Greg Lamazières. Pierre Bourthoumieux. Vie et mort d’un résistant socialiste toulousain (Préface de Pierre Mauroy). Paris : L’Harmattan, 1999.
Une fois n’est pas coutume, je rends compte ici d’un ouvrage paru il y a plus de dix ans, mais que je n’ai découvert que récemment. Pourquoi ce grand résistant toulousain et pas un autre (Raymond Naves, par exemple), tout bêtement parce que Bourthoumieux fonda une pharmacie à quelques dizaines de mètres de chez moi, tenue aujourd’hui par Claudine, sa fille (qui a épousé un de mes cousins éloignés) et Jean-Paul, l’un de ses petits-fils.
L’ouvrage en question a été rédigé par un autre de ses petits-fils, journaliste et déjà auteur d’ouvrages historiques. On pardonnera le côté un peu hagiographique de cet ouvrage, assez compréhensible, pour retenir le rendu très vivant et très précis d’une existence étonnante, admirable.
Face à son grand-père, qu’il n’a pas connu (et pour cause), le petit-fils s’est retrouvé face à un puzzle : « un militant, un père, un compagnon, un insoumis, une force de la nature. »
Tous ses faits et gestes tendirent vers un seul but : faire en sorte qu’un « monde nouveau émerge du mauvais humus des années trente, puis des cendres de la guerre.»
Lors du congrès de la SFIO de 1937, la motion Blum, aux connotations d’un marxisme qui est aussi celui de Pierre (qui a toujours œuvré pour une alliance socialistes/communistes), l’emporte. Les députés socialistes, majoritairement hostiles à cette motion, évoquent la « valeur dialectique du fascisme » et prônent le triptyque « Ordre, Autorité, Nation ». Nombre de ces députés voteront les pleins pouvoirs à Pétain deux ans plus tard. Avant cela, deux d’entre eux, Marcel Déat et Adrien Marquet auront semé bien des mauvaises graines. Maire de Bordeaux dynamique (on lui doit le stade Lescure, les abattoirs et le goudronnage des rues), Marquet défend dès 1933, lors du 30e congrès de la SFIO, « l’ordre, l’autorité et la nation ». Ainsi que Déat, il est exclu du parti, après la publication du manifeste des « néosocialistes ». Tout deux fonderont le Parti socialiste de France. Marquet sera nommé ministre d’État par Pétain en juin 1940. Pendant l’Occupation, il n’aura aucun mot de sympathie pour les juifs bordelais et ne dénoncera pas les rafles dans sa ville (1700 déportés dont 225 enfants).
Le 2 novembre 1934, Bouthoumieux est sur le quai de la gare de Cahors, au titre de délégué des amis de l’URSS pour les célébrations officielles du 17e anniversaire de la révolution d’Octobre. En 1938, il écrit : « Je me refuse à tout excès, qu’il soit d’admiration ou de réprobation totale. »
En 1934, il ouvre sa pharmacie, avenue de Muret, juste en face du Bijou, un café encore présent aujourd’hui. Sa conception de la santé publique détonne quelque peu : « En régime socialiste, les soins médicaux et pharmaceutiques ne constituent plus une charge pour les travailleurs. Un socialiste ne pose pas le problème des prix des produits pharmaceutiques. Il recherche les moyens de les supprimer, […] non pas en se plaçant sur le terrain économique mais tout simplement sur le terrain moral. »
S’efforçant d’introduire la pratique marxiste dans le commerce, il fonde, pour les ouvriers de l’usine chimique L’Onia (Office national industriel de l’azote, entreprise d’État, future AZF), une coopérative de produits alimentaires. Il fonde également un club de basket dans le quartier de la Croix de Pierre.
En, 1935, il est élu au conseil municipal de Cahors – sa ville de naissance, tenu par des radicaux, rouges à l’extérieur et blancs à l’intérieur.
Le 10 janvier 1936, la SFIO, le PC et le parti radical, sous l’impulsion de deux jeunes pousses particulièrement brillantes, Jean Zay et Pierre Mendès-France, signent le programme de rassemblement populaire. Lorsque le Front populaire remporte la victoire aux législatives, Anatole de Monzie, grande figure du radicalisme du Lot, est scandalisé : « C’est là un complot de fonctionnaires et de cultivateurs que la politique des décrets-lois avait réconciliés ». Lui aussi votera les pleins pouvoirs à Pétain. Cet ami d’Otto Abetz et de Darquier de Pellepoix, le Commissaire aux questions juives, devra quitter la mairie des Cahors en 1942.
