Ma mère étant 100% picarde, je le suis à 50%. Si j’ajoute, du côté de mon père, une forte ascendance boulonnaise, je suis vraiment un gars du Nord-Pas-de-Calais et de la Picardie au sens large du terme.
Je voudrais évoquer la langue picarde que je ne parle plus depuis longtemps mais que je comprends toujours assez bien.
Le mot ch’ti, ou chti, ch'timi ou chtimi, a été inventé durant la Première Guerre mondiale par des soldats qui n’étaient pas du nord de la France pour désigner leurs camarades provenant du Nord Pas-de-Calais et de Picardie. C’est une onomatopée inspirée par le phonème /ʃ/ (ch-) et la séquence très fréquente /ʃti/ (chti) en picard : « chti » signifie celui et s'entend dans des phrases comme « ch'est chti qu'a fait cha » (c’est celui qui a fait cela) ou « ch'est chti qui féjot toudis à s'mote » (c’est celui qui fait tout à sa façon). Chti ne signifie en aucun cas « petit » (tchiot) et n'a rien à voir avec l’ancien français chtif qui vient du latin captivum.
Ch’picard, comme on dit là-haut, est une langue romane parlée dans ce que depuis la malheureuse réforme de François Hollande – mais c’est un autre débat – on appelle les Hauts-de-France, ainsi que dans la province de Hainaut, en Belgique. Le picard appartient à l’ensemble de la langue d’oïl. En Picardie (Aisne, Oise et Somme), on utilise la dénomination picard, tandis que dans les départements du Nord et du Pas-de-Calais, on parle de ch’ti ou ch’timi. Et pour compliquer le tout, dans la région de Valenciennes, on utilise le terme rouchi. Á noter qu’il existe des textes anciens écrits en rouchi, comme la Chronique des Flandres (XIVe siècle) et le Mirouer des simples ames anienties et qui seulement demourent en vouloir et desir d’amour (Miroir des âmes simples et anéanties) de Marguerite Porête (1290). Marguerite fut brûlée en 1310 en place de Grève, son livre à la main, les autorités ecclésiastiques estimant que l’œuvre était « une démarche qui se passe de l’Église comme institution, qui relativise les sacrements et rejette la morale. »
Il ne faut pas confondre le dialecte picard tel qu’il est encore parlé avec le picard dans l’histoire de la littérature française. Nous avons ici à faire à un ensemble de variétés utilisées à l’écrit avant l’an 1000. Dès le XIIIe siècle, on a conscience de parler picard à Lille. Vers 1283, Jean Roisin, clerc de ville à Lille, publie le livre Roisin, un serment juridique à prononcer sur les reliques. Il y est précisé : « Et s'il fust aucuns qui devant eschevins plaidast et ne seuist riens dou langage pikart, si doit-il y estre rechus à son sierment faire par le langage que il mius set. »
Lorsque j’étais enfant, il y avait, dans les familles, un non-dit autour du picard. Au lieu d’être considéré comme une vraie langue (pour la plupart des linguistes, il y a langue quand il y a grammaire), cet idiome était vécu comme un patois. Dans la cour de mon école primaire, on s’insultait en picard mais quand la fin de la récréation avait été sifflée, on utilisait obligatoirement de nouveau le français. Jamais ma mère – et mon père encore moins – ne m’auraient dit trois mots en picard. Tous deux instituteurs, ils se vivaient comme des missionnaires de l’Instruction publique (dont la devise est depuis 1932 : « L’éducation est une affaire d’intérêt public »), l'un de ses rôles étant de répandre l’usage du français, en particulier dans les villes ouvrières et dans les campagnes. Concernant le patois, j’ai plaisir à citer la sociolinguiste Henriette Walter (qui parlait le français à la maison, l’italien dans son école en Tunisie, et qui comprenait l’arabe et le maltais) : « Le terme de patois en est arrivé progressivement à évoquer dans l'esprit des gens l'idée trop souvent répétée d'un langage rudimentaire […]. Nous voilà loin de la définition des linguistes, pour qui un patois (roman) est au départ l'une des formes prises par le latin parlé dans une région donnée, sans y attacher le moindre jugement de valeur : un patois, c'est une langue. » Bref, qu’il soit d’Hénin-Beaumont, de Boulogne ou de Beauvais, le picard est une langue, dans toutes se variétés, un Héninois n’ayant aucune difficulté à converser avec un Beauvaisien.
Mais cette langue est « sérieusement en danger », comme l’a déterminé l’UNESCO, qui a également montré du doigt le gallo, le poitevin, le champenois, le breton ou, à un degré moindre, le catalan (ce dernier demeurant très vivace en Espagne). Á noter que, dans le monde, une langue meurt toutes les deux semaines et que 90% des langues vont probablement disparaître d’ici une centaine d’années.
Outre-Quiévrain, on réagit. La Communauté française de Belgique (4,8 millions de francophones) a reconnu officiellement le picard comme langue régionale à part entière, au côté du wallon, du champenois, du francique (la langue de Charlemagne) et du gaumais (variété du lorrain).
En 2021, le ministère de l’Éducation nationale a inscrit le picard parmi les langues régionales pouvant être enseignées à l’école, au collège et au lycée dans les Académies d’Amiens et de Lille. Le linguiste Bernard Cerquiglini, directeur de l’Institut national de la langue française, gardien de la langue française, défendant son évolution, voire sa simplification, tirait alors une sonnette d’alarme : « L’écart n’a cessé de se creuser entre le français et les variétés de la langue d’oïl, que l’on ne saurait considérer aujourd’hui comme des « dialectes du français ; franc-comtois, wallon, picard, normand, gallo, poitevin-saintongeais, bourguignon-morvandiau doivent être retenues parmi les langues régionales de la France ; on les qualifiera dès lors de langues d’oïl.
D’accord, mais le picard, langue ou dialecte ? On marche sur des œufs car les linguistes ne sont pas unanimes. Je suivrai ici mon vieil ami Louis-Jean Calvet pour qui un dialecte est un sous-ensemble géographique de variétés linguistiques présentant certains traits propres qui le caractérisent parmi les autres éléments de la même langue (lire son séminal Linguistique et colonialisme, Petit traité de glottophagie). Pour Calvet, la langue de l’autre est dénigrée, celle du colonisateur étant valorisée. Et il étend la notion des colonialismes à la constitution de la France métropolitaine selon des mécanismes de nature coloniale, pour ce qui nous concerne ici, l’expansion du royaume de France au détriment des cultures et langues régionales.
Comme toutes les langues, le picard sera un combat. Il sera effet être refoulé jusque sur les bords de l’Oise, si bien qu’au XIVe siècle, il sera compris, après divers avatars, à Amiens, dans le Ponthieu, le Boulonnais, le Vimeu, le Marquenterre, le Santerre, le Vermandois, la Thiérache, la région de Calais, celle de Tournais, l’Artois, la région de Thérouanne, celle de Laon, celle de Senlis, celle de Soissons et celle de Crépy-en-Valois.
à suivre