Lucie Castets. Où sont passés nos milliards ? Paris : Le Seuil, 2025
Lorsque le boy de Rothschild a perdu les dernières élections législatives, la rumeur s'est propagée selon laquelle Lucie Castets, dont personnellement je n’avais jamais entendu parler, pourrait être proposée par la gauche au poste de Première ministre. Le boy ayant plus d’un tour dans son sac, il s’arrangea autrement. Je n’ai pas la moindre idée de ce que cette personne aurait pu réaliser à Matignon. En revanche, j’ai découvert qu’elle était une remarquable essayiste, cultivée, rigoureuse, argumentant pied à pied, bref convaincante.
Deux idées forcent dominent cette très riche analyse : le boy détruit le service public et ses suivistes nous serinent que le recours au privé est inexorable ; la Macronie a décidé de gouverner la France selon un « apolitisme éclairé », pourvoyeur de « bonnes solutions » et de « réformes nécessaires ». Corrélativement, la transition écologique nécessitera des investissements publics et privés massifs, mais comme la redistribution manquera à l’appel, les plus pauvres et les plus précaires contribueront de manière disproportionnée à cette mutation inévitable tandis que l’État se contentera de « promouvoir, de façonner et d’épauler l’économie de marché ».
De l’extrême droite aux macronistes, un des topoï favoris est que l’administration est obèse, donc inefficace. Or, nous dit Castets, la part des fonctionnaires dans l’emploi total et par rapport à la population a tendance à diminuer, la fonction publique représentant en 2022 19,6% de l’emploi total en France contre 20% en 2017. Et cette fonction publique coûte de moins en moins chère car la rémunération des agents a décroché par rapport au privé. Entre 2009 et 2019 elle est resté stable dans le public alors qu’elle a augmenté de 13% dans le privé ! Entre 2021 et 2022, les agents de l’État ont perdu 45 euros par mois pour un salaire net de 2 000 euros. En revanche, ces trente dernières années, les aides consacrées aux entreprises sont passées de 3,1 à 6,2% du PIB.
Un des arguments de la droite et des macronistes en faveur d’une éternelle “ rigueur ” est que “ L’Europe ” – disons Bruxelles – nous impose de faire des économies. C’est globalement faux. Pour ne donner qu’un seul exemple, la Commission européenne n’a nullement imposé à la France de repousser l’âge de départ en retraite. De manière générale, la Commission n’exerce aucune contrainte juridique pour réduire les dépenses publiques.
L’augmentation de la dette « est en grande partie imputable à la réduction des recettes » du fait de décisions politiques de nos propres gouvernements : baisses d’impôts pour les plus riches, allègements de cotisations, baisse de l’impôt sur les sociétés de 33 à 25% pour « rejoindre la moyenne européenne », par Pierre Bérégovoy puis par Bruno Le Maire. Ces mesures ont conduit à « creuser l’écart entre la fiscalité sur le travail et la fiscalité sur le capital ». Les salaires sont taxés à 55% maximum, les revenus du capital à 30%. De même, ajoute l’autrice, « les exonérations de cotisations sociales ont été accrues depuis l’arrivée au pour d’Emmanuel Macron. […] Elles représentent en 2023 un coût de 75 milliards d’euros, soit 2,7 points de PIB. »
Dans la “ pensée magique ” (pour reprendre une expression méprisante du boy) de la droite, est mis en avant le postulat selon lequel le privé est systématiquement plus efficace que le public en termes d’organisation, de management. Les tenants de la pensée dominante oublient volontiers que le privé poursuit, à court terme, des objectifs de rentabilité alors que le public s’intéresse bien davantage à l’intérêt général et au long terme. Là aussi, le boy fait du “ en même temps ” : en 2017, il s’adresse à des préfets en ces termes : « J’attends de vous que vous soyez des entrepreneurs de l’État », avant, devant la Cour des comptes, de pérorer : « Nous devons transformer l’État pour qu’il soit aussi agile que les entreprises qui réussissent dans un monde globalisé. »
Le problème est sans fin car les agents de l’État sont accablés de tâches aussi stériles qu’inutiles. Ainsi dans l’Université – en particulier depuis la promulgation de la LRU en 2007 – les enseignants-chercheurs passent un nombre d’heures toujours croissant à remplir des formulaires pour obtenir des financements, au détriment de leur mission d’universitaire. Moi qui ai quitté l’Université il y a 17 ans, j’atteste que ce bouleversement s’est réalisé en moins de deux décennies. Selon cette logique infernale, les chercheurs ont intérêt à s’orienter vers des thématiques valorisées aux dépens de la recherche fondamentale et innovante, qui prend du temps et coûte de l’argent. C’est là que le privé peut intervenir. Lucie Castets note qu’il est fait de plus en plus recours à des cabinets de conseil privés pour, par exemple, gérer des crises. Ainsi, pendant l’épisode du COVID, l’État sollicita les services du cabinet McKinsey, cabinet de conseils en stratégie basé à New York, dont les activités dans la recherche ont bondi : 8 millions de dollars en 1999, 36 millions en 2002. En février 2021, le gouvernement Castex demanda à McKinsey – dans des conditions plutôt opaques – d’élaborer une politique vaccinale contre le COVID. Depuis 2022, trois enquêtes du Parquet national financier ont été diligentées à ce sujet. Dans un autre domaine, et alors que la France est bardée d’inspecteurs généraux, le gouvernement français a demandé en 2020 à McKinsey – pour une facture de 500 000 euros – d’évaluer le métier d’enseignant ! N'oublions jamais que ces cabinets coûtent pus cher que les fonctionnaires qu'on a perdus. Accessoirement, pendant l’épisode COVID, la gestion des rendez-vous de vaccination fut confiée à l’entreprise privée Doctolib. L’entreprise traita 90% des vaccinés (39 millions de rendez-vous). Si bien que cette entreprise privée est « détentrice de davantage d’informations et de données (stockées sur des serveurs aux États-Unis) que les agences régionales de santé sur les stocks de vaccin disponibles. »
L’Université française est l’une des grandes victimes de cette évolution sans fin. Entre 2010 et 2022, le nombre d’étudiants dans le secteur universitaire privé a augmenté de 70%, contre 14% dans le public. Le nombre d’étudiants du privé a doublé depuis 2022. Le budget par étudiant dans le public a baissé de 22% depuis 2012. Le secteur universitaire privé, « qui propose des formations sans garantie de qualité et souvent onéreuses, est en partie financée par des fonds publics, mais dominé par des groupes privés contrôlés par des fonds d’investissement internationaux à vocation lucrative. » Distinction bourdieusienne, quand tu nous tiens…
Á suivre.