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16 février 2024 5 16 /02 /février /2024 06:01

Un ouvrage publié en 2019. La lecture n'en est que meilleure.

 

Claire Marin. Rupture(s). Comment les ruptures nous transforment. Paris : Éditions de l’observatoire, 2019.

 

Professeuse de philosophie en classe préparatoire aux Grandes Écoles, Claire Marin travaille principalement sur les épreuves de la vie. Adèle Van Reeth, directrice (musclée) de France Inter depuis 2022, qui a édité le présent ouvrage, a ainsi caractérisé la singularité de Claire Marin : « Elle excelle dans l’art de la narration, de celui de faire le lien entre le concept et le vécu, d’ancrer la philo dans la vie amoureuse ou le lien mère-enfant, en assumant le “je” ».

 

Dans Ruptures, comme dans d’autres ouvrages, Claire Marin montre comment les ruptures et les déchirures psychiques ou mentales sont les causes ou les conséquences d’accidents corporels. Une rupture, dit-elle « n’est pas nécessairement visible ou fracassante », elle se fait parfois « sans changement flagrant mais à travers des décisions intérieures des orientations nouvelles ». Et elle nous rappelle une caractéristique sémantique du verbe “ rompre ” : on est aussi rompu à quelque chose, en particulier lorsqu’on découvre en nous une puissance, une aptitude à résister.

 

Une rupture – amoureuse, par exemple – désoriente ou, pire encore, explique Claire Marin, désaxe. Au point, éventuellement, qu’il n’est plus possible de rester fidèle à ce que l’on était avant la rupture. On a à la fois perdu notre Orient et l’axe de notre vie, le syntagme et le paradigme de notre existence. Plus de boussole dans le brouillard. On est désorienté comme par le givrage des sondes de vitesse Pitot. L’anglais utilise le mot bewildered, quand on est égaré, quand notre être retourne jusqu’à sa nature sauvage.

 

Si l’on nous quitte, ce n’est pas pour ce que l’on est, mais le plus souvent pour ce que l’on n’est pas. Et comment savoir ce que l’on n’est pas tant que l’on n’a pas cerné le désir – nouveau ou ancien – de l’autre ? Claire Marin propose une description phénoménologique originale du processus de la rupture : « Et pourtant, comme souvent dans la rupture amoureuse, c'est dans le cliché que se dit l'exacte vérité. Un couple se déchire : cela ne signifie pas que les anciens amants se disputent, cela signifie qu'ils essaient réellement de s'extraire d'une matière commune, d'un corps affectif mais aussi du corps physiologique que leurs couples avaient créé. Ce que le romancier belge Antoine Wauters, auquel Marin fait appel, complète par : « être séparé des tas de fois pendant des mois et des années, être séparé c'est vivre dans la souffrance du manque, le souffle court, le cœur pressé, les gestes anxieux. »

 

La rupture se répète sans cesse. Mille endroits, mille circonstances nous y ramènent indéfiniment et nous piquent intérieurement. Notre cœur est « butiné par le manque ».

 

Notre aptitude à faire face et à résister aux ruptures date de l’enfance. Claire Marin pose que l’on est d’autant plus submergé que, quand nous étions enfants, nous avons été entièrement façonnés de l’extérieur (ce qui, pour elle, a créé une fausse identité) et que nous avons été incapables de nous opposer, de marquer notre désaccord avec ce qui a produit notre pensée, notre être au monde. Car nous sommes restés, comme on dit aujourd’hui, dans notre zone de confort, nous nous sommes contentés d’une existence rassurante. Un exemple parlant nous est ici donné, celui du capitaine Haddock qui est ce qu’il est et demeure ce qu’il a toujours été : il a beau, au début des 7 Boules de cristal, revêtir les habits d’un faux aristo, il n’en reste pas moins le capitaine Haddock car son moi est « imprenable inébranlable inaltérable. »

 

