Un ouvrage publié en 2019. La lecture n'en est que meilleure.
Claire Marin. Rupture(s). Comment les ruptures nous transforment. Paris : Éditions de l’observatoire, 2019.
Professeuse de philosophie en classe préparatoire aux Grandes Écoles, Claire Marin travaille principalement sur les épreuves de la vie. Adèle Van Reeth, directrice (musclée) de France Inter depuis 2022, qui a édité le présent ouvrage, a ainsi caractérisé la singularité de Claire Marin : « Elle excelle dans l’art de la narration, de celui de faire le lien entre le concept et le vécu, d’ancrer la philo dans la vie amoureuse ou le lien mère-enfant, en assumant le “je” ».
Dans Ruptures, comme dans d’autres ouvrages, Claire Marin montre comment les ruptures et les déchirures psychiques ou mentales sont les causes ou les conséquences d’accidents corporels. Une rupture, dit-elle « n’est pas nécessairement visible ou fracassante », elle se fait parfois « sans changement flagrant mais à travers des décisions intérieures des orientations nouvelles ». Et elle nous rappelle une caractéristique sémantique du verbe “ rompre ” : on est aussi rompu à quelque chose, en particulier lorsqu’on découvre en nous une puissance, une aptitude à résister.
Une rupture – amoureuse, par exemple – désoriente ou, pire encore, explique Claire Marin, désaxe. Au point, éventuellement, qu’il n’est plus possible de rester fidèle à ce que l’on était avant la rupture. On a à la fois perdu notre Orient et l’axe de notre vie, le syntagme et le paradigme de notre existence. Plus de boussole dans le brouillard. On est désorienté comme par le givrage des sondes de vitesse Pitot. L’anglais utilise le mot bewildered, quand on est égaré, quand notre être retourne jusqu’à sa nature sauvage.
Si l’on nous quitte, ce n’est pas pour ce que l’on est, mais le plus souvent pour ce que l’on n’est pas. Et comment savoir ce que l’on n’est pas tant que l’on n’a pas cerné le désir – nouveau ou ancien – de l’autre ? Claire Marin propose une description phénoménologique originale du processus de la rupture : « Et pourtant, comme souvent dans la rupture amoureuse, c'est dans le cliché que se dit l'exacte vérité. Un couple se déchire : cela ne signifie pas que les anciens amants se disputent, cela signifie qu'ils essaient réellement de s'extraire d'une matière commune, d'un corps affectif mais aussi du corps physiologique que leurs couples avaient créé. Ce que le romancier belge Antoine Wauters, auquel Marin fait appel, complète par : « être séparé des tas de fois pendant des mois et des années, être séparé c'est vivre dans la souffrance du manque, le souffle court, le cœur pressé, les gestes anxieux. »
La rupture se répète sans cesse. Mille endroits, mille circonstances nous y ramènent indéfiniment et nous piquent intérieurement. Notre cœur est « butiné par le manque ».
Notre aptitude à faire face et à résister aux ruptures date de l’enfance. Claire Marin pose que l’on est d’autant plus submergé que, quand nous étions enfants, nous avons été entièrement façonnés de l’extérieur (ce qui, pour elle, a créé une fausse identité) et que nous avons été incapables de nous opposer, de marquer notre désaccord avec ce qui a produit notre pensée, notre être au monde. Car nous sommes restés, comme on dit aujourd’hui, dans notre zone de confort, nous nous sommes contentés d’une existence rassurante. Un exemple parlant nous est ici donné, celui du capitaine Haddock qui est ce qu’il est et demeure ce qu’il a toujours été : il a beau, au début des 7 Boules de cristal, revêtir les habits d’un faux aristo, il n’en reste pas moins le capitaine Haddock car son moi est « imprenable inébranlable inaltérable. »
Bref, on ne rompt pas avec soi-même. Marin fait appel à Henri Bergson (Conférences de Madrid sur la personnalité (1916)) : au fur et à mesure que nous avançons dans la vie, nous ne pouvons que « jeter par-dessus bord de nombreuses personnalités possibles ». Don Quichotte ou Sancho Pança sont ce que Cervantès aurait pu être dans des vies « qu’il aurait pu vivre s’il avait vécu cinquante fois et non une seule ». Mais l’enfant que nous étions perdure globalement en nous. Il est présent à chaque instant et à tous les âges. Ce que décrira Lionel Duroy dans Le Chagrin (2010) : « Quand notre mère mourra bien des années plus tard et que je m'étonnerai de ne pas éprouver de chagrin, ou si peu, j'en viendrai à me donner pour explication qu'elle était déjà morte en moi et que sa disparition remontait sans doute à cette fameuse crise de nerfs l'année de mes dix ans où je l'avais pleuré comme si je ne devais plus jamais la revoir. »
Cela dit, nous ne sommes pas entièrement déterminés. Marin donne l’exemple d’Henri Michaux et de son Bras cassé (1973). Un jour il glisse, tombe et se fracture le coude droit. En se relevant, il se perçut comme « parfaitement neutre », ayant découvert que son être gauche était « maladroit », mais aussi un, autre « étranger », une « curiosité ». Il se mit alors immédiatement à écrire avec la main gauche, ce qui révéla « un autre être en lui-même ou, tout au moins, une autre façon d'être un moi qu'il nomma “ moi frère ”. »
Heureusement que tout n’est pas prévu et que même certaines catastrophes peuvent donner un sens nouveau à nos vies. Désorientés, nous parvenons parfois à nous réorienter.