Charlie Hebdo et des menaces multiples
Les menaces à l’égard de l’hebdomadaire satirique ne datent pas du 7 janvier 2015. Ces menaces ne concernent pas que les intégristes islamistes. Elles proviennent de multiples horizons politiques et religieux.
Le journal a été en butte avec une partie du monde politique, dont l’extrême droite, en raison de sa ligne éditoriale athée et anticléricale. C’est pour cette raison que des associations chrétiennes et musulmanes ont intenté des procès au journal. Souvent, c’était devant le tribunal de Strasbourg que ces procès étaient fomentés, car, jusqu’à récemment, le délit de blasphème était encore en vigueur en Alsace-Moselle.
Des menaces extérieures ont été proférées à l’égard de la France à propos de la publication ou republication des caricatures sur Mahomet. Elles émanaient, entre autres pays musulmans, de l’Arabie Saoudite en raison du fait que la France, au plus haut niveau, avait rappelé qu’elle n’interdirait jamais les caricatures. C’était confirmé par Al-Qaida au Yémen, lié à l’Arabie saoudite, qui a revendiqué l’attaque décimant, le 7 janvier 2015, la rédaction de Charlie Hebdo. L’organisation terroriste affirmait avoir agi sur ordre de son chef Ayman al-Zawahiri pour « venger » Mahomet caricaturé par le journal satirique français. Cette organisation terroriste justifiait l’acte ainsi : « Des héros ont été recrutés et ils ont agi, ils ont promis et sont passés à l’acte à la grande satisfaction des musulmans ».
Non, contrairement à l’affirmation du ministère des Affaires étrangères du Maroc, nous nous opposons à cette limitation de la liberté d’expression qui devrait s’arrêter « là où commencent la liberté et les croyances des autres ».
Victoire posthume de Charlie Hebdo
Bonne nouvelle, dans l’opinion publique française, la défense du droit à l’humour et au blasphème progresse, passant de 58 % en 2012 à 76 % en 2024. La part est certes moindre chez les musulmans, mais ils sont légèrement majoritaires à soutenir la liberté de caricaturer. Cependant, un bémol refroidit l’optimisme : c’est l’effritement de la capacité de mobilisation face aux attaques terroristes, notamment dans la jeunesse. Sans surprise, c’est parmi les athées (74 %) plus que chez les croyants (56 %) que se retrouvent les plus fervents défenseurs de la liberté d’expression et de caricaturer.
Une certaine gauche déboussolée
Il s’avère qu’une certaine gauche radicale et celle dite de « raison » ont abandonné la défense de la laïcité, notamment lors de la loi de 2004 sur l’interdiction des signes par lesquels les élèves manifesteraient de manière ostentatoire leur appartenance religieuse. L’objet de cette loi n’est pas d’empêcher l’expression de ses convictions si celle-ci s’opère sur un mode non fanatique.
Il est regrettable, pour la constitution d’un vaste mouvement populaire rassemblant notamment les ouvriers et les employés pour fonder une société plus juste dans laquelle les « derniers de cordée » et, cependant, les « premiers de corvée » aient toute leur place dans les débats et les prises de décisions, qu’une certaine gauche ou pseudo gauche ait abandonné le combat laïque à d’autres qui historiquement y étaient opposés. Ces derniers, droite et extrême-droite, transforment la laïcité en son contraire en ne visant que l’islam. Une certaine pseudo-gauche fait de même, par angélisme à l’égard des Frères musulmans et des salafistes… Cette gauche croit, par clientélisme électoral, pouvoir parvenir au pouvoir. Elle se trompe lourdement.
Cette gauche que nous critiquons n’a pas conscience qu’en refusant de nommer les choses comme l’acte terroriste du Hamas, en renonçant à qualifier de liberticides les contraintes de mode de vie, alimentaires et vestimentaires imposées par la branche intégriste de l’islam, elle sape les possibilités d’un mouvement populaire majoritaire émancipateur.
Le rôle fondamental de l’école publique
L’école doit cultiver une distance à soi par rapport à la société qui ne se pose même plus la question des finalités humaines à poursuivre. Cette société, avec une efficacité redoutable, tend à nous transformer en de simples agents économiques effaçant tous les autres aspects psychiques et psychologiques de l’être humain. Ainsi, ne sont pris en compte que la fonction de consommateur qui ne se pose plus la question de l’utilité de ce qu’il achète, que la fonction de producteur qui ne s’interroge plus sur l’utilité de ce qu’il produit. Il faut produire et consommer, d’où des questions existentielles qui sont évacuées, car n’apportant aucun profit financier.
Cette prise de distance rend possibles la résistance et une non-conformité à l’idéologie dominante sans tomber dans le travers d’un anticonformisme absolu, afin de respecter la liberté de conscience des élèves.
