Depuis Étiemble, donc depuis les années soixante, on désigne l'ensemble des phénomènes de contact entre le français et le sabir « anglo-américain » sous le nom de « franglais ». Le quatrième de couverture de son livre Parlez-vous franglais ? exposait sa thèse de la manière suivante :
« Les Français passent pour cocardiers ; je ne le crois pas indignes de leur légende. Comment alors se fait-il qu'en moins de vingt ans (1945-1963) ils aient saboté avec entêtement et soient aujourd'hui sur le point de ruiner ce qui reste leur meilleur titre à la prétention qu'ils affichent : le Français. Hier encore langue universelle de l'homme blanc cultivé, le Français de nos concitoyens n'est plus qu'un sabir, honteux de son illustre passé. Pourquoi parlons-nous franglais ? Tout le monde est coupable : la presse et les Marie-Chantal [personnage de jeune femme snob inventé par le danseur mondain Jacques Chazot dans les années cinquante], la radio et l'armée, le gouvernement et la publicité, la grande politique et les intérêts les plus vils. Pouvons-nous guérir de cette épidémie ? Si le ridicule tuait encore, je dirais oui. Mais il faudra d'autres recours, d'autres secours. Faute de quoi, nos cocardiers auront belle mine : mine de cocardiers, l'œil au beurre noir, tuméfiés, groggy, comme disent nos franglaisants, K.O. Alors, moi, je refuse de dire O.K. »
Ces phénomènes sont complexes et l’on ne saurait les réduire à une simple invasion du français par des termes anglais. Un terme franglais a sa propre vie à l'intérieur du français. Il occupe un territoire sémantique qui n'est pas forcément identique à celui occupé dans la langue d'origine, et il provoque une altération du système français. Par exemple les substantifs parking ou smoking, qui n’existent pas en anglais. Une autre acception du terme « franglais » sera l'utilisation dans l'univers sémiotique français de termes anglais adaptés selon un système français. Exemples : Quiz Desperate Houswives. Les connaissez-vous vraiment ?ou les salons de coiffure Planète Hair ou Tiff’ Annie.
On ne saurait sous-estimer l'importance profonde du sabir dans les secteurs modernes et dynamiques de la société française. Depuis au moins quarante ans, des entreprises privéesfrançaises, installées sur le sol français, utilisent l'anglais comme langue de communication interne. Des séminaires d'entreprise tenus en France avec des participants en majorité français se déroulent en anglais. Des colloques universitaires de grammaire ou de linguistique française peuvent se tenir en France dans un anglais approximatif, mais audible, pense-t-on, par la communauté scientifique internationale. Cela dit, si la France a réagi à la pénétration du sabir avec plus de vigueur que d'autres pays, c'est parce qu'elle n'a pas« admis » que la connaissance de l'anglais était instrumentale. Dans les faits, apprendre une langue c'est s'intégrer, ce n'est pas simplement posséder un outil neutre. Un bon exemple de cette intégration, du mimétisme obligatoire serait le titre d'un manuel bien connu : Imagine You're English. Paradoxalement, les Anglais d'Angleterre sont peut-être moins américanisés, dans ce domaine, que les Français. Lorsqu'un Anglais regarde un feuilleton américain en version originale, il perçoit peu ou prou ce qu'un Français ressent à l'écoute d'un Québécois : il comprend, mais il sait qu'il a affaire à une autre langue, plus exactement à un patois. Lorsqu'un Français regarde 24 heures, doublé par des voix familières, il ne peut que très difficilement avoir conscience de l'étrangeté du produit d'origine. Une solution moyenne est celle des pays d'Europe du Nord qui présentent la plupart des feuilletons nord-américains en version originale sous-titrée. Mais qu’en retiennent les enfants ? Aujourd’hui, deux petits exemples qui n’ont l’ air de rien, mais qui procèdent, à leur manière, de l’ aliénation linguistique. Soit le dialogue suivant dans un feuilleton anglais ou américain, doublé en français :
- J’ai rencontré John, il s’est approché de moi de manière menaçante…
- Et ?...
- Il a sorti une arme.
Ce « et » est le calque tout simple de l’anglais and. En français « normal », on dirait plutôt « et alors », « et puis » ou, dans d’autres contextes, « mais encore », « dis-moi tout ».
Autre exemple relevé très fréquemment dans les feuilletons (pardon : les séries – de l’ anglais series ; ah, les séries d'Alexandre Dumas !) anglo-américaines : un jeune adulte expose son projet de vie :
- J’aimerais avoir une famille.
Il calque servilement I’d like to have a family. Un Français demandera à un autre « Avez-vous des enfants ? » quand un Anglais demandera « Do you have any family ? » Pour informer qu’ elle est enceinte, une Anglaise pourra dire, en maniant l’ironie, « I am in the family way ». Donc, dans notre feuilleton, il serait préférable d’entendre, soit « J’aimerais fonder une famille », soit « J’aimerais avoir des enfants ».
