Lors de la soirée du réveillon, je me trouvais parmi une vingtaine de personnes, d’origines socio-culturelles et géographiques multiples et variées. Lorsque les 12 coups de minuit ont sonné, tous, spontanément, individuellement ou en groupe, nous nous sommes écriés : « bonne année ». Ca n’a pas raté : quelques heures plus tard, nous reçûmes des SMS collectifs commençant par « Belle année ».
Cette ineptie vient des snobinards des médias radio et télévisuels qui cherchent à nous imposer, depuis une dizaine d’années maintenant, l’utilisation de beau à la place de bon, comme dans bel après-midi, belle soirée, belle nuit.
Je me suis exprimé à ce sujet il y a exactement un an. Comme cette période de fêtes m’encourage à un certain relâchement, je vais reprendre des éléments de ce que j’avais alors écrit.
Le linguiste Benveniste a magistralement établi le rapport qui m’unit à ma langue et à mon milieu. Le problème est que ce rapport saute quand je domine mal la langue dans laquelle je m’exprime, langue maternelle ou étrangère.
Maurice Merleau-Ponty avait établi un principe phénoménologique très simple : « L’esprit du langage ne tient pas que de soi ». Je ne peux parler et recevoir qu’un langage que je comprends déjà et qui existait avant moi. En d’autres termes, ma parole accomplit ma pensée déjà constituée. Merleau-Ponty disait que la parole parlée était antérieure à la parole parlante. Je ne suis jamais le premier à dire quelque chose. Mes paroles surgissent dans un monde où le langage travaillait avant moi. Lorsque je souhaite à quelqu’un la « bonne année », il y a dans « bonne » bien d’autres choses que dans « cette soupe est bonne ». Il y a deux mille ans d’histoire, de vie sociale, de rites. Lorsque je souhaite à quelqu’un qui part en vacances un « bel été », je lui souhaite autre chose qu’un « bon été ». En parlant, je nomme le monde et je le transforme. Je donne une forme à un monde déjà constitué.
Les seigneurs (saigneurs?) des médias ne font plus la différence entre bonne journée et belle journée. Si l’on me souhaite une « bonne » journée, il me revient de faire en sorte que cette journée soit bonne, que je la prenne bien en main. Si l’on me souhaite une « belle » journée, je m’en remets à la Providence, je ne suis responsable de rien. Quoi que je fasse, cette journée sera belle … ou pas. De même, on espère qu’il fera « beau » temps, et non « bon » temps. Un sportif réalisera un « bon » temps, pour lui ou dans l’absolu, et une « belle » performance, à nos yeux. Et puis, le matin, on se salue par un « bonjour » et non un « beau jour » !
Le glissement de « bonne » journée à « belle » journée témoigne de notre effacement en tant que sujet, du fait que nous sommes de plus en plus gouvernés dans nos vies et dans nos esprits par des forces qui nous sont supérieures, par la Divine Providence de l’ordre impérial qui dit rarement son nom.
Traitons cette imbécillité par l’absurde : beaujour, beau sang, du beau pain, c’est si beau (de partir n’importe où, bras dessus bras dessous, en chantant des chansons), beau pour le service, belles vacances, bel anniversaire, beau rétablissement, beau débarras, beau pour la santé, la balle est belle, de belle heure, beau à rien, si beau vous semble, beau à savoir, le beau numéro, les beaux comptes font les beaux amis, un beau coup de balai, un beau kilomètre, à beau chat beau rat, une belle fois pour toutes, le beau vieux temps, bel anniversaire, bel appétit, beau courage, belle chance, à la belle franquette, de belle guerre, le beau bout, faire belle chaire, beau Samaritain, beau vivant, beau à tirer, beau Dieu, Bellaparte à Belifacio.
Lorsqu’une langue change de manière contrainte par le haut, nous sommes en pleine politique, l’idéologie se cachant à peine sans prendre de gants.
A France 2, Laurent Delahousse, Julian Brugier et Leïla Kaddour-Boudadi, pour ne citer que ces trois présentateurs vedettes, savent très bien ce qu’ils font (pardon : ce qu’iels font).
PS : au fait, et la belle santé ?