Phonétiquement parlant, il existe de nombreuses différences entre le picard et le francien, principal ancêtre du français de France, du français standard, parlé à l’époque médiévale en Île-de-France, dans l’Orléanais, en Touraine, dans le Berry et le Bourbonnais. Á propos de la Touraine, un consensus veut qu’elle soit le berceau de la langue française car ses habitants parleraient sans accent. Ce qui est faux, bien sûr. Alfred de Vigny, dans Cinq-Mars ou une conjuration sous Louis XIII, a brossé des Tourangeaux un portrait plus que flatteurs : « les bons Tourangeaux sont simples comme leur vie, doux comme l'air qu'ils respirent, et fort comme le sol puissant qu'ils fertilisent. On ne voit sur leurs traits bruns ni la froide immobilité du Nord ni la vivacité grimaciaire du Midi. Leur visage a comme leur caractère quelque chose de la grandeur du vrai peuple de Saint-Louis ; leurs cheveux châtains sont encore longs et arrondis autour des oreilles comme les statues de Pierre de nos vieux rois ; leur langage est le plus pur français, sans lenteur sans vitesse, sans accent ; le berceau de la langue est là, près du berceau de la monarchie. »
Le picard se différencie des variantes de la langue d’oïl, en particulier au niveau de la palatalisation, quand un son est produit plus à l’avant du palais que dans le son d’origine. Ce phénomène a été constaté par le philologue allemand Karl Bartsch : ainsi le a devient ie et le K devient ch : cane donne chien. La consonne occlusive vélaire sourde (k), articulée quand le dos de langue rencontre le voile du palais, laisse la place à une consonne fricative palato-alvéolaire sourde (/ʃ/) ; le phonème post-alvéolaire est prononcé contre une partie du palais dur. Gaudia donne joie, keval donne cheval, gambe donne jambe, kief donne chief (chef), cathedra donne chaire par le biais de caïelle. On retrouvera un phénomène identique en allemand : water donne wasser, ezzen donne essen.
On va voir apparaître des lignes imaginaires (isoglosses) dessinant des zones linguistiques différenciées par le lexique ou la phonétique. Chez les Picards du nord et du sud, chien vs kien, chez les Allemands maken vs machen. Même chose en Italie (nord contre centre et sud). Le philologue Charles Joret va dessiner la “ ligne Joret ” qui coupera la Normandie en deux du nord au sud et traversera l’Amiénois et le sud-ouest de la Belgique. Un trait distinctif intéressant sera le chuintement normano-picard : plache vs place ; chiel vs ciel. Autre opposition significative : l'ancien picard cachier (prononcé catchyér) – ancien français chacier (prononcé tchatsiér, lequel deviendra plus tard chasser, forme du français moderne). Lors de la catastrophe de Courrières, un mot va tristement faire florès : rescapé. Ce mot venait du picard récapé et du français “ tourangeau ” réchappé (ancien français rescapé), participe passé du verbe réchapper ne s’utilisant pas de manière substantivée.
Le picard ne va cesser d’alimenter le français standard. Cambrette (petite chambre) va donner le néerlandais caberet qui va donner le français cabaret. Le néerlandais mare (fantôme qui provoque le cauchemar) va passer en picard, associé à cauchier (presser), ce qui donnera cauchemar. Le picard cailleu va supplanter le français chaillou, ce qui donnera caillou.
L’École de la République, qui ne tolérait pas les langues régionales, a fait disparaître les derniers locuteurs picards monolingues. Des dialectolgues (Robert Loriot, Raymond Dubois, Mario Roques) tentèrent de ranimer cette langue en marcescence. Le picard fait l’objet d’études méritantes dans les universités de Lille et d’Amiens. Dans les années 1980, les éditions Omnivox ont édité Eche pikar bél é rade (le picard bien et vite) une sorte de “ Méthode Assimil ”, sous la direction de René Debrie, accompagnée de deux cassettes enregistrées par Jacques Auvet et Françoise Rose de la compagnie du théâtre des marionnettes Chés Cabotans. L’idiome choisi est celui de l’amiénois.
Dans la vie de tous les jours, le picard tend à s’uniformiser, il est désormais très rarement une langue maternelle, il est certes compris par bien des gens du nord, mais très peu parlé. Restent des écrits, comme ceux du mineur de fond Jules Mousseron, le créateur de l’immortel Cafougnette (ici et ici). Le ch’ti Jacques Bonaffé a mis en scène de nombreux textes de Mousseron. Tintin a été traduit en Picard vers les années 1980 : (Les pinderleots de l'Castafiore, El' sécrét d’la Licorne et El’ trésor du rouche Rackham, Ch'Cailleu d'étoéle (2007) et El Crape as Pinches d'Or (2013).
Le succès de la traduction des pinderleots de l'Castafiore a été si important que pas moins de dix mille exemplaires de cette dernière se sont vendus en à peine trois jours et quinze mille numéros supplémentaires ont dû être commandés pour répondre à une demande particulièrement forte. Alors que les traductions en breton et en basque, seulement tirées à cinq mille exemplaires, n'ont pas connu le même succès, l'engouement en Picardie a été exceptionnel. Les éditions Albert René se sont elles également lancées dans la traduction de bandes dessinées en langues régionales, en publiant certaines des aventures d'Astérix. Trois à ce jour : Astérix i rinte à l'école (2004, plus de cent mille exemplaires), Ch'village copè in II (2007), et Astérix pi Obélix is ont leus ages – Ch'live in dor (2010). On pourra se reporter sur ce site pour retrouver toutes les BD en picard.
Depuis le XVIè siècle, l’expression « rouches boyaus » (boyaux rouges) qualifie les habitants du sud de l’Artois, dont les localités principales sont Arras, Bruay, Avesnes et Bapaume. Ayant longtemps vécu à Arras, mes parents se considéraient comme des boyaux rouges. Cette appellation est assez mystérieuse. Et a engendré trois explications : les Artésiens auraient eu le tempérament fougueux ; au XVIe siècle, les soldats artésiens portaient une ceinture de toile rouge. Plus complexe est l’explication selon laquelle, alors qu’elle était sous domination espagnole – jusqu’au XVIIe siècle – l’Artois a conservé ses privilèges et a échappé à la gabelle, l’impôt sur le sel. Les Artésiens auraient ainsi abusé de la consommation du sel, suscitant la jalousie des autres Picards : « « I minjtte tèlmint d'sé qu'is nin ont leus boïaus rouches conme unne crète ed codin » (Ils mangent tellement de sel qu'ils en ont les boyaux rouges comme une crête de dindon).
à suivre