Un correspondant trouva ma présentation caricaturale : Tout comme le discours de Claude Hagège, ce que vous dites est franchement caricatural. Que vous le vouliez ou non, il y aura forcément des mélanges de langues. Et ce n'est pas une tare. Les communautés immigrées importent forcément des bribes de lexique venant de leur langue natale. Prétendre qu'il y a une "invasion" de l'anglais dans la langue française est totalement infondé. Je suis en contact avec de nombreuses personnes dans mon travail, notamment des chefs d'entreprise, des responsables institutionnels, etc. Je n'ai jamais assisté à une seule réunion où l'anglais était de mise et je n'ai jamais eu affaire à la moindre personne parlant le "franglais", que j'estime être simplement une sorte de fantasme identitaire (fortement relayé par Claude Hagège notamment, qui voue une argumentation d'ordre plus passionnel que linguistique à la langue française). Et généralement, on ne parle pas des dégâts qu'ont réalisés les colons dans les anciens territoires français, où ils ont, par leur action "civilisatrice", tué bon nombre de langues, dont quelques-unes subsistent péniblement. Ce qui est assez drôle, en outre, c'est que le lexique anglais contient plus de 50% de mots français (c'est vrai, la globalité dudit lexique est très vaste). N'est-ce pas paradoxal de jouer les vierges effarouchées en constatant ce supposé envahissement de l'anglais dans les sphères économiques (et, je persiste, cela reste limité) ?
Par ailleurs, dans un des derniers ouvrages de Hagège (Combat pour le français), celui-ci écrivait d'ailleurs avec pertinence que l'anglais n'était pas aussi international que certains osaient le prétendre. Alors, le chinois prendra-t-il sa place ? L'espagnol ? Le portugais ? Le japonais ?
Et pourquoi pas l'espéranto ?
Il n'y a pas plus de situation grave que désespérée. Surestimer l'anglais, c'est aussi sous-estimer le fait que cette langue ne se substituera pas au français, ni à l'allemand, l'italien, l'espagnol, le néerlandais, le finnois, le suédois, etc. Et je ne parle que des langues européennes. Ce genre de discours n'est en fait que le reflet de cette volonté impérialiste de montrer la prétendue supériorité linguistique du français sur l'anglais. Mais c'est d'une absurdité déconcertante. Ce n'est même pas scientifique. Vous ne voulez pas parler la langue de Bush et d'Obama ? C'est tout simplement idéologique. Et, justement, Hagège se perd dans son discours idéologique pour justifier ses théories "linguistiques".
Je suis moi-même trilingue (français, anglais, espagnol). Jamais, sauf exception très rare, je n'ai fait un seul mélange des langues (sauf pour rire avec des amis). Et si vous vous intéressez un tant soit peu à la linguistique, vous découvrirez que la diglossie n'est jamais (ou rarement) pratiquée chez les classes sociales moyennes ou les classes les plus défavorisées. Des études ont été faites dans ce sens (mais je ne me souviens plus les références, cela doit dater de premières études en sociolinguistique). Généralement, ce sont des personnes qui maîtrisent parfaitement les langues en question qui réalisent des mélanges linguistiques à l'intérieur d'un même discours. C'est simplement un épiphénomène. C'est infime. »
Un autre en appela à Leibniz. Le philosophe allemand Leibniz a écrit des choses intéressantes sur ces problèmes de langues, les unes au contact des autres. A son époque, certains Allemands avaient peur que trop de français envahisse l'allemand. Pour Leibniz, tant qu'une langue s'enrichit de l'apport d'une autre, ce n'est pas grave. Ce qui devient (deviendrait) très préoccupant, c'est quand une langue remplace une autre langue. Je comprends donc parfaitement la peur de certains, quand jusque sur le lieu du travail (en France par exemple), on se met à parler une autre langue (l'anglais par exemple). (La langue des maîtres bien entendu).
Un autre problème est celui de la communication internationale. Ce même Leibniz était partisan d'une langue inventée à cet usage. Depuis, de nombreux projets ont vu le jour.
Et depuis plus de 120 ans, la langue internationale espéranto joue très bien son rôle. Disons, pour parler court à un public français que, malgré son âge, l'espéranto est encore un peu en avance pour la communication contemporaine. Actuellement le rapport des forces nous impose l'anglais pour jouer ce rôle. Mais attention : l'histoire continue (heureusement) et je pense que l'espéranto d'ici quelques années, en jouant ce rôle de communication entre les peuples, préservera bien mieux toutes les langues. On parle de la préservation de la biodiversité mais il faut aussi préserver la diversité des langues, et des cultures.
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Je [BG] signale en préambule qu’ il y a une différence manifeste entre Claude Hagège et moi : il est un (très grand) linguiste alors que je suis, j’ ai été, un simple professeur de langues. Comme d’autres, j’ observe, j’ouvre les yeux et les oreilles. Et si l’on pointe du doigt un impérialisme culturel, celui des États-Unis en l’occurrence (souvenons-nous des accords Blum-Byrnes de 1946 – par lesquels les salles de cinéma françaises devaient être ouvertes aux films américains trois semaine sur quatre, merveilleux média permettant de diffuser de l’ idéologie, une conception du monde), on devient une « vierge effarouchée ». Je note enfin que ne pas vouloir parler la langue de Bush « est tout simplement idéologique ». Je la parle et il m’arrive même de l’écrire (mieux que Bush, ce qui n’est pas un exploit).
Durant ma vie, j’ai été placé, pendant de longues années, en situation de contact linguistique. Enfant, dans la cour de l’école primaire, j’entendais parler polonais et ch’ ti. La premièrelangue est restée pour moi à jamais mystérieuse, en revanche j’ai longtemps parlé le patois du Nord et je le comprends toujours. Bien que tout jeune, il ne m’ avait pas échappé que, dès que nous rentrions en salle de classe, l’utilisation d’ un français le plus pur possible s’imposait. J’ai vite compris qu’il y avait la langue des maîtres d’école et celles des ouvriers. Plus tard, en Afrique de l’Ouest, j’ai vécu dans un pays où, en plus du français (et de l’ arabe utilisé par certains libanais), il se parlait une soixantaine de langues maternelles, plus une langue véhiculaire, le dioula, que j’ ai un peu apprise. Il eût fallu être sourd et aveugle pour ne pas reconnaître que le français (y compris dans sa variante populaire) jouissait d’un statut supérieur. Non, comme me l’impute mon correspondant, à cause de sa « supériorité linguistique », mais à cause de son statut politique, économique et culturel.
Mon correspondant déplace tous les problèmes. L’aliénation linguistique, telle que l’ a théorisée Henri Gobard, ne consiste pas à dire football, datcha, baraka ou farniente. Dans ce cas, on sait que l’on utilise un emprunt. L’aliénation consiste, presque toujours inconsciemment, à utiliser un mot, une expression française dans le sens qu’ il ou elle a en anglais. On pense alors dans la langue de l’autre et l’on perd quelque chose en route. La langue et la pensée de l’autre deviennent alors « naturelles », comme il était naturel, lorsque j’étais gosse, que les jeunes téléspectateurs français se farcissent, tous les jeudis après-midi, les 164 épisodes des aventures de Rintintin, comme s’il n’en n’existait pas d’autres, et comme si le petit garçon (Rusty, ce qui signifie rouillé en anglais !) et son chien (tous deux militaires, notons-le) étaient des universaux.
Mon correspondant n’a jamais vu utiliser l’anglais dans des réunions de travail sur le sol français. Ce genre de pratique existait déjà, il y a trente ans, chez Renault. Vers l’an 2000, Jean-Marie Messier favorisait l’anglais comme langue de communication dans les entreprises qu’il dirigeait. En 2004, Jean-Claude Trichet, président de la Banque Centrale Européenne, présentait en anglais la politique de cet établissement devant le Parlement européen de Strasbourg. Après avoir pris ses fonctions, il avait déclaré « I am not a Frenchman ». En 2007, Christine Lagarde (« The Guard », comme disent ceux qui la raillent) communiqua, un temps, en anglais avec ses services du ministère. Un des exemples les plus insensés (toujours l’aliénation) auquel il m’ a été donné d’ assister récemment est celui d’une réunion de linguistes spécialistes de sémantique et grammaire françaises dissertant sur le passif, savamment mais en anglais, ou plus exactement dans un anglais grotesque. Le spectacle était pitoyable. Les neuf dixièmes de ces chercheurs étaient francophones. Ils pensaient ainsi – être audibles à l’ international (comme on dit) et faire plaisir aux chercheurs d’outre-Atlantique. Ce faisant, ils se bridaient et appauvrissaient volontairement, en la tordant, leur pensée. Les deux ou trois anglophones présents buvaient du petit lait...
Mon correspondant a parfaitement raison de relever qu’environ 50% des vocables de la langue anglaise sont d’ origine française. Évidemment, puisque le français fut, pour un temps, la langue de l’aristocratie anglaise. Il sait aussi que, lorsqu’ un anglophone veut exprimer le concept de liberté, il dispose de deux mots (freedom et liberty) et que, spontanément, il utilise neuf fois sur dix le premier. Liberty sonne étranger, presque efféminé, disait Orwell. À l’intérieur d’une même langue, tous les mots ne sont pas égaux. C’est pourquoi – un exemple entre mille – le mot bourgeoisie et l’expression middle class n’ ont pas exactement le même sens en anglais (idem : proletariat et lower classes). Ce qui revient à dire que parler de « classes moyennes » en français est très connoté. À propos de lower classes, on peut se réjouir que l’ expression « classes inférieures » n'ait pas pris en français.