David Foenkinos. Les souvenirs. Gallimard, Paris : 2011.
Raymond Aron disait de Giscard qu’il ne savait pas que l’histoire était tragique. Je suis persuadé que David Foenkinos est, pour
sa part, très conscient de cette dimension métaphysique de nos existences, l’écriture étant pour lui le moyen de reconnaître et d’évacuer cette lourdeur.
Comme nombre de ses écrits, mais cette fois-ci avec beaucoup de gravité, Les souvenirs mêle le tragique et le presque comique, l’acidulé et le doux, la nostalgie du passé et l’avenir sur lequel on n’a pas vraiment prise. Ce roman illustre à merveille la théorie de Roland Barthes selon laquelle le monde n’a été créé que pour se réaliser dans une œuvre de fiction. Pour prendre corps, les existences que met en scène Foenkinos passent obligatoirement par la médiation du romanesque, par les ressources de la fiction. Alors, dans une histoire dominée par Eros et Thanatos, sous le signe de cette formidable injonction de Kawabata : « La mort donne l’obligation d’aimer », le narrateur adolescent donne son premier baiser d’amour dans un cimetière, le jeune homme se marie quand ses parents se séparent et il divorce quand ses parents se retrouvent. La vie ne prend son sens qu’à coups de coïncidences peu réalistes et de rencontres miraculeuses. Elle est structurée par des épisodes a priori peu crédibles (coller des affiches comme pour un chat perdu lorsqu’une grand-mère disparaît de sa maison de retraite, il fallait l’oser !), elle est agencée par un destin d’autant plus fou qu’il pousse le personnage à se construire, à exister.
Foenkinos n’est sûrement pas un romancier engagé au sens où il nous offrirait une vision critique, pour ne pas dire programmatique de notre société. Mais la puissance de sa nostalgie ne l’empêche pas de connaître les causes et les conséquences de l’injustice. Une brève réflexion sur la crise de 1929 qui contraint sa grand-mère à arrêter l’école, à achever son enfance, nous plonge dans notre présent de misère organisée : « Avec la crise, chacun serait contraint de se débrouiller comme il le pourrait, de tenter d’obtenir gratuitement ce qu’il payait avant. » Et puis, il y a cette évocation terrible de la canicule de 2003, 15000 morts qui n’avaient pas amené le ministre de la Santé, aujourd’hui recyclé comme président de la Croix-Rouge, à abréger ses vacances : « Nos vieux allaient arrêter de se faire discrets, envahissant subitement les morgues. »
Mais là où David Foenkinos excelle, c’est dans sa description de l’implacabilité du temps sur nos existences, sur celles des personnes âgées au premier chef. La « ligne de démarcation » (sinistre expression !) de la véritable vieillesse c’est quand, dans le regard de l’autre, on n’est plus une personne mais « un poids ». Ce poids, on s’en débarrasse en le confiant à une maison de retraite*, là ou la grand-mère du narrateur va se rendre avec quelques effets légers, comme si elle partait en week-end. Et pourtant, les anciens sont capables de créer de l’espace-temps, en se réfugiant dans les souvenirs, en repensant aux endroits où ils ont été heureux. C’est alors qu’ils fuient le présent pour « retrouver la beauté ». Cette beauté, ce sont (Foenkinos cite Marcello Mastroianni) nos souvenirs, « une espèce de point d’arrivée, la seule chose qui nous appartient vraiment. » Nos souvenirs comme un « écho de notre avenir ».
Foenkinos explique que pour comprendre ce qu’est une personne âgée, il faut la regarder, la re-connaître, pour la considérer, non comme une figurante encombrante, mais comme une personne qui a eu une vie, donc qui fut jeune. Ce qui accélère le grand vieillissement, c’est l’infantilisation, lorsque, par exemple, une nonagénaire parfaitement lucide reçoit son argent de poche de son fils. Alors la dépendante ne craint plus la mort, elle a simplement peur qu’elle ne vienne pas.
Il convient d’établir un parallèle entre la situation de la grand-mère du narrateur, dans le cocon de sa maison de retraite, et la sienne comme veilleur de nuit dans un hôtel. Tous deux sont dans le ventre de la baleine, à l’écart de la vraie vie et « bloqués dans l’âge des choses immobiles ».
Accédant au statut de retraité, les parents du narrateur sont eux aussi frappés dans la « brutalité du morne », par manque d’énergie de « créer l’illusion ».
Comme ailleurs dans son œuvre, Foenkinos utilise un artifice littéraire qui lui permet d’offrir une version, peut-être pas, supérieure de lui-même, mais différente, à mi-chemin entre son narrateur et sa propre personne. Par des notes infrapaginales (comme si nous étions dans un texte de diction), et surtout par de courtes intrusions décalées (en italiques) par rapport au récit proprement dit où s’affirme une autorité plus forte que celle du récit proprement dit, du mentir-vrai, du make believe. On rencontre ce procédé dans de grands romans anglais du XVIIIe siècle quand il y a, comme en régie, une instance qui a prééminence sur toutes les voix. C’est dans une de ces digressions que l’on trouve la clé de la démarche de David Foenkinos dans ce roman. Il cite Modiano (grand spécialiste de la nostalgie et des souvenirs) citant René Char : « Vivre, c’est s’obstiner à achever un souvenir. », avant de laisser la parole à l’auteur de Livret de famille : « Je n’avais que vingt ans, mais ma mémoire précédait ma naissance. » Si l’on joue quelque peu avec le sémantisme du verbe « achever » utilisé par Char en lui donnant, non pas ses sens français immédiats (mener à bonne fin ou donner le coup de grâce), mais le sens anglais de réaliser*, alors la très belle proposition de Modiano explique comment la voix d’autorité du livre parvient à dominer l’étrange folie, le capharnaüm de la mémoire du protagoniste (Foenkinos est encore suffisamment jeune pour avoir des souvenirs très vivaces de son passé). Nous sommes effectivement constitués par une archéologie collective de nos souvenirs. À nous de nous en extirper. L’auteur y parvient magistralement dans l’excipit de son ouvrage par lequel il annonce qu’il va écrire ce que nous venons de lire : « Tout est venu d’une manière organisée dans ma tête, et je me souviens d’avoir pensé : c’est le moment. » Malraux avait raison : l’art est un anti-destin.
Sur le blog de David Foenkinos, une Laetitia lui « souhaite une belle route pour la suite ». Assurément. Une belle route pour lui, et pour nous, grâce à lui, vers la mort…
*Note infrapaginale à la Foenkinos : la durée de vie moyenne en maison de retraites est d’une vingtaine de mois. Le ratio hommes/femmes est de 1 pour 18
**Je me permets ceci car Foenkinos, dont la langue est si précise, élégante et fonctionnelle, utilise certains mots dans leur sens anglais (dévaster, opportunité).