Bref, on ne rompt pas avec soi-même. Marin fait appel à Henri Bergson (Conférences de Madrid sur la personnalité (1916)) : au fur et à mesure que nous avançons dans la vie, nous ne pouvons que « jeter par-dessus bord de nombreuses personnalités possibles ». Don Quichotte ou Sancho Pança sont ce que Cervantès aurait pu être dans des vies « qu’il aurait pu vivre s’il avait vécu cinquante fois et non une seule ». Mais l’enfant que nous étions perdure globalement en nous. Il est présent à chaque instant et à tous les âges. Ce que décrira Lionel Duroy dans Le Chagrin (2010) : « Quand notre mère mourra bien des années plus tard et que je m'étonnerai de ne pas éprouver de chagrin, ou si peu, j'en viendrai à me donner pour explication qu'elle était déjà morte en moi et que sa disparition remontait sans doute à cette fameuse crise de nerfs l'année de mes dix ans où je l'avais pleuré comme si je ne devais plus jamais la revoir. »

 

Cela dit, nous ne sommes pas entièrement déterminés. Marin donne l’exemple d’Henri Michaux et de son Bras cassé (1973). Un jour il glisse, tombe et se fracture le coude droit. En se relevant, il se perçut comme « parfaitement neutre », ayant découvert que son être gauche était « maladroit », mais aussi un, autre « étranger », une « curiosité ». Il se mit alors immédiatement à écrire avec la main gauche, ce qui révéla « un autre être en lui-même ou, tout au moins, une autre façon d'être un moi qu'il nomma “ moi frère ”. »

 

Heureusement que tout n’est pas prévu et que même certaines catastrophes peuvent donner un sens nouveau à nos vies. Désorientés, nous parvenons parfois à nous réorienter.

 

 

Note de lecture 214
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commentaires

A
" Adèle Van Reeth, directrice (musclée) de France Inter depuis 2022, qui a édité le présent ouvrage " et accessoirement si on peut dire compagne de Raphaël Enthoven.<br /> Qu'on ne dise pas qu' elle c'est elle et que lui c'est lui car je doute qu'étant ensemble les affinités ne soient pas plus nombreuses que les petites ou moyennes particularités personnelles. <br /> Dire que je la trouvais intéressante quand du temps d'avant elle participait à des rencontres de plateaux télé. Sans doute comme souvent aveuglé par son cursus universitaire.<br /> Si par le passé j'étais intéressé par ces ouvrages de psychologie individuelle croyant y trouver des règles de vie susceptibles d'éclairer nos comportements " primaires " et, partant, de modifier positivement les sociétés, il y a longtemps que je n'y vois plus que des préoccupations de personnes confortablement installées dans une société qui au total leur convient et dont les injustices structurelles les intéressent peu ou pas du tout. En quelque sorte la gymnastique intellectuelle de gens qui ont l'estomac bien rempli et un fauteuil confortable. J'avoue que j'ai ces 2 avantages mais l'introspection est pour moi dans un ennui sans fin. <br /> Il se trouve que j'ai lu récemment La Vingt-cinquième Heure de l'écrivain roumain Virgil Gheorghiu, publié en 1949. 1949 c'est dire comme je suis en retard du côté de la culture.<br /> Et bien il y a dans l'histoire de Iohann Moritz, le héros malgré lui de ce roman, plus d'enseignement à tirer pour ce que nous sommes que dans bien des introspections malgré toutes les polémiques qui sont attachées à l'auteur ou même malgré l'accusation à mon avis injuste d'anticommunisme primaire. Les faits y sont têtus et la vérité complexe. Il y a dans cette histoire le récit salutaire de faits qui brisent notre manichéisme concernant l'armée rouge et en même temps et surtout nous rappelle que nous faisons partie de cette catégorie majoritaire de la population qui reste dramatiquement dépendante des soubresauts de l'Histoire. La paix est un une construction qui est toujours fragile.<br /> Une histoire des philosophes romains des derniers siècles de l'empire que j'ai lue il y a pas mal d'années mais dont je ne me souviens ni du titre ni de l'auteur m'a influencé. La philosophie y était décrite comme étant un moyen d'atteindre un statut social avantageux en étant proches du pouvoir et les philosophes plutôt courtisans. Par ailleurs la recherche de " notre moi " est un sujet consensuelle et il me semble une forme d'onanisme intellectuel. <br /> En passant, de Don Quichotte que j'ai dans la Pléiade j'y ai vu essentiellement la confrontation entre un idéal social et la perversité de la société et non pas entre le rêve et la réalité. En résumé.
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