Dans le Lot, le parti radical est tenu par le député Louis-Jean Malvy, grand-père de l’actuel président socialiste de la région Midi-Pyrénées (décidément, les générations spontanées sont rares, en politique comme ailleurs). Lors de la guerre civile espagnole, Malvy prend la tête « d’un puissant lobby franquiste ». Il souhaite la victoire des militaires espagnols en qui il voit de « vrais républicains épris d’ordre ». La devise de son fils Charles, également homme politique radical, est « Ordre, Travail et Propriété ». Lors des élections cantonales de 1937, Malvy l’emporte de justesse face à Bouthoumieux, grâce aux voix de l’extrême droite du Parti social français.
À la même époque, Madeleine, la femme de Bourthoumieux, meurt d’un cancer. Pierre est veuf à trente ans.
Pour sauver l’Espagne républicaine – le gouvernement de Front populaire se refusant à armer réellement les combattants républicains – Bourthoumieux a une solution toute simple : le maintien de relations commerciales renforcées avec le gouvernement de la République. On ne saura jamais – si cette politique avait été mise en œuvre – si la face du monde en eût été changée !
Face à la menace hitlérienne, Bourthoumieux oublie progressivement son pacifisme. Il combat ceux pour qui « mieux vaut Hitler que Staline », et aussi ceux pour qui « mieux vaut Hitler que la guerre ».
À 31 ans, Pierre est mobilisé près de Verdun, dans une ambulance de chirurgie lourde. Blessé, il est évacué vers Poitiers, puis Toulouse. Il a le plaisir d’apprendre que le socialiste toulousain Vincent Auriol compte parmi les 35 députés socialistes qui n’ont pas voté pour la Révolution nationale. Il fréquente Silvio Trentin, cette extraordinaire figure de l’émigration politique italienne, dont la librairie, rue du Languedoc à Toulouse, sera le berceau de la résistance locale.
Pour ce qui la concerne, La Dépêche du Midi des frères Sarrault s’est ralliée à Pétain.
Pierre entre en résistance. Pour balayer la Révolution nationale, pour ne pas retomber dans les ornières de la démocratie bourgeoisie, « pour ne pas faire du neuf avec du vieux, mais du neuf, du vrai neuf ! »
Il prend le nom de Bonnard, un personnage d’Anatole France. Le pouvoir vichyste ne mégote pas : il lance 2000 policiers toulousains contre les résistants.
En mars 1944, Bourthoumieux doit retrouver à Lyon d’autres résistants socialistes. Parmi eux, le futur historien et avocat Henri Noguères, chef du réseau Franc-tireur pour la région de Montpellier. Parmi eux, également, Gaston Deferre et Daniel Mayer. La police de Barbie a tendu un piège dans lequel tombe le résistant toulousain. Il sera longuement interrogé, torturé, mais ne lâchera aucun nom, répétant inlassablement qu’il est à Lyon en tant que représentant d’un journal féminin.
En juillet 44, la Gestapo cesse de l’interroger. Son dossier est classé mais Pierre n’est pas libéré. Il est transféré à Compiègne, puis au camp de Neungamme, près de Hambourg. Un camp d’extermination par le travail. Pierre résiste aussi longtemps qu’il le peut. Il pèse 38 kilos. Pour les Allemands, la débâcle implique d’effacer un maximum de traces de la barbarie.
Lamazères raconte la mort de son grand-père, brûlé vif dans une grange à fourrage avec 1015 autres camarades. 717 martyrs ne pourront pas être identifiés.
D’autres prisonniers mourront noyés, dans une eau à 8°, au large de Lübeck.
Lorsque Pierre meurt, Toulouse était libérée depuis neuf mois.
Le 5 mai 1955, le maire de Toulouse Raymond Badiou, lui-même grand résistant socialiste (père du philosophe Alain Badiou), inaugure une rue Bouthoumieux dans le quartier de la Croix-de-Pierre.