Démocratie et école libératrice
Ainsi que l’estimait Spinoza, la démocratie est le meilleur des systèmes. Il avait repéré les faiblesses de ce régime quand les individus qui composent la société ne sont mus que par la peur des sanctions. La démocratie ne peut être fervente, solide et pérenne qu’à partir du moment où les individus qui la constituent sont mus par l’adhésion fervente à ses valeurs et principes.
Il affirmait déjà, avant Jean Jaurès, qui évoquait la République enseignante, que, pour que cette adhésion républicaine prospère, l’école joue un rôle essentiel. La condition en est que l’école ne se contente pas de transmettre aux élèves et de construire avec eux les connaissances scientifiques, mathématiques, littéraires, historiques, géographiques, physiques… La connaissance de son moi profond, l’autonomie de jugement, l’esprit critique sont également d’importance.
Seule l’école publique et laïque, si on lui en confie clairement la mission, peut édifier les barrages mentaux, intellectuels, spirituels face à l’obscurantisme, face aux différents dogmatismes religieux, face à la manipulation des esprits.
Seules une instruction et une éducation publiques de qualité peuvent protéger des habitudes mentales aliénantes des dévots.
Seule une culture universelle et critique rend possible l’affranchissement des clichés, stéréotypes intégristes et permet de déverrouiller l’horizon bouché des individus.
Seule une école qui met les élèves en contact avec les grandes controverses historiques, avec les Lumières faibles des philosophes déistes, tels Voltaire, Rousseau, Kant…, mais aussi et surtout avec les Lumières fortes et athées, tels Helvétius, l’abbé Meslier, d’Holbach, Diderot peut assurer le développement d’une pensée rationnelle, d’un esprit critique garde-fous contre les obscurantismes.
De la servitude volontaire
L’organe central de notre assujettissement est en nous. La force de l’intégrisme religieux est de pénétrer dans la conscience de chacun jusqu’à effacer le souvenir de la liberté de pensée. L’intégrisme religieux, notamment islamiste, mais aussi d’autres mouvements juifs et chrétiens, n’agit pas que par les attentats, mais surtout, de manière efficace, sous la forme d’un terrorisme intellectuel. Ce terrorisme vise, dans un premier temps, à réprimer certaines idées, notamment hétérodoxes ou subversives. Dans un deuxième temps, il réprime jusqu’à la conception même de ces idées. Ce terrorisme intellectuel intégriste cherche, par l’éviction sociale, à criminaliser les pensées hérétiques en faisant en sorte d’en avoir honte.
Quel antidote à cette aliénation ? Sortir du bal des hypocrites
Les sanctions, les condamnations par la justice sont indispensables, nécessaires, mais insuffisantes. La menace d’une sanction pour empêcher un acte terroriste devient futile face à un individu convaincu d’accéder au paradis en le commettant. Il faut, en amont, développer chez nos enfants la pensée scientifique, la pensée rationnelle, l’autonomie de jugement.
Encore une fois, seule une école publique et laïque peut protéger les consciences de ces aliénations mentales. Seule une école publique et laïque de qualité peut constituer un antidote.
Déplorer l’intégrisme qui se développe, déplorer le communautarisme et la difficulté de faire société dans certains quartiers et, dans le même temps, refuser de donner les moyens à l’école publique et laïque de remplir ses missions, dont la formation de citoyens libres, conscients et émancipés, relèvent de l’hypocrisie. Pire même, organiser le séparatisme scolaire renforce ces dérives identitaires.
Les moments d’indignation et de commémoration sont insuffisants
Il n’est pas de meilleurs mots que ceux de l’UFAL en janvier 2015, qui invitent à ne pas confondre critique de l’intégrisme et islamophobie, à défendre l’usage de la liberté d’expression :
Pour que ces morts ne soient pas vaines, il faut davantage qu’un moment d’indignation “à chaud”. Il faut que l’attentat contre Charlie Hebdo ferme définitivement une parenthèse, celle des renoncements et du silence coupable. Il faut qu’il y ait un avant et un après. Il faut que les discours se clarifient. Il faut qu’à l’avenir, plus personne ne puisse alléguer la sociologie de salon pour, sinon excuser, du moins trouver des circonstances atténuantes aux appels au meurtre contre des militants de la laïcité ou aux autodafés contre des journaux satiriques. Il faut qu’à l’avenir on ne confonde plus jamais la critique de l’intégrisme islamique avec l’islamophobie. Il faut qu’à l’avenir les citoyens se mobilisent pour soutenir tel ou tel intellectuel faisant l’objet d’une fatwa, au lieu de se boucher le nez, d’ergoter et d’en conclure qu’“il l’a bien cherché”. Il faut qu’à l’avenir, tout citoyen reste Charlie : qu’ils apportent un soutien sans arrière-pensée à ceux qui font l’objet de menace de mort pour avoir usé de leur liberté d’expression.
Notes :