, et chacun et chacune peut se rassurer en se disant que l’attention est de mise puisque les cliquetis des claviers égrènent les slides des exposés Powerpoint utilisés en cours. Le «bordel», on l’aura compris, peut aussi se passer en silence.
Le Covid a montré que les cours magistraux en mode distanciel n’étaient pas forcément à bannir : au moins le professeur ne pouvait vérifier l’attention en cours et donc pouvait librement se concentrer sur le contenu à partager, et les étudiants et étudiantes pouvaient plus facilement poser des questions, en utilisant la fonction « chat » de Zoom ou bien carrément en prenant la parole depuis le confort de leur chez eux, alors qu’en amphi, les étudiants timides ne prennent jamais la parole. Assez paradoxalement donc, la distance pouvait faciliter l’interaction. On peut aussi enregistrer un cours magistral sur Zoom et le laisser à la disposition des étudiants et étudiantes sur nos espaces numériques de travail, quitte à organiser de courtes séances de questions par la suite.
Le fléau de l’inattention donne donc à penser qu’il n’est décidément pas saugrenu d’envisager sereinement la fin des cours en amphithéâtre. Cela veut dire également repenser l’architecture des nouveaux campus, où l’on devrait construire beaucoup moins d’amphithéâtres et beaucoup plus de salles en petits groupes. A contrario, les travaux dirigés doivent être sanctuarisés et même multipliés en nombre, ce qui, en ces temps de sous-financement chronique des universités, n’est pas – loin s’en faut – à l’ordre du jour.
Amphi vs khôlles en prépas
Il est tentant de voir les khôlles des classes préparatoires comme le contraire institutionnel des cours en amphis, fossé qui illustre de manière violente un séparatisme typiquement français, que la massification des universités n’a fait qu’exacerber.
Dans les khôlles, l’attention est réelle, l’interaction est personnelle, et les enseignants connaissent les noms et prénoms des élèves (notez qu’on dit « élèves de prépas », pas « étudiants »), un scénario impensable pour l’écrasante majorité des étudiants, notamment en licence. En face des « khôlles », donc, du mauvais côté du mur de Berlin des études supérieures à la française, ces amphis souvent bondés, où une personne seule face à une marée humaine dont on ne voit pas les yeux « essaie de », « fait comme si » ou «fait semblant de», bercé par le cliquetis de jeunes adultes qui prennent des notes, certes, mais checkent aussi leur «Insta », s’enquièrent des dernières nouvelles sur une énième blessure de Neymar, s’amusent devant des vidéos qui les extraient d’un quotidien morne et précaire, ou font un peu de tout ça simultanément. Dans le même temps, les présidences d’universités regardent ailleurs elles aussi, pensent aux « Labex », « Idex », « Epex » ou au classement de Shanghai. Que de vastes salles dans leurs murs ne servent plus à grand-chose ne semble pas les tourmenter, car ce n’est pas vraiment sur cela que le ministère les jugera.
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