En 2010, avant de connaître l’épilogue du procès qui l’opposait à son employeur, la Société Générale, Jérôme Kerviel publia chez Flammarion L’engrenage, mémoires d’un trader. Rappelons qu’il fut reconnu coupable de tous les chefs d’accusation, condamné à cinq ans de prison et à 4,9 milliards
d’euros de dommages et intérêts. Le jugement dédouanait intégralement la banque, alors que de graves carences de l’établissement bancaire avaient été dénoncées par des hauts fonctionnaires de la
direction du Trésor.
A l’époque, j’avais choisi de ne pas lire son ouvrage, pensant qu’il s’agissait d’un plaidoyer pro domo écrit à la va-vite par un nègre. Ces jours-ci, un proche m’a fortement encouragé à me plonger dans une version poche du texte de Kerviel. Au bout de trois pages, j’ai admis que mon a priori était infondé et que l’on n'est jamais assez rigoureux dans ses choix.
L’engrenage est en effet un livre de très bonne facture : le style est élégant et efficace, la construction est méthodique, la documentation est abondante, et même si toutes ces pages sont écrites du seul point de vue de l’auteur, Kerviel parvient à mettre de la distance entre ce qu’il est et ce que les circonstances ont fait de lui, durant une courte période (qui dut lui sembler une éternité) pendant laquelle il subit une pression inhumaine de tous les instants.
Par delà ce que l’on peut considérer comme un roman de formation, on peut lire ce livre comme un « Le monde de la finance expliqué aux nuls ». Et c’est évidemment en cela qu’il m’a fortement intéressé. Si l’on avait besoin de s’en convaincre encore, le monde des « marchés » est décrit de l’intérieur, par un de ses opérateurs à la fois fasciné et horrifié, comme un univers complètement autarcique, totalement déconnecté de l’humanité qu’il a décidé d’asservir, un univers de techniciens hyperspécialisés, d’hommes et de femmes d’une très grande vulgarité dont le seul objectif dans la vie est de fabriquer de l’argent (cet argent qui ne produit que de l'argent et donc de la misère) et de s’acheter le dernier 4X4 qui vient de sortir.
A part (ce qui m’a surpris) le salaire plutôt modeste des traders (le mot signifie tout bêtement marchand, négociant), les sommes manipulées dans la bulle financière sont toujours démesurées. Avant l’« affaire », Kerviel avait fait gagner un milliard d’euros à la Société Générale. Un record impressionnant : un gain cent fois supérieur à celui de ses collègues. La banque avait encaissé ce pactole, avec les intérêts, non seulement sans s’inquiéter, mais en en demandant toujours plus. Dans leur idiolecte sans grande élévation et bien machiste, les collègues et supérieurs avaient encouragé le petit prodige : « Alors, la cash machine, ça laisse ? », « Bravo, tu as été une bonne gagneuse aujourd’hui ». Hé oui, explique Kerviel : « Au sein de la grande orgie bancaire, les traders ont juste droit à la même considération que n’importe quelle prostituée de base. » L’utilisation par ces financiers d’un argot très grossier (« le marché dégueule », il « cave », il « yourze ») est intéressante en soi : l’argot est une invention des truands, des taulards qui ne voulaient pas être compris de ceux dont ils étaient physiquement proches. Ici, l’idiolecte est au service d’hommes qui, en un clic, peuvent, par exemple, ruiner le service hospitalier polonais.
Jamais Kerviel ne fut mis en garde puisque sa mission était de prendre un maximum de risques pour faire gagner un maximum d’argent à la banque. Les gains de Kerviel étaient exorbitants, mais la banque ne bougeait pas : « Qui, à la Société Génarale, oserait révéler le dessous des cartes, la gigantesque tricherie dans laquelle se vautrent les salles de marché du monde entier ? […] Celui qui gagne a toujours raison et on l’entoure de mille soins, celui qui perd a toujours tort et on le lâche. » Ce qui est frappant dans la démarche de Kerviel, c’est qu’il donne tous les noms de ceux qui l’ont accompagné. Mais, à ce jour, aucune des personnes incriminées n’a porté plainte.
Incidemment, Kerviel nous fournit un complément d’information concernant le « 11 septembre ». Les attentats du World Trade Center, la chute des marchés étatsuniens furent accompagnés d’un phénomène étrange : « durant les jours qui avaient précédé la catastrophe, certains produits dérivés portant sur des compagnies aériennes américaines avaient connu de forts mouvements de capitaux à Wall Street. Simple hasard, rumeurs d’attentas, information de certains agents financiers liés au Moyen Orient … Comment savoir ? »
Signalons enfin que Kerviel, qui n’a fait qu’engager des sommes colossales sans rien soustraire à sa banque, fit l’objet de l’acharnement du procureur de la République et de la Garde des Sceaux Rachida Dati : alors que le juge Van Ruymbeke l’avait laissé en liberté, Jean-Claude Marin exigea une mise en détention justifiée en ces termes par Dati : « il est nécessaire aussi pour des raisons d’ordre public », l’infraction ayant « choqué les Français . » Pour sa part, Dati n'avait pas été « choquée » par le fait que la banque avait augmenté, dès 2005, les rémunérations de Kerviel en fonction d’exploits personnels qui rapportaient à l’établissement des sommes substantielles qu’il encaissait sans mot dire.
Ce qui m’a vraiment plu dans ce livre, c’est sa conclusion militante : « A partir du moment où les pratiques du trading seront connues de tous, ceux qui auront contribué à les dénoncer n’auront plus rien à craindre. Ils auront la satisfaction d’avoir contribué à la manifestation de la vérité. Des autres, je n’ai plus rien à attendre. Car comme l’a écrit Aristote, « celui qui n’est plus ton ami ne l’a jamais